Défaire l’idéologie de la famille ; soutenir les attachements là où ils se fabriquent

Auteur : Clémence Mercier, animatrice au Centre Franco Basaglia

Résumé : La famille est une réalité relativement partagée dans le monde social. Elle s’impose à pas mal de monde et fait référence, même quand on n’en dispose pas, même quand elle nous fait souffrir. Parfois, on souffre aussi d’avoir une famille mais qui est invisible aux yeux des autres, illégitime du point de vue de l’administration. Dans cette analyse, nous envisageons la famille comme institution sociale et comme idéologie dominante ; nous pesons les effets de cette structuration dominante de l’existence singulière.

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Un enjeu central pour le projet d’une psychiatrie démocratique.

 

« Si c’était mon dernier câlin je le donnerais à ma mère
Et lui dirais que j’étais bien, que c’était aussi bien sans père »

Diam’s, Et si c’était le dernier, S.O.S, 2009.

Au mois de novembre dernier, j’ai animé, avec un chercheur et une chercheuse, un atelier dénommé « Abolir la famille ». Nous étions à Paris, dans les locaux de l’Unesco, à la suite d’une invitation des Rencontres Internationales pour des Nouvelles Pratiques Philosophiques[1]. Cette présentation / animation a rassemblé principalement des professionnels.lles de l’accompagnement de la petite enfance ou des professionnels.lles de l’éducation.

Antoine Janvier, Noémie Cravatte et moi-même avions ébauché une réflexion à deux dimensions autour de la famille : la première portait sur la famille et le soin[2], la seconde sur la famille comme matrice dominante de production de subjectivité. Cette analyse tient à rendre compte de ce second plan de réflexion, enrichi par les échanges qui ont lieu durant cet atelier.

Nous avions formulé, à partir de situations concrètes, les questions suivantes :

« Qui compte pour vous ? Sur qui comptez-vous ? Souvent, la réponse à ces questions est « ma famille ». Nous réfléchirons à ce que cela provoque et, surtout, nous explorerons d’autres réponses possibles, c’est-à-dire d’autres manières de faire lien et de prendre soin. Le langage que nous employons quotidiennement est par ailleurs révélateur. « Belle-mère », « beau-père », « deuxième papa » ou « deuxième maman », « demi-frère », « demi-sœur », « famille recomposée », etc. : comment apprend-t-on aux enfants à nommer leurs entourages, dans les configurations familiales qui ne répondent pas à la norme de la famille bourgeoise hétéronormée? Qu’est-ce que cela dit du code familialiste, qui pèse encore sur tout le monde aujourd’hui et dans lequel les enfants sont contraints à se rapporter à eux-mêmes et aux autres ? Comment construire d’autres façons de dire, d’autres manières de faire, d’autres manières de vivre les attaches et les appartenances pour un enfant ? »[3]

Dans le cadre de cette analyse, je souhaite explorer ces questions au travers d’une nouvelle formulation.

 

Comment nos trajectoires subjectives se trouvent réduites par la normativité familialiste ?

La normativité qui soutient l’image sociale dominante de ce qu’est une « famille » fait l’objet de nombreuses études dans le champ, notamment, des études queer et féministes. Ces travaux, si je me permets de les résumer d’un trait, montrent la façon dont un certain modèle de famille (qui correspond à des intérêts de classe et à des privilèges sociaux) écrase une infinité de familles existantes, qui sont bel et bien là dans le monde social mais qui ne font pas l’objet de la même légitimité. Ce modèle familial repose sur l’idée qu’une famille est composée d’un couple hétérosexuel, vivant sous le même toit, ayant des enfants biologiques ensemble par la voie de la procréation sexuelle. Autrement dit : le couple hétérosexuel devient papa-maman dans le domicile conjugal après avoir entretenu des rapports sexuels menant à une grossesse et à une naissance.

Une des premières questions que nous nous posions était de savoir pourquoi le lien biologique de filiation était un critère pour discriminer d’autres liens de parentalité, comme s’ils étaient moindres ou mineurs par rapport à la parenté biologique. Nous nous demandions également pourquoi de très nombreuses familles étaient délégitimées, mises en précarité socialement, symboliquement et matériellement en raison de l’écart qu’elles incarnaient par rapport à la famille « papa-maman-domicile familial-lien biologique ».

A ces questions, s’ajoutaient d’autres réflexions issues de ma position de travailleuse au sein des Expériences du Cheval Bleu. En tant qu’animatrice en éducation permanente dans le secteur psychiatrique, je tente de rendre possible le fait d’être une « présence proche »[4] pour des personnes en prises avec des souffrances psychiatriques. Cette manière d’être-aux-côtés dans la rencontre me permet d’adopter deux points de vue spécifiques sur la famille entendue comme régime normatif exerçant une domination.

 

1. Sur le plan clinique

D’un point de vue clinique, on peut poser un premier geste qui questionne la nature de la relation parentale. En effet, le récit dominant de la famille, le récit familialiste, repose sur une naturalisation et une biologisation du lien de parenté. En faisant cela, l’idéologie de la famille instaure un certain type de rapport et de mise en relation : ce qui est instauré, c’est une correspondance entre la relation parentale et les gamètes de deux personnes qui ont donné lieu à une naissance. Cette correspondance porte un geste de naturalisation du lien parental, un geste qui pose dans le monde social qu’être parents va de soi. Il y a évidemment des dérogations à cet automatisme du lien qui sont contenus dans le récit familialiste : les hommes sont ainsi exemptés ou tendanciellement mieux exemptés de cette automaticité du lien parental. C’est ainsi qu’on va subtilement parler de père géniteur ou tendanciellement mieux supporter des pratiques d’abandon ou d’indisponibilité en raison de critère de genre.

Par ailleurs, cette norme qui fait du lien biologique la cause immédiate du lien de parenté repose sur une pratique imaginaire et symbolique assez précise : le roman des origines[5]. Dans le cadre de la recherche conjointe que nous avons menée, nous entendons, au travers de cette expression, le type de récit qui est attendu, produit pour décrire l’origine de la subjectivité. Ce récit a des dimensions passéistes et biologisantes et veut que le point de départ de la subjectivité soit placé avant la naissance biologique de la personne, et dépende donc de la façon dont l’enfant a été procréé, puis mis au monde au sein d’un couple hétérosexuel. Ce roman des origines a pour postulat et pour effet (aux deux bouts de la chaîne donc) une idée : les parents sont naturellement des parents pour autant qu’ils aient décidé de procréer (ou même qu’ils aient procréé sans le désirer) l’enfant à naître. Le roman des origines est une pratique discursive qui fait porter la constitution subjective d’une personne, une partie de son histoire et de son identité, sur la façon dont il a été conçu et mis au monde. On voit bien comment cette manière de concevoir la parenté fait fi de tout travail, de toute construction, de toute élaboration affective et concrète du lien parental.

C’est un livre de Marie-José Mondzain qui m’a mise sur la voie de cette problématisation.

« Naître biologiquement ne suffit pas. Encore faut-il être adopté. À cet égard, tout nourrisson est un enfant adopté. C’est une toute autre façon de penser nos liens et d’orienter notre regard. La filiation biologique, et donc l’arrivée d’un nouveau-né dans une famille, n’est pas le modèle de l’accueil mais, de façon contre-intuitive, l’un de ses cas particuliers. Il ne faut plus penser l’hospitalité depuis le lien traditionnel et normatif de la transmission et de la légitimation biologique mais la fonder sur l’attention radicale à donner à toute arrivée, à tout arrivant. »[6]

Changer le paradigme de la parenté engage à la fois l’échelle du corps social et l’échelle des liens singuliers tissés entre des personnes. D’un point de vue clinique, on peut noter la révolution de regard qui est engendrée pour parler, exprimer, statuer les relations et la façon dont elles sont source ou ressource (en cas) de souffrance existentielle ou psychique. En effet, Mondzain développe un nouveau paradigme, celui de la philia décrite comme un « art de l’hospitalité basé non sur la filiation mais sur un régime qui engage politiquement tous nos affects, la totalité de notre expérience sensible face à toute arrivée et à toute rencontre. »[7] Cette conception du lien comme un acte d’adoption engage le désir et les gestes de la personne qui se parentifie, s’engage dans un devenir-parent, dans un devenir-proche. Cette manière de concevoir le lien permet de dire autrement : 1) qui est là pour moi, autour de moi, 2) qui est là sans l’être, qui se place dans une présence naturalisée mais non-engagée à mes côtés. Pouvoir envisager les liens depuis ce point de vue de l’engagement répété dans un geste d’accueil et d’adoption permet de raconter autrement les relations où cet engagement, ces actes n’ont pas lieu. La façon dont un lien biologique peut s’imposer est alors décalée : il ne s’agit plus de le rendre évident mais de questionner sa fonction par la teneur de ce qui est vécu, expérimenté dans le lien. Cela implique de pouvoir se raconter autrement, dans des philiations renouvelées et vitalisantes.

Penser les liens, les attachements à partir de la philiation permet également de ne pas pathologiser les trajectoires singulières ni de penser ces existences dans les termes d’une « défaillance ». Ainsi, dans une situation affective et sociale, il peut être plus intéressant de repérer, nommer, soutenir les liens où se passe, s’instaure de la philiation plutôt que de diagnostiquer ce qui ne se passe pas car on pense que cela aurait dû nécessairement se passer (« il/elle a une mère défaillante », « c’est un père absent », « ces parents sont déficitaires »). La philiation permet de se demander : quels sont les liens qui attachent, structurent, soutiennent une personne (qu’il s’agisse d’un adulte ou d’un enfant) dans son existence ? Qui sont les parents ? Qui sont les proches ? Qui est engagé.e dans l’exercice de la philiation ? Suis-je engagé.e dans une relation philiale ? Par qui ai-je été adopté.e au cours de mon existence ?

Cela renouvelle également la façon dont le professionnel ou la professionnelle de l’accompagnement psycho-social se rapporte aux liens de la personne qu’elle rencontre. En effet, dans le travail thérapeutique ou dans l’aide sociale à l’enfance, tout écart à la norme « papa-maman-domicile familial-lien biologique » va être assorti d’une « présomption de souffrance. »[8] La personne qui a grandi ou qui grandit dans un entourage ou une organisation matérielle ne correspondant pas à cette norme va se trouver « en défaut », « en manque » et va être perçue comme payant le prix, un prix supposé douloureux, de ce manque. Les positions les plus xénophobiques (homophobes, lesbophobes, transphobes) reposent d’ailleurs sur cette présomption de la souffrance : « ah, les pauvres enfants sans père ! », « ah ! les pauvres enfants sans mère ! », « Non, ce n’est pas vrai ce que tu racontes, on a qu’un papa et une maman ! », « Non ce n’est pas possible, ta vie ne tient pas debout car tout le monde a un papa et une maman ! »

Et celui ou celle qui veut vivre et raconter autre chose, comment il ou elle le fait ? Pourquoi il ou elle ne pourrait pas valoriser une expérience avec plusieurs parents, avec deux mères, avec deux pères, dans une famille monoparentale, dans une famille organisée par un engagement collectif ? Bref, pourquoi devrait-ielle nécessairement manquer de quelque chose ou souffrir ? Que pouvons-nous engager au travers du paradigme de la philiation qui renouvelle la façon d’accompagner une personne dans les trames de son existence ? Pourrions-nous révolutionner nos manières de considérer ce qui fait lien pour une personne en cherchant à se dégager de toute naturalisation des liens supposés centraux ou de toute présomption de souffrance ?

 

2. Sur le plan social et subjectif : « de nombreux chemins pour se soustraire au modèle familial qu’on nous présente comme le seul possible. »[9]

Les familles existent dans une diversité de configuration matérielles et affectives ; la norme de la famille écrase cette multiplicité de fait. Cet écrasement d’un grand nombre de trames subjectives et sociales a de quoi laisser perplexe. Contre et alentour de cet écrasement, il y a des personnes, des familles, qui luttent pour avoir le droit d’exister matériellement mais, aussi, symboliquement. Cette lutte travaille une des dimensions de l’idéologie de la famille. Les cas des familles formées par des personnes queer sont, à cet égard, particulièrement frappants. Je reprends, en ce sens, quelques mots qui décrivent le projet de Gabrielle Richard de queerer la famille.

« […] ce livre sera l’occasion de se pencher sur les attentes (d’hétérosexualité, de filiation biologique, de cohabitation, de monogamie) qu’on entretient à l’égard de la ‘‘bonne parentalité’’, d’une parentalité qui serait ‘‘saine’’ pour les enfants. Nous verrons ensuite que le genre, ou ce qui est présenté à tort comme la complémentarité biologique des genres, est l’un des principaux écrans qui obstruent notre capacité de voir la famille autrement. Finalement, à la suite de ces questionnements et grâce aux modèles des familles queers qui parsèment le livre, nous verrons des manières de faire famille en dehors de ces modèles normatifs. »[10]

Le projet de queerer la famille indique une volonté de faire famille tout en soustrayant la famille à la normativité dans laquelle elle est prise. Cette volonté constitue, me semble-t-il, une tension autour de la famille qui est particulièrement intéressante. D’une part, ce qui est au cœur de la lutte, c’est un droit à exister pour ce qui existe déjà[11]. D’autre part, ce qui est, tout autant, au cœur de la lutte, c’est l’enjeu d’élargir le spectre de la norme familiale pour qu’il puisse inclure une série de configurations familiales qui sont, encore, délégitimées à l’heure actuelle. Ce que cela dit aussi, c’est que la famille ne cesse pas d’être un point d’investissement social et subjectif.

Cet investissement de la famille est également, particulièrement, interpellant dans l’espace institutionnel de la psychiatrie. Il est, en effet, fréquent d’entendre parler de familles. Soit parce qu’elles ont été ou sont source de souffrances, de maltraitances, de violences ; soit parce qu’elles sont absentes. Dans certains cas, la famille est « là » et les personnes relatent souvent qu’elles considèrent cette présence comme une « chance ». On entend aussi souvent que les services, les équipes, les professionnels.lles qui entourent les personnes en souffrance, les institutions sont comme « une famille » ou une « deuxième famille ». Cela me fait penser à l’éclosion de ce terme, dans les travaux féministes notamment, de « famille choisie ». Ces exemples et ces termes (familles en lutte, personnes en souffrance, deuxième famille, familles choisies) indiquent que le désir d’inscription dans la structure sociale de la famille est une norme très largement partagée, tellement dominante que tout.e un.e chacun.e souhaite s’inscrire dans le rapport à cette norme.

Ce qui m’interroge ou m’apparait comme une tension, c’est la façon dont, malgré la violence que la norme familialiste produit, on peut repérer un désir de s’inscrire dans cette norme. L’accroissement de la norme familialiste pour qu’elle puisse inclure les familles qui existent déjà ne semble pas résoudre la tension qui est inhérente à la constitution de la famille, c’est-à-dire le fait de se subjectiver à partir de cette structure sociale par le biais d’un récit familialiste.

 

La famille, la poutre dans l’œil psychiatrique

Cette analyse annonce une réflexion plus vaste, qui prendra la forme d’une étude. Je continuerai à examiner et à déplier comment la normativité de la famille impacte les liens que nous nous rendons capables de tisser, d’honorer, de raconter dans nos existences singulières et dans notre monde social. Ces liens qui comptent, mais qui trop souvent comptent dans l’ombre de la famille « papa-maman-domicile familial-lien biologique », sont et seront le point de départ et de relance de cette préoccupation : comment fait-on lorsque les cadres sociaux dans lesquels nous avons à nous raconter sont trop exigus pour la réalité que nous vivons / avons pourtant vécue ?

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Notes

[1] https://rinpp2024.sciencesconf.org/

[2] Voir : M. E. O’Brien, Abolir la famille. Capitalisme et communisation du soin, Editions La Tempête, 2023

[3] Présentation issue du programme des Rencontres Internationales pour des Nouvelles Pratiques Philosophiques, disponible en ligne : https://rinpp2024.sciencesconf.org/data/pages/Programme_general_NPP_2024_2.pdf

[4] Fernand Deligny, Oeuvres, Editions L’Arachnéen, 3, 2007, p. 691 : « En juillet 1967 s’amorçait cette démarche qui persiste depuis lors : vivre en “présences proches” d’un gamin autiste, mutique, sans trop d’idées préconçues sinon le projet de l’en tirer de ce que les “savoirs” aux abois élaborent, diffusent, édictent et vulgarisent à propos de ces enfants-là […]. »

[5] Ce roman des origines renvoie, au moins partiellement, à ce que Freud avait tenté de saisir dans « Le roman familial des névrosés », 1909 dans Névrose, psychose et perversion, Paris, Puf, 1973.

[6] Marie-José Mondzain, Accueillir. Venu(e)s d’un ventre ou d’un pays, Editions Les Liens qui Libèrent, 2023, p. 13.

[7] Ibidem.

[8] Terme que je dois à Antoine Janvier lors de l’élaboration de notre travail de recherche.

[9] Gabrielle Richard, Faire famille autrement, Editions Binge Audio, 2022, p. 19.

[10] Ibid, p. 35.

[11] « On lutte pour que l’existant inexistant cesse d’exister et pour que l’inexistant existe. […] La politique est une tâche d’ontologie-fiction : l’art d’inventer l’existence de l’inexistant, ou de faire cesser d’exister un inexistant qui se faisait passer pour naturel. », dans Paul B. Preciado, Dysphoria Mundi, Editions Grasset, 2022, p.