Hospitalité – De l’éthique individuelle à la pratique collective : la question de l’institution

Hospitalité – De l’éthique individuelle à la pratique collective

Auteur : Mathieu Bietlot, philosophe

Résumé : L’hospitalité relève-t-elle d’une disposition humaine ouverte à son prochain ou est-elle l’effet d’une injonction institutionnalisée ? L’hospitalité est-elle une affaire d’éthique individuelle ou de politique collective ? Nous partirons de ces questions qui ont accompagné l’histoire de l’hospitalité depuis l’Antiquité pour amorcer une série d’analyses sur les enjeux, les atouts, les possibilités et les difficultés de l’accueil des personnes en trouble psychique dans le milieu de vie.

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L’hospitalité antique

L’hospitalité antique[1] se décrypte dans les pratiques et les légendes des Grecs, des Celtes ou des Germains à l’époque de l’Empire romain. Ce n’est pas tant la pitié ou la bienfaisance qui la motive. Elle est inspirée par la caractère sacré de l’hôte, celui qui, venant d’ailleurs, porteur d’une différence, offre un passage entre un autre monde et celui de qui l’accueille. René Schérer a intitulé son éloge de l’hospitalité Zeus hospitalier pour en signaler le caractère sacré, divin. Celui-ci se situe du côté de l’accueilli et non de l’accueillant : Zeus est dit hospitalier non pas parce qu’il reçoit magnanimement tout le monde dans son palais mais dans la (dé)mesure où c’est lui qui est reçu par les êtres hospitaliers. Tous les visiteurs, en particulier les étrangers et les mendiants, sont des émissaires de Zeus. Dans l’Odyssée – long poème qui relate les péripéties du retour d’Ulysse après la guerre de Troie déclenchée par une entorse à l’hospitalité – Antinoos, un prétendant à la femme d’Ulysse, se fait réprimander de la sorte : « Antinoos, ce n’est pas beau : tu as frappé un pauvre errant. Imprudent ! Si c’était quelque dieu du ciel ! Semblables à des étrangers venus de loin, les dieux prennent des aspects divers et vont de ville en ville connaître, parmi les hommes, les superbes et les justes. »[2] Jésus de Nazareth tiendra des propos à peu près semblables huit siècles plus tard.

Chacun des vingt-quatre chants de cette épopée décrit des cérémonies de réception et définit l’une ou l’autre modalité de l’hospitalité antique. Au cours de ces rituels, tout invité est accueilli a priori. L’hospitalité se déroule d’abord dans l’anonymat. Sans lui poser de question ni lui demander de montrer patte blanche, on le nourrit, le lave, le fête, lui offre le repos, parfois des faveurs sensuelles. Ce n’est qu’une fois repu qu’il décline son identité et qu’une éventuelle méfiance à son égard peut se manifester, qu’on se demande s’il n’est pas dangereux ou mal intentionné. Descendant de l’Olympe et de la mythologie, des philosophes contemporains, comme Emmanuel Levinas, Jacques Derrida ou Alain Brossat, ont souligné ces traits d’inconditionnalité et de gratuité propres à l’éthique de l’hospitalité. Elle n’a pas besoin de raisons, de justifications, elle s’accorde sans réserve ni calcul. Elle ne peut être prescrite, encadrée ou restreinte par des règles ou des critères. De ce point de vue, toute institutionnalisation, toute codification trop formelle risque de la limiter ou de la dévoyer.

Ce n’est donc point le proche, le familier, le similaire, le rassurant mais bien le lointain, l’étranger, le différent, l’inquiétant qui inspire l’hospitalité antique ou éthique. Selon les croyances ou incroyances, l’exilé et l’errant allégorisent le divin ou l’altérité absolue qui fonde l’éthique, la sortie du règne animal. Le vagabond ne désigne pas que le migrant. Il renvoyait aussi – avant ce que Foucault a qualifié de « grand renfermement » au XVIIe siècle – au fou, à l’étrange, au possédé qui lui aussi ouvre un passage vers un autre univers.

Cette pratique de l’hospitalité avait pour vertu et finalité de transformer le lointain voire l’ennemi en proche et en ami sacré. « Le prochain ne commande pas l’hospitalité, il s’actualise en elle. Elle détient le secret du passage de l’éloignement à la proximité. »[3] Ce processus hospitalier se trouve résumé dans l’ambigüité du mot hôte – l’accueillant et l’accueilli. En latin, le mot vient de la rencontre entre deux termes antagonistes : « hospes », l’invité, et « ostis », l’ennemi, reliés par le verbe « hostire » qui signifie rendre la pareille, mettre à niveau deux individus, l’un venant de l’extérieur, l’autre étant maître de l’intérieur. Dans son sens le plus antique et le plus éthique, l’hospitalité réunit et égalise l’hôte et l’hôte.

 

L’institutionnalisation de l’hospitalité

Cette hospitalité plutôt spontanée, relevant d’un devoir moral sacré, d’une loi du cœur non écrite, s’est progressivement – bien que d’une manière non linéaire – codifiée dans des textes réglementaires et institutionnalisée dans des lieux ad hoc. Déjà l’Odyssée qui exaltait l’hospitalité archaïque et quelque peu anarchique, excessive, avait commencé à la baliser, la codifier et à la faire pencher vers la mesure et la rationalité.

Les fondateurs des deux grandes écoles de la philosophie occidentale, Platon et Aristote, se disputaient pour savoir si l’hospitalité devait relever de l’éthique ou de la politique. Le premier la situait au premier rang des obligations civiles et sacrées des citoyens. Dans sa description de la République idéale, l’institution de lieux publics d’accueil des étrangers fut préférée à une hospitalité privée, souvent défaillante. Aristote en faisait une vertu, la grandeur même de la vertu, qui doit se pratiquer avec prudence et modération mais sans prescription. Il l’associait à l’amitié et en induisait qu’on ne peut avoir trop d’hôtes à la fois sans risquer de n’en avoir aucun vraiment. Le développement des cités grecques où s’inventa la démocratie fut aussi l’occasion de transcrire l’hospitalité dans des lois communes. Le christianisme, et ensuite l’islam, ont poursuivi le mouvement tout en maintenant l’ambiguïté entre l’aspect humain et divin de l’hospitalité.

Mais c’est décisivement avec la Modernité et la constitution des États-nations que l’organisation de l’hospitalité a été révolutionnée. Cette période a d’abord vu l’essor de la marchandisation et de l’utilitarisme. Avec les auberges, les tavernes et les cabarets, les dispositions à l’égard des voyageurs se sont transformées en échanges commerciaux. L’hospitalité se perd dans l’hôtel puisque payer c’est annuler l’accueil, la générosité. Avec les Lumières, l’époque a également généralisé le triomphe de la rationalisation et de l’universalisation. Emmanuel Kant a démontré philosophiquement la nécessité d’ériger l’hospitalité en droit universel (mais bien circonscrit) dont il était de l’intérêt de tous de le respecter afin de garantir la paix entre les peuples[4]. Elle quitte donc le domaine éthique, empathique, rituel et subjectif pour entrer dans celui de la loi, des procédures, du raisonnement et des critères. « Là où le droit se prononce en garanties exigibles par et pour tout un chacun, l’hospitalité, dans la mesure où elle est toujours accompagnée d’une nuance de fantaisie et d’arbitraire, ne peut que s’effacer. »[5]

Ces calculs intéressés des marchands et du philosophe sont rejoints par les calculs efficients du politicien ou du gestionnaire public. L’État-nation suivi par l’État social ont concrétisé et généralisé ce nouveau rapport froid à l’hospitalité. Pour tenter de limiter l’arbitraire puis de corriger les inégalités autant que par souci d’économies d’échelle, l’État moderne a pris en charge de manière impersonnelle, collective et rationalisée toute une série de matières qui relevaient des relations interpersonnelles et restaient tributaires de l’initiative des individus ou des communautés aux ressources et disponibilités inégales. Comme la solidarité, l’enseignement ou la santé, l’hospitalité a fait l’objet de politiques étatiques, d’institutions publiques et de services à prétention universelle. S’il y a un avantage en terme d’égalisation et d’intégration de tous (théoriquement), il se paye d’une anonymisation et standardisation de ces rapports sociaux pourtant fondamentaux (le don, la compassion…) et d’une excessive bureaucratisation des procédures avec la fixation de critères objectifs dont la vérification passe par un travail policier, de plus en plus suspicieux dès que la pression des chiffres passe avant la considération de la personne. Chargé d’accueillir et de prendre soin des personnes troublées, l’hôpital psychiatrique ne s’est pas montré très hospitalier. C’est le moins qu’on puisse écrire[6].

 

Le ver loge-t-il dans l’institution ?

Nous voudrions clôturer la présente analyse en complexifiant l’antinomie qui l’a structurée : d’un côté l’éthique bienveillante, individuelle et primesautière, de l’autre l’institution normalisatrice, publique ou lucrative. Toute institution est-elle condamnée à se scléroser, à dévoyer sa raison d’être et à aliéner ses usagers ? L’hospitalité antique relevait-elle purement de la spontanéité personnelle ou d’un don du ciel ? N’a-t-elle pas dû s’instituer d’une manière ou d’une autre pour se transmettre et se répéter d’un foyer à l’autre, d’une cité à l’autre, d’une époque à l’autre ?

Il convient de s’entendre sur le sens de l’institution. Les sociologues l’ont pris pour objet de leur science naissante et lui ont, à l’origine, donné une définition large : « On peut, en effet, sans dénaturer le sens de cette expression appeler institutions, toutes les croyances et tous les modes de conduite institués par la collectivité »[7]Il y a institution dès que des manières de faire ou de penser deviennent collectives et persistent au-delà des individus ou en dehors de leur action. La coexistence humaine serait-elle possible sans instituer des pratiques communes ? Celles-ci ne sont pas naturelles comme dans le règne animal sans être d’office figées, froides ou étouffantes.

Les sociologues ont aussi montré que les sociétés se complexifient avec le temps et tendent à s’organiser, se rationnaliser et structurer les diverses fonctions sociales à travers des statuts et des institutions toujours plus spécifiques. Ces dernières se rationalisent à leur tour, se bureaucratisent et finissent par poser leur consolidation et leur perpétuation comme leurs principales finalités. Les sociologues fonctionnalistes ou structuralistes en font alors une entité de plus en plus rigide[8].

À nos yeux, la contribution à la sociologie des institutions la plus pertinente, pour les questions que nous cherchons à déplier et à articuler est celle de Cornelius Castoriadis. Il opère une distinction fondamentale entre l’institué et l’instituant : « Il y a le social institué, mais celui-ci présuppose toujours le social instituant »[9]. Le rapport aux institutions n’est pas le même si l’on considère que l’institué l’est éternellement ou si l’on se rappelle qu’il a été institué par des pratiques et des représentations humaines à un moment donné. Ces dernières se situent dans l’imaginaire de la société qui a été, lui aussi, institué et, presqu’inconsciemment, empêche la société de se penser autrement. Mais il reste possible d’instituer un autre imaginaire social[10] et d’instituer d’autres manières collectives de dire et de faire. Il parle alors de praxis instituante : une pratique qui institue en permanence, donc institue aussi les manières de remettre en question l’institué. Il en va en quelque sorte de la différence entre instituer et institutionnaliser.

Ainsi l’hospitalité n’a jamais été ni naturellement ni divinement spontanée. Elle a été instituée par des praxis archaïques, des rites et des pactes non comptables. Elle repose sur certains principes, qui ne se veulent pas des prisons, qui posent notamment l’ouverture indéfinie et l’inconditionnalité comme conditions de possibilité[11].  Certes, elle s’est finalement institutionnalisée d’une manière qui l’a pervertie. Cette dérive, initialement motivée par les défis de la complexification et de l’égalisation sociale, n’est pas fatale. Outre les dispositifs concrets de sa prise en charge, l’hospitalité antique s’est aussi perdue dans le passage d’un imaginaire social axé sur le sacré à un univers mental régi par le calcul. Elle persiste cependant dans les marges, ressurgit dans la plupart des cultures, résiste au cœur d’expériences souterraines.

Notre tâche n’est-elle pas de scruter ces interstices pour découvrir comment l’hospitalité s’y pratique et se transmet en vue d’élaborer de nouvelles manières de l’instituer, de créer des univers d’inspiration ouverts à l’altérité, de la réhabiliter dans les temps présents, en particulier à l’égard du trouble psychique ? Elle doit se formuler chaudement – plutôt que se formaliser froidement – pour se propager et s’établir dans des conventions mineures, locales qui à la fois la soutiennent et lui ouvrent un espace de jeu. Ce n’est peut-être pas par hasard si l’hospitalité éthique, généreuse et inconditionnelle, s’observe et s’énonce – donc s’institue – davantage dans des fables, des fêtes et des films que dans les faits, les affaires ou les fascicules[12].

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Série écrite par Mathieu Bietlot - philosophe

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Références

[1] Nous parlons d’antique par souci de généralisation bien qu’en Grèce, on en trouve les traces dès la période archaïque.

[2] Odyssée, XVII, 483-485, cité par René Schérer, Zeus hospitalier, éd. de la Table ronde, 2005 (1993), p. 157.

[3] René Schérer, op. cit., p. 30.

[4] Emmanuel Kant, Projet de paix perpétuelle, trad. de l’allemand par K. Rizet, éd. Mille et une nuits, 2001 (1795).

[5] René Schérer, op. cit., p. 110.

[6] Voir notre analyse « Procuste et les lits psychiatriques ».

[7] Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, P.U.F. (« Quadrige »), 2002 (1937), p. XXII.

[8] Certains considèrent désormais que le marché est une institution plus souple et plus efficace pour prendre en charge les besoins ou les difficultés des individus. Si l’efficacité est discutable, il est manifeste que ce type d’institution s’accorde mal avec l’hospitalité, la solidarité et l’égalité.

[9] Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, éd. du Seuil, 1975, p. 167.

[10] Ce qu’au Centre Franco Basaglia nous nommons un univers d’inspiration.

[11] Nous nous retrouvons dans les difficultés circulaires qu’a affrontées Georges Bataille lorsqu’il essayait de fonder une expérience intérieure, un voyage au bout de possible de l’homme qui ne peut avoir lieu qu’une fois niés toutes les autorités, toutes les valeurs, tous les savoirs qui limitent le possible et l’expérience. L’expérience ne peut qu’être sa propre autorité. Toute autre autorité, tout autre fondement contredirait son mouvement de négation. Or « l’expérience, son autorité, sa méthode ne se distinguent pas de la contestation » (Georges Bataille, L’expérience intérieure, Gallimard (« Tel »), 1954, p. 24).

[12] [Voir analyses à venir]