Une société juste avec des libertés d’accomplissement pour chacun
Auteur : Olivier Croufer Coordinateur du plaidoyer sociopolitique au Centre Franco Basaglia
Résumé : Quatrième analyse d’une série consacrée à expliciter les principes de justice sociale mis en œuvre dans le vivre-ensemble. Pour la philosophe Martha Nussbaum, la justice sociale renvoie à ce que les personnes ont réellement les moyens de faire et d’être pour mettre en œuvre une vie digne de ce nom. La liberté d’accomplir une vie épanouie s’éprouve dans des contextes singuliers et l’égalité vaut en considération de la situation de chaque personne.
Temps de lecture : 15 minutes
La justice sociale[1] selon la philosophe américaine Martha Nussbaum serait de rendre effective un ensemble de capabilités humaines. Celles-ci renvoient à ce que les personnes ont réellement les moyens de faire et d’être pour mettre en œuvre une vie humaine digne de ce nom. Martha Nussbaum dresse une liste provisoire de capabilités. En voici quelques éléments : avoir les moyens de jouir d’une bonne santé, d’avoir une alimentation convenable, de jouir d’un logement décent, d’être protégé contre les agressions, d’aimer ceux qui nous aiment et se soucient de nous, … Toutes les capabilités sont essentielles et il serait injuste d’en supprimer une, mais deux d’entre elles ont une force tellement déterminante pour les humains que nous devons nous en soucier particulièrement : la « raison pratique » et « l’affiliation ». La « raison pratique » renvoie aux moyens pour se forger une conception du bien et s’engager dans une réflexion critique sur la façon de conduire sa vie[2]. Donner la zakat, une part de ses biens aux pauvres, fait partie de la conception du bien pour un musulman, mais une personne qui n’appartient pas à cette religion construira autrement la façon de bien conduire sa vie. « L’affiliation » désigne les moyens que nous avons d’être ouverts aux autres, de montrer de la sollicitude à leur égard, d’être capables d’imaginer leur situation[3]. Prévoir beaucoup d’histoires racontées et des activités artistiques dans les études peut être un de ces moyens qui favorisent la rencontre de vies différentes.
Liberté et égalité
Une société est juste quand les politiques publiques et les institutions sociales rendent effectives des libertés d’accomplissement pour chaque personne. Cette liberté n’est pas celle d’un individu séparé des autres et dont la rationalité l’extrairait de ses relations sociales et affectives. Au contraire, la liberté s’éprouve dans des contextes de vie singuliers. Ceux-ci doivent être définis comme des vecteurs d’épanouissement (capabilités). La liberté se réalise dans la combinaison d’une diversité de trajectoires d’accomplissement possibles. Mais si un homme pour des motifs religieux entreprend un jeûne qui met en péril sa santé qui est une voie du bien-être, sera-t-il forcé, ou du moins vivement encouragé à s’alimenter ? Pour Martha Nussbaum, la réponse est clairement non[4]. Les capabilités énoncent uniquement des aspects d’une vie digne qui devraient être possibles pour chaque être humain. Mais chacun est libre de se les approprier ou de les refuser. Ceci est la raison pour laquelle la « raison pratique » et « l’affiliation » sont des capabilités si importantes car elles sont des voies pour permettre à chacun de construire sa vie selon sa propre conception du bien et ce qu’il comprend de la situation des autres.
Par ailleurs, chaque vie devrait être digne d’être vécue. Chaque personne devrait être considérée comme une fin et non comme un moyen : chaque femme pour elle-même et non comme un moyen au service de son mari, par exemple. La justice sociale se construit aussi à partir d’une conception particulière de l’égalité. Non pas une égalité où tout le monde est identique aux autres ou reçoit des ressources identiques à celles des autres. Mais une égalité où chaque personne mérite une existence humaine digne de ce nom.
« Nous pouvons donc reformuler notre principe de chaque personne considérée comme une fin, en l’énonçant comme un principe de capabilité de chaque personne : les capabilités le sont pour chaque personne sans exception, et non, en premier lieu, pour des groupes, des familles, des États ou autres personnes morales. De tels organismes peuvent être extrêmement importants pour favoriser les capabilités humaines, et, en ce sens, ils peuvent à juste titre emporter notre adhésion : mais c’est à cause de ce qu’ils font pour les gens qu’ils sont si dignes de mérite, et l’objectif politique ultime est toujours de favoriser les capabilités de chaque personne[5]. »
Le handicap peut être appréhendé en tant que catégorie sociale. Les politiques publiques peuvent y affecter des ressources, un revenu de remplacement par exemple. Mais la justice sociale s’évalue au niveau de chaque personne. Telle personne, avec tel handicap, mais aussi avec différentes qualités singulières, a-t-elle effectivement les moyens de vivre une existence pleinement humaine : s’alimenter correctement, avoir les moyens de partager de l’attachement pour les personnes, de les aimer, de ressentir du désir, d’exercer des activités récréatives et expressives qui rencontrent la vie des autres, … ?
La justice sociale, en Inde comme partout ailleurs, ne peut s’évaluer uniquement au niveau de la Constitution, des lois ou des politiques de redistribution des ressources en faveur d’un enseignement gratuit, ni même d’un enseignement qui serait accessible aux femmes. Ce sont les vies concrètes qui nous permettent de dire si la liberté d’accomplissement d’une vie pleinement humaine est effective.
Vasanti vit en Inde. Un jour, elle quitte son mari, joueur, buveur et devenu violent. Elle va chercher à s’en sortir, mais son histoire la met dans une situation difficile. Elle s’est mariée précocement et son statut d’épouse l’a confinée dans des activités domestiques. Elle a été privée d’éducation, elle est analphabète. Son mari, de manière à bénéficier des incitants du gouvernement indien pour limiter les naissances, s’est fait une vasectomie et Vasanti n’a dès lors pas d’enfants pour lui venir en aide.
L’histoire de Vasanti nous est racontée par Martha Nussbaum. Pour elle, énoncer des principes de justice sociale demande de passer par les expériences réelles des personnes. En Inde, les femmes sont formellement égales aux hommes, la Constitution indienne interdit toute discrimination fondée sur le sexe[6]. Garantir une égalité formelle des droits est certes une démarche importante, mais elle n’est pas suffisante pour penser la justice sociale dans la situation de Vasanti. Son histoire ne peut être comprise qu’en rapport à la caste à laquelle elle appartient, la façon dont celle-ci envisage la répartition des rôles dans la famille, la place faite à l’éducation pour les uns et les autres, etc. Pour Martha Nussbaum, la justice sociale ne peut être pensée qu’en se mettant au cœur des contextes de vie. Chacun de ces contextes devrait permettre à chaque personne d’emprunter les chemins réels d’un épanouissement. Il s’agit dès lors de formuler une approche, à la fois, très ancrée dans la singularité des situations (les contextes réels de la vie des personnes) et, en même temps, suffisamment universelle (des épanouissements que pourraient souhaiter tous les humains). Cette démarche, elle lui donne le nom d’approche des capabilités.
« La question centrale que pose l’approche des capabilités n’est pas : « À quel point Vasanti est-elle satisfaite ? » ni même de combien peut-elle disposer en matière de ressources ? ». Elle est plutôt : « Qu’est-ce que Vasanti a réellement les moyens de faire et d’être ? ». Prenant position sur une liste opérante de fonctions qui sembleraient être d’une importance capitale dans la vie de l’être humain, nous nous demandons : la personne est-elle capable de cela ou ne l’est-elle pas ? Nous nous interrogeons non seulement au sujet de la satisfaction qu’éprouve la personne dans ce qu’elle fait, mais au sujet de ce qu’elle fait et de ce qu’elle est en mesure de faire (quelles sont ses possibilités et libertés). Et nous ne nous interrogeons pas seulement au sujet des ressources qui sont disponibles, mais au sujet de la façon dont celles-ci vont ou ne vont pas se mettre à opérer, permettant à Vasanti d’avoir un fonctionnement pleinement humain[7]. »
On ne peut évaluer si une société est juste simplement en se demandant si les gens sont satisfaits. Martha Nussbaum critique le courant de l’utilitarisme[8] qui fonde la justice sociale dans la maximisation du bien-être qu’expriment les personnes. Or celles-ci adaptent leurs préférences à la situation dans laquelle elles se trouvent. Une personne qui vit dans un pays pauvre ne sait pas nécessairement se rendre compte à quel point elle est en mauvaise santé. La fatigue ou la douleur peuvent appartenir à l’ordre des choses car les personnes alentour vivent les mêmes épreuves et elles n’imaginent pas qu’il pourrait en être autrement. Vasanti n’a vraiment pris conscience de ses possibilités d’une vie digne que plusieurs années après avoir quitté son mari, quand elle rencontra les femmes de la coopérative SEWA qui lui montrèrent d’autres manières d’être une femme, et où elle pu contracter un emprunt bancaire pour installer un commerce de couture. Rétrospectivement, et dans ce nouveau contexte de vie, elle peut affirmer à quel point sa vie antérieure était insatisfaisante, ce dont elle ne s’était pas rendue compte pendant des années.
La justice sociale ne peut pas non plus s’évaluer uniquement sur base des ressources disponibles. Cette remarque s’adresse à la théorie de la justice de John Rawls[9]. Le principe de différence y conduisait à une redistribution des ressources de telle manière que les inégalités profitent à ceux qui ont le moins. D’accord, dirait Martha Nussbaum, mais elle fait remarquer qu’il faut aussi que les personnes puissent utiliser ces ressources et se les approprier pour faire leur vie. Les ressources peuvent être distribuées sous forme d’écoles et d’un enseignement gratuit, par exemple. Mais cela n’implique pas nécessairement que les personnes vont pouvoir effectivement profiter de cet enseignement. Le système scolaire peut être inadapté aux facultés des élèves. Ou bien, la famille et la culture dans laquelle vit un enfant peut dévaloriser la poursuite des études, ce qui s’est passé dans l’enfance de Vasanti. Ce qui importe est la possibilité pour les personnes de pouvoir transformer effectivement les ressources de manière à se développer humainement.
Objection 1 : la justice sociale est mêlée à la « vie bonne »
Aux principes de justice sociale se trouvent mêlés des conceptions de la « vie bonne ». Si nous lions la justice sociale à une conception de « la vie humaine qui soit digne d’être vécue », nous sommes amenés à définir ce que devrait être une existence pleinement humaine. Les capabilités de Martha Nussbaum décrivent des vecteurs d’épanouissement pour tous les êtres humains. Dans nos sociétés modernes, métissées de nombreuses voies morales, philosophiques, religieuses ou culturelles, est-il vraiment possible, et même souhaitable, de se mettre d’accord sur un ensemble de dimensions essentielles au développement humain ?
Oui, répondrait Martha Nussbaum. Et d’autant plus dans un monde pluraliste. La justice sociale consiste à trouver une « base morale (…) pour des gens qui ont des conceptions très différentes de ce que serait une vie entièrement bien menée pour un être humain[10] »
Objection 2 : une théorie de la justice sociale incomplète
Mais alors, dans des sociétés où sans cesse se mélangent des cultures, des traditions et des minorités de toutes sortes, nous ne parviendrons jamais à une théorie de la justice sociale complète et bien ordonnée puisque continuellement affleureront de nouvelles conception d’une vie humaine bien menée. Cette liste des capabilités sera-t-elle toujours fluctuante, lacunaire, à reconstruire ?
Oui, répond Martha Nussbaum.
Références
[1] Cette analyse est la quatrième d’une série consacrée à la justice sociale. Deux ouvrages de synthèse nous ont largement inspirés pour la rédaction de ces analyses ; ils constituent par ailleurs une bonne introduction aux théories de justice sociale : Arnsperger C., Van Parijs P., Éthique économique et sociale, Paris, La Découverte, 2003. Sandel M., Justice. What’s the right thing to do ?, New York, Farar, Straus and Giroux, 2010. Le cours que Michaël Sandel donne à Harvard sur la justice sociale est disponible en vidéo sur internet à justiceharvard.org En anglais, mais vraiment interactif et accessible.[2] Nussbaum M., Femmes et développement humain. L’approche des capabilités, Paris, Des femmes, 2008, p. 121
[3] Nussbaum M., op. cit, p. 122
[4] Nussbaum M., op. cit, p. 132 où elle donne cet exemple.
[5] Nussbaum M., op. cit, pp. 114-115
[6] Nussbaum M., op. cit., p. 40
[7] Nussbaum M., op. cit, pp. 110-111
[8] Voir la première analyse de cette série sur Les utilitaristes, une société juste est une société heureuse
[9] Voir la troisième analyse de cette série sur Les libéraux-égalitaires
[10] Nussbaum M., op. cit, p. 115