Plutôt qu’un récit de soi, s’attacher à une multiplicité de narrations

Auteur : Clémence Mercier, animatrice au Centre Franco Basaglia

Résumé : Pépi est une pièce de théâtre écrite et performée par Catherine Wilkin. A première vue, c’est l’histoire d’une petite fille. En fait, c’est un entrelacs de plusieurs narrations, de plusieurs façons de raconter une relation. Catherine Wilkin crée plusieurs points de vue, plusieurs manières de dire la relation à un père, un père dont on dit, par ailleurs, qu’il est bipolaire. Ces histoires nous intéressent…

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« Qu’est-ce que voudrait dire commencer l’art ou commencer la politique, parce que j’ai du mal à voir la distinction entre les deux, qu’est-ce que ça voudrait dire commencer l’art par la mort ? On sait qu’il y a une femme qui est tuée presque un jour sur deux en France, on sait que les Noirs et les Arabes peuvent être tués par la police, on sait que les ouvriers ont deux fois plus de chance de mourir avant 65 ans. Peut-être que la vérité du monde se situe de manière indiscutable dans la vie ou dans la mort. Et, peut-être que, pour moi, dans la littérature comme espace de confrontation, cette question de la vie et de la mort peut me permettre d’aller chercher des lecteurs ou des lectrices là où ils n’ont pas envie que j’aille les chercher. »

(Edouard Louis, « La littérature comme espace de confrontation », Fabula / Les Colloques, mars 2024.)

 

« […] il ne faut pas oublier la beauté ; l’histoire d’un changement est une histoire de violences successives, oui, mais elle est aussi une histoire de beautés terrassantes, incomparables. »

(Edouard Louis, « Raconter l’histoire d’une métamorphose, c’est rendre d’autres métamorphoses possibles », Les Inrockuptibles, 16 septembre 2021)

J’ai rencontré l’artiste comédienne Catherine Wilkin à l’occasion de la présentation de son travail en cours, Pépi[1]. Nous étions un groupe de personnes liées aux Expériences du Cheval Bleu et membres, pour la plupart, du groupe de travail Raconter. Dans ce groupe, nous nous réunissons pour raconter des histoires, les histoires du Cheval Bleu, puis les histoires de Cheval Bleu (qui est devenu un personnage à part entière). Chemin faisant, nous travaillons aussi ce que ça peut vouloir dire, ce que ça peut signifier, de raconter des histoires. Nous travaillons, en fait, sur les narrations, même sur les fabulations. [2]

Pépi, c’est une pièce de théâtre qui raconte l’histoire d’une relation. C’est une pièce qui fictionne, et fait frictionner quelque chose de la vie de Catherine. C’est une pièce qui ne sera jamais finie, car elle change tout le temps. Catherine a déjà produit plusieurs versions de cette histoire ; donc, il n’y a pas qu’une histoire, il y a toujours des histoires. Puisqu’on ne raconte pas deux fois la même histoire dans cette pièce ; c’est un processus, un processus narratif, une vraie fabulation.

 

Sur la scène, qu’est-ce qui se passe ?

Sur la scène, il y a Catherine ; mais il y a plusieurs narratrices. On pourrait dire : Catherine incarne un point de vue d’enfant. Ce point de vue de l’enfant, c’est Pépi. Pépi comme personnage à hauteur d’enfance. L’autre narratrice, c’est une voix, une bande-son, qui se rajoute au dispositif : une voix enregistrée qui nous donne à entendre comment la même histoire a été racontée par Pépi devenue adulte, à d’autres moments, dans d’autres temps. Face à cette voix, la femme que nous avons en face de nous, s’énerve parfois car, au moment où elle est sur la scène, elle n’est plus d’accord avec ce qui est raconté, avec la manière dont les faits sont racontés.

Et puis, c’est vrai, il y a encore un autre personnage, un peu à part entière, le père. Il se surajoute aux fils narratifs qui s’entre-mêlent sur la scène entre Pépi, la voix enregistrée et l’actrice.

 

L’histoire qui est racontée.

La première chose qui m’a frappée, c’est que l’histoire racontée, ce n’est pas celle de Catherine, c’est celle d’une relation, la relation qui unit Catherine à son père. Cette relation, même si le père est mort, elle continue à évoluer, à changer, à muter, à être vivante. L’histoire qui est racontée, ce n’est donc pas celle de Catherine uniquement. C’est celle de Catherine comme être-en-relation, et depuis des situations, situation-enfance, situation-adolescence, situation-adulte. Catherine se fait narratrice d’une façon particulière, elle se raconte comme quelqu’une qui change de point de vue, de perceptions, de stratégies, de sentiments à l’égard et à l’intérieur de sa relation avec son papa. Et ce papa, lui aussi, c’est un être-en-relation : il est en relation à sa fille mais il est aussi en relation avec le trouble. Un trouble, dit bipolaire, avec lequel il cohabite, il co-existe.

Le dispositif de la pièce nous montre comment ce que Pépi a à dire, a à raconter, ce avec quoi elle s’affronte n’est pas figé, fixé une fois pour toutes. Le récit de la petite fille, de l’adolescente ou de l’adulte n’a pas valeur de vérité subjective. Il ne s’établit pas une fois pour toutes ; comme si Catherine avait pu « régler le problème ». Comme si ce que Pépi avait perçu, senti, comme si sa manière d’en parler était entérinée. Les narrations ne s’établissent même pas par une distribution claire par le biais des âges comme je le laisse entendre : l’histoire, les histoires racontées sur la scène ne s’attribuent pas à des personnages bien qualifiés, qualifiables (l’enfant, l’adolescent, l’adulte). Ces histoires circulent et s’affrontent ; surtout, elles font émerger ce que Catherine appelle « des pépites ».

 

Résister à dire « C’est ainsi que cela s’est passé »

Cette prolifération de narration remet en cause le principe de cohérence qu’on attend souvent d’un récit de soi, d’un récit de son histoire, de sa biographie. Que ce soit en littérature ou dans un cabinet de consultation (psychologue, psychiatre, psychanalyste, thérapeute), le récit qui doit être produit correspond à une « mise en scène ordonnée et réinventée de la mémoire et de la subjectivité. »[3] Mais si l’on prend les histoires comme des actes de décalage, de réinvention de soi et si les histoires portent une charge relationnelle (la relation à soi, à un adulte, à cet adulte qui est un père, à cet adulte qui est troublé, au monde social qui appelle cela « bipolarité », etc.), alors on arrive à tout autre chose qu’à un récit cohérent porteur d’une mise en ordre de la réalité vécue.

En créant cette circulation d’histoires, Catherine expose un travail qui fait qu’il n’est plus question, pour elle, de raconter son histoire.

Ce que le personnage de Pépi nous montre, c’est que raconter est une manière de témoigner et de travailler non pas une histoire (ma petite histoire, la petite histoire de ma vie, mon histoire, l’histoire de mon papa, l’histoire de ma maman[4]) mais des histoires, une pluralité d’histoires, dont le contenu est relativement instable, précaire, indisponible parfois. Ce que Pépi montre à ceux et celles qui font avec des souffrances psychiques, c’est qu’il vaut toujours mieux avoir plusieurs histoires à raconter, des histoires qui se trament à plusieurs, fragiles, changeantes parce que ce sont des histoires relationnelles. Des histoires qu’on peut raconter plusieurs fois. Des histoires qui prolifèrent au lieu de se recroqueviller et d’enfermer celui ou celle qui la raconte dans une seule version. Ce que Pépi nous montre, c’est qu’il faut pouvoir se méfier de celui ou celle qui attend une parole du type « c’est comme cela que ça s’est passé. »

 

Faire narrations, le travail des possibles se joue-t-il au passé ?

Nancy Murzilli, philosophe et théoricienne de la littérature, a intitulé un de ses ouvrages : Changer la vie par nos fictions ordinaires. Dans cet ouvrage, elle cherche à interroger « comment nos fictions ordinaires changent la vie. »[5] Ces fictions ordinaires, ce sont celles qu’on se raconte tous les jours pour vivre ou pour survivre. Plus précisément, elle tisse autour des fictions ordinaires des enjeux existentiels.

« Selon quelle nécessité, me direz-vous, faudrait-il changer la vie ? Les fictions ont-elles le pouvoir inhérent de la changer en mieux ? Quelle est la promesse ? Celle d’une mise en branle, d’un mouvement, celle d’un écart suffisant pour voir la vie autrement, réintroduire du flux et déplacer ce qui paraissait immuable ou benoîtement enkysté, celle d’ouvrir d’autres voies possibles en voyant dans l’avenir. »[6]

Si Nancy Murzilli nous intéresse, c’est parce qu’elle prête aux fictions le pouvoir de réintroduire du mouvement, du flux, du bouger dans la vie. Nous procéderons tout de suite, grâce à elle et depuis le travail de Catherine Wilkin, à un décalage : quel est l’enjeu de fictionnaliser le passé ? de faire plusieurs narrations du passé ? Ce travail de narration du passé permet-il, lui aussi, d’ouvrir du possible ?

Catherine produit des narrations à partir de sa relation à son père, on pourrait dire à partir des différentes versions de la relation avec ce parent. Elle produit des narrations à partir de son enfance, de son passé. Que s’agit-il de recomposer en faisant cela ? Nous pourrions penser, à partir de la psychanalyse, que Catherine recompose quelque chose de personnel, son histoire à elle. Alors, la pièce serait un acte de réappropriation de son enfance, comme si elle voulait contre-carrer « l’oubli de sa propre enfance »[7] ou son « amnésie infantile. »[8] Mais justement, nous avions avancé l’idée que le dispositif imaginé par Catherine faisait que ce récit du passé était autre chose que son histoire en propre, bien à elle. En faisant des narrations multiples et en tension d’un passé qui est relationnel, Catherine rend une expérience, une situation vécue, « entendable », me dit-elle. Alors, plutôt que d’ouvrir directement l’avenir, ce qui s’ouvre, c’est la possibilité de rendre partageables, dans l’espace social, des problèmes[9] liés à la souffrance psychique ou existentielle. Il n’est pas question de partager cette multiplicité de problèmes de n’importe quelle façon ; l’enjeu est bien de « faire proliférer les versions comme art de reconstruire le problème autrement, de susciter des écarts par rapport à la manière dont il est posé. »[10]

Ces problèmes sont singuliers, ils trouvent une expression particulière, unique, dans le travail de Catherine ; mais ces problèmes travaillent aussi l’organisation sociale et politique dans laquelle nous sommes pris.es.  Le trouble, la maladie mentale, la pauvreté, l’enfance, la parenté sont mis en jeu dans cette pièce. Ces mots ne sont jamais des enjeux abstraits avec Pépi, nous y sommes confronté.es sans jamais perdre le réel que les histoires nous amènent ; le réel de ces questions a pour teneur les points de vue, les tensions, les relations, les places, les structures qui sont engagées toutes entières dans ces questions.

 

« Dis-moi comment tu racontes, je te dirai à la construction de quoi tu participes. »[11]

Ces mots d’Isabelle Stengers me semblent percutants et pertinents pour décrire, rejoindre, les effets du travail de Catherine Wilkin. En effet, ce que Pépi nous permet d’éprouver ce sont des manières de fabriquer quelque chose de praticable autour du trouble. Pratiquer le trouble, pratiquer les relations ; les dire, les déplacer, les faire varier pour trouver quelque chose qui permet toujours de ne pas être enfermé dans une seule expression, une expression qui clôt les enjeux existentiels, relationnels, politiques à « mon père est bipolaire. » Il s’agit de tellement d’autres choses. Pépi, c’est une création qui permet à la souffrance existentielle de trouver des points d’expression variés, critiques et qui sont susceptibles de produire, à partir des variations de récits, des écarts, des nouvelles sensibilités au sujet des troubles psychiatriques. Catherine Wilkin participe à libérer des possibilités de vie, tout en nous convoquant, spectateurs et spectatrices, dans nos positions subjectives à « devenir un témoin du monde, de ses écarts et de ses injustices. »[12]

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Notes

 

[1] https://bela.be/auteur/catherine-wilkin

[2] « Car fabuler est bien un nouveau genre de construction, en tout cas pour celles et ceux qui cherchent des savoirs. Selon nous, les fabulations sont ces récits qui creusent des interstices dans notre monde, le travestissent et le manipulent dans un envol plus- qu’imaginaire (entendez : cosmologique, métaphysique) jusqu’à ce qu’il puisse susciter de nouveaux attachements et obliger à ce qu’on rouvre l’enquête, à ce qu’on explore à nouveau ce territoire délaissé qui ne semblait pas mériter notre attention. C’est un acte de repeuplement qui ne se laissera plus piéger par la question du Vrai et du Faux. Faire bégayer le réel, lancer le sabotage ordonné des catégories de pensée en retrouvant un scepticisme premier, élargir le spectre, faire émerger de nouveaux mondes reliés qui nous déconcertent, les déployer en suscitant l’appétit du possible, afn de déplacer la prétention écrasante du monde trop bien décrit. Trouver des ruses, jouer, en retournant inlassablement à nos pratiques, en affirmant la nécessité de nouvelles manières de raconter et d’expérimenter ces mondes, voilà ce que nous devons apprendre à faire. » dans Gestes spéculatifs, dir. Isabelle Stengers et Didier Debaise, Editions Les Presses du Réel, 2015, p. 152.

[3] Chantal Clouard, « Narrativité et autobiographie : l’identité en question » dans Se raconter…Penser…Entre narrativité et narration, Journal de la psychanalyse de l’enfant, Presses Universitaires de France, 2020/1, vol. 10, pp. 77 – 94.

[4] « […] erreur grotesque de croire que l’inconscient-enfant ne connait que papa-maman, et ne sait pas ‘‘à sa manière’’ que le père a un patron qui n’est pas père de père, ou encore qu’il est lui-même un patron qui n’est pas un père… Si bien que c’est pour tous les cas que nous posons cette règle suivante : le père et la mère n’existent qu’en morceaux, et ne s’organisent jamais dans une figure ni dans une structure capables à la fois de représenter l’inconscient, et de représenter en lui les divers agents de la collectivité, mais éclatent toujours en fragments qui côtoient ces agents, s’affrontent, s’opposent ou se concilient avec eux comme dans un corps à corps. Le père, la mère et le moi sont aux prises, et en prise directe avec les éléments de la situation historique et politique, le soldat, le flic, l’occupant, le collaborateur, le contestataire ou le résistant, le patron, la femme du patron qui brisent à chaque instant toute triangulation, et empêchent l’ensemble de la situation de se rabattre sur le complexe familial et de s’intérioriser en lui. »[4] dans Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Editions de Minuit, 1972, pp. 115-116.

[5] Nancy Murzilli, Changer la vie par nos fictions ordinaires, Editions Premier Parallèle, 2023, p. 17.

[6] Ibidem.

[7] Sandor Frerenczi, L’enfant dans l’adulte, Editions Payot, 2018, p. 91.

[8] Sigmund Freud, « Intérêts de la psychanalyse » (1913), in Résultats, Idées, Problèmes, I : 1890 – 1920, Paris, Presses Universitaires de France, 1984, p. 212.

[9] Le problème, je l’entends au sens de Deleuze, comme ce qui « nous force à penser. » (Gilles Deleuze, Différence et Répétition, Presses Universitaires de France, 2011, p. 182.)

[10] Vincianne Despret & Isabelle Stengers, Les faiseuses d’histoires. Que font les femmes à la pensée ?, Editions La Découverte, 2011, p. 98.

[11] Isabelle Stengers, Fabriquer de l’espoir au bord du gouffre: A propos de l’œuvre de Donna Haraway, La Revue internationale des livres & des idées, n°10, Mars 2009.

[12] Edouard Louis, « Raconter l’histoire d’une métamorphose, c’est rendre d’autres métamorphoses possibles », Les Inrockuptibles, 16 septembre 2021.