Se faire son histoire dans la longue histoire de la psychiatrie

Auteur : Olivier Croufer, Clémence Mercier, Julien Vanderhaeghen, animateurs.trice au Centre Franco Basaglia

Résumé : Qu’est-ce qu’il s’agit de rencontrer, de comprendre et de penser dans nos rapports actuels à la folie-l’aliénation-maladie mentale-trouble psychique ? Nous proposons de se construire des histoires pour tenter de s’y sentir plus au clair. Progressivement, sans dire trop vite ce dont il s’agit de faire, en cherchant un peu. En cherchant à se faire des points de vue dans l’histoire de la psychiatrie à partir des savoirs, des espaces, des pratiques, des récits qu’elle a mobilisés.

 Temps de lecture : 75 minutes

De tout temps, des personnes souffrent de problèmes de santé mentale ? Oui, certainement, et en même temps la réponse rigoureuse à cette question est clairement non. Ce paradoxe embarrassant a été le point de départ d’un ensemble d’ateliers de partage et d’analyse que le Centre Franco Basaglia organisa en 2024 à l’occasion des 40 ans des Expériences du Cheval Bleu. Ces expériences, des lieux et des dispositifs opérants, situés dans la ville de Liège, n’ont eu de cesse au cours de leur histoire d’hésiter sur cette formule « personnes qui souffrent de problèmes de santé mentale ». On sent vite toutes les conséquences de ces hésitations, car si ce n’est pas tout à fait des « personnes qui souffrent de problèmes de santé mentale » dont il s’agit de se préoccuper, ou pas complètement, ou peut-être même pas du tout, les implications pratiques sont phénoménales. Si ce n’est pas de « cela » dont il s’agit, les pratiques deviennent toutes différentes, nous ne mobilisons pas les mêmes savoirs, et finalement les expériences en deviennent toutes autres.

Plutôt que d’aller trop rapidement à la désignation de quelque chose, nous nous étions dit lors de ces ateliers de partage et d’analyse que nous nous sentions à des titres divers concernés par cette constellation d’appellations reliant, au fil du temps, folie / maladie mentale / insensé / problème de santé mentale / aliéné / etc. Nous étions concernés par cela, directement impliqués par cela, ou dans l’entourage de cela, c’est-à-dire aussi parfois pas vraiment raccord avec cela. Pour ne pas nommer trop vite, et paradoxalement pour permettre à chacune et chacune sa parole, c’est-à-dire aussi une parole qui cherche son chemin dans ce qui est normalement désigné, nous avons préféré parler tout un temps de « ce dont il s’agit » pour ouvrir personnellement et collectivement une sorte de redécouverte de notre présence dans cette constellation folie / maladie mentale / insensé / problème de santé mentale / aliéné / etc.

Rien de tel que l’histoire pour redécouvrir le sens et l’actualité de notre présence au monde. L’histoire, et avant tout son histoire, celle qu’on se raconte et qu’on raconte aux autres, ouvre la distance du temps, un bol d’air et un souffle, sur ce qui s’est prolongé et ce qui a varié. Se mettre dans le temps de l’histoire, c’est s’offrir un temps de repos, des moments où le temps peut se déposer. Prise dans les urgences de nos actualités, notre époque en a fondamentalement besoin. Les ateliers que nous avions proposés ont mêlé l’histoire longue, celle qui dépasse la durée de sa propre vie, et les histoires personnelles que les participantes et les participants avaient vécues. Ici, du fait du texte, ce ne sera pas possible d’y inclure les histoires du lecteur et de la lectrice. Ce sera à chacune et chacun de se permettre cet exercice. Quant aux continuités et variations du temps long que nous proposons dans ce texte, elles n’ont aucune prétention à déployer à fond « ce dont il s’agit ».  Ce sont des jalons partiels, comme ces bornes frontière que l’on découvre parfois dans nos forêts et dont on ne peut saisir les limites qu’elles signifiaient qu’en racontant à son propos l’histoire, ou des histoires. Ces jalons sont là pour permettre de tisser – alentour – des histoires sur ce dont il s’agissait alors, sur ce dont il s’agit encore aujourd’hui, sur ce que nous avons heureusement ou malheureusement abandonné.

Ce texte peut être lu du début à la fin, cette lecture tient la route. Il n’est peut-être pas inutile de préciser que la présentation en jalons a été un principe d’écriture. Chaque morceau est comme un fragment à partir duquel la lectrice et le lecteur peuvent tenter de tisser ce dont il s’agit. Une lecture possible est de voyager parmi ces fragments autrement que dans l’ordre du texte. Une possibilité est de travailler l’un ou l’autre de ces jalons collectivement, de les déployer ensemble dans un groupe, un atelier. Cela est d’ailleurs l’usage que nous en faisons au Centre Franco Basaglia.

Nous avons pris des jalons temporels, trois périodes. De 1800 à 1945, de 1945 à 1990 et de 1990 à aujourd’hui. Pourquoi cette découpe est à découvrir dans le texte. Plutôt que période, nous avons préféré utiliser le terme de strate, comme en géologie. À chaque période, ce sont des couches, qui viennent se superposer les unes sur les autres, chaque couche est un support de la suivante qui ne sera pas faite exactement des mêmes sédiments.

Outre ces strates, nous avons utilisé un autre découpage. Ce jalonnage est présent dans chacune des strates, et donc aussi au fil de temps : espaces / savoirs / pratiques /récits. Ici non plus, nous ne définirons pas catégoriquement le contour de ces jalons. Ils sont à découvrir dans la lecture du texte. Mais la lectrice et le lecteur peuvent s’en faire une idée – son idée – en se demandant à propos de cette constellation folie / maladie mentale / insensé / problème de santé mentale / aliéné / etc. quels sont les espaces impliqués, quels sont les savoirs mobilisés, quelles sont les pratiques qui s’institutionnalisent, quels sont les récits qu’on en a fait.

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