Normes
Auteur : Marie Absil, Philosophe, animatrice au Centre Franco Basaglia
Résumé : Cette analyse tente de montrer que les normes, construites à partir des savoirs, portent en elles un rôle d’exigence et des coercitions qui légitiment l’exercice du pouvoir tout en contenant des dimensions prescriptives et créatrices. Se réapproprier ces dimensions au quotidien permet de participer au processus de construction de normes qui soutiennent la liberté et la créativité des individus plutôt que de les enfermer.
Temps de lecture : 15 minutes
La première analyse de cette série « savoirs en controverses[1] » Constructions politiques : savoirs pouvoirs et biopolitique[2] tente de démontrer que les savoirs sont des constructions qui œuvrent à travers des relations de pouvoir qui traversent toute la société au moyen de dispositifs de biopouvoir. La deuxième analyse, Société disciplinaire et société de contrôle[3] montre quant à elle l’évolution de la biopolitique qui est le champ d’application des biopouvoirs. Les pratiques disciplinaires qui consistaient à discipliner des conduites se transforment en procédés de contrôle diffus et constant qui se saisissent de la gestion de la vie même dans ce que l’on appelle désormais une société de contrôle.
Pour terminer le cycle de réflexions de cette année 2012, cette analyse portera sur les normes et mobilisera une dernière fois la pensée de Michel Foucault[4].
Définition et fonction de la norme
Dans notre précédente analyse Société disciplinaire et société de contrôle, nous avons examiné les pratiques disciplinaires et les procédés de contrôle. Nous allons maintenant découvrir le rapport que ces dispositifs entretiennent avec les normes.
« Dans le vocabulaire de Foucault, la notion de “norme“ est liée à celle de “discipline“. En effet, les disciplines sont étrangères au discours juridique de la loi, de la règle entendue comme effet de la volonté souveraine. »[5]
Pourquoi fonder les pratiques disciplinaires puis de contrôle sur la norme plutôt que sur un appareil juridique, les lois ?
« (…) la norme se définit non pas du tout comme une loi naturelle, mais par le rôle d’exigence et de coercition qu’elle est capable d’exercer par rapport aux domaines auxquels elle s’applique. La norme est porteuse, par conséquent, d’une prétention au pouvoir. La norme, ce n’est pas simplement, ce n’est même pas un principe d’intelligibilité ; c’est un élément à partir duquel un certain exercice du pouvoir se trouve fondé et légitimé. »[6]
L’appareil juridique, les lois, sont l’expression de la volonté souveraine qui contient toujours une part d’arbitraire. De plus, les lois ont surtout une fonction négative, elles interdisent des comportements. Les normes au contraire portent en elles un rôle d’exigence et de coercition qui non seulement, légitime l’exercice du pouvoir, mais qui contient une dimension prescriptive, créatrice. Plutôt que de recourir simplement à l’interdiction de comportements sous peine de sanction, la norme fonctionne plutôt comme un principe de qualification et de correction c’est un modèle, un repère, un idéal à atteindre.
« (…) la norme porte avec soi à la fois un principe de qualification et un principe de correction. La norme n’a pas pour fonction d’exclure, de rejeter. Elle est au contraire toujours liée à une technique positive d’intervention et de transformation, à une sorte de projet normatif[7]. »
La légitimation du pouvoir exercé au nom des normes provient du fait qu’elles sont issues d’autre chose que de la volonté souveraine. En effet, les normes sont construites à partir des savoirs et principalement du savoir médical érigé en biopolitique afin de gérer les populations au travers de biopouvoirs locaux, en tant que la gestion de la santé, de la natalité, de l’hygiène, etc. sont devenus des enjeux politiques entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle[8].
« La mise en place d’un appareil de médicalisation collective gérant les “populations” à travers l’institution de mécanismes d’administration médicales, de contrôle de la santé, de la démographie, de l’hygiène ou de l’alimentation, permet d’appliquer à la société toute entière une distinction permanente entre le normal et le pathologique et d’imposer un système de normalisation des comportements et des existences, du travail et des affects (…). »[9]
Les normes ont donc un pouvoir d’action beaucoup plus étendu que les lois. Plutôt que de s’appliquer uniquement à certaines personnes par l’interdiction et la sanction des comportements les plus extrêmes (comme le meurtre par exemple), elles touchent l’ensemble de la population par leur effet de normalisation. Effet de normalisation qui se fait sentir, par sa dimension créatrice et prescriptive héritée du partage entre le normal et le pathologique, dans tous les aspects d’une vie humaine, de l’apparence physique d’une personne (maigre, gros, grand, petit,…), de sa santé (bonne, mauvaise), de sa manière d’entrer en relation avec les autres (soumis, dominateur, indépendant, marié, célibataire, parent…), de son rapport au travail (travailleur, chômeur, invalide, workaholic, fainéant,…), de ses affects (enjoué, malheureux, en colère, déprimé,…) et de sa vie psychique en général (bonne ou mauvaise santé mentale, présence ou non de maladie). La normalisation des existences est obtenue par la formulation même de la norme en tant que modèle prescriptif auquel il faut se conformer mais aussi par la mise en place de techniques d’intervention et de transformation (les dispositifs disciplinaires et de contrôle) des individus quand ceux-ci s’écartent trop du modèle proposé.
« (…) la norme, entendue comme règle de conduite, comme loi informelle, comme principe de conformité ; la norme à laquelle s’opposent l’irrégularité, le désordre, la bizarrerie, l’excentricité, la dénivellation, l’écart. C’est cela qu’elle introduit par l’éclatement du champ symptomatologique. Mais son ancrage dans la médecine organique ou fonctionnelle, par l’intermédiaire de la neurologie, lui permet de tirer aussi à elle la norme entendue en un autre sens : la norme comme régularité fonctionnelle, comme principe de fonctionnement adapté et ajusté ; le “normal” auquel s’opposera le pathologique, le morbide, le désorganisé, le dysfonctionnement. »[10]
L’ancrage des normes dans le savoir médical à deux conséquences. D’une part, le savoir médical permet de déterminer et d’objectiver une moyenne des comportements acceptables, un « principe de conformité » des individus. C’est le fameux « idéal à atteindre » pour une « vie bonne ». D’autre part, l’appui sur la science permet la légitimation de cette moyenne qu’est la norme en tant que ligne de partage entre le normal et l’anormal. L’anormal devient ici plus qu’un écart qui n’est pas souhaitable, il est qualifié de « pathologique » et demande donc à être « guéri ».
Conclusion
Que nous apprend cette exploration des théories de Michel Foucault ? Quelles opportunités nous ouvre ce savoir particulier ?
Si les savoirs sont des constructions qui enferment ou qui peuvent libérer et qui œuvrent à travers des relations de pouvoir, non pas clivées entre une classe de dominants et une classe de dominés qui seraient toujours les mêmes, mais qui sont présentes dans toutes les relations que l’ont peut avoir dans la société : alors, nous avons le pouvoir, par notre participation à l’élaboration de ces savoirs, ou par l’exercice de notre esprit critique envers eux, de créer des normes qui soutiennent la liberté et la créativité des individus plutôt que de les enfermer dans un modèle étroit.
Si les procédés disciplinaires et de contrôle visent la gestion des comportements et de la vie même en s’appuyant, pour ce faire, sur les normes : nous pouvons établir, chacun à notre niveau, des relations de pouvoir égalitaires où les savoirs profanes ont droit de cité dans la création des normes.
Si les normes, enfin, sont issues de la construction du savoir médical : nous pouvons lutter, enfin, contre les procédés de contrôle et de normalisation, pas en faisant la révolution contre un système monolithique et en surplomb, mais par de micro-résistances locales dans les relations de pouvoir que chacun vit au quotidien et par la mise en controverse continuelle des savoirs constituteurs de normes et de valeurs.
Références
[1] La méthode retenue pour ce groupe de travail « Savoirs en controverse », pensé comme un laboratoire d’expérimentations entre savoir théorique et expériences vécues, est de rassembler des gens impliqués à titre divers dans la santé mentale afin de mener un travail de réflexion, de partage de savoirs et d’exercice de pensée. Les réflexions de cette analyse, entrelacées de références théoriques, sont le fruit de ces échanges.
Animé par une philosophe de formation, le groupe est fondé sur l’échange de points-de-vue et d’expériences. L’animatrice amène ses connaissances théoriques, les explicite et le groupe apporte ses réflexions et expériences vécues pour alimenter la réflexion. La position “méta” de la philosophie permet de prendre de la hauteur par rapport au quotidien et d’envisager les problématiques avec un regard neuf. Les discours des philosophes sont utilisés comme outil de travail mais aussi d’analyse critique voire de lutte contre la part d’aliénation inhérente à tout système établi.
[2] Voir l’analyse Constructions politiques : savoirs, pouvoirs et biopolitique.
[3] Voir l’analyse Société disciplinaire et société de contrôle.
[4] Voir notice Michel Foucault dans l’analyse Constructions politiques : savoirs, pouvoirs et biopolitique, p.1.
[5] Judith Revel,Vocabulaire de Foucault, Paris, Ellipses, 2002, p.45.
[6] Michel Foucault, Les Anormaux. Cours au Collège de France 1974 -1975, Paris, Gallimard, coll. Hautes Études, p. 46.
[7] G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, 1979, pp. 169-222 (en particulier p. 177, pour la référence à la norme comme « concept polémique »), cité dans Michel Foucault, Les Anormaux. Cours au Collège de France 1974 -1975, Paris, Gallimard, coll. Hautes Études, p.46.
[8] Voir l’analyse Construction politiques : savoirs, pouvoirs et biopolitique.
[9] Judith Revel, Vocabulaire de Foucault, Paris, Ellipses, 2002, p.45.
[10] Michel Foucault, Les Anormaux. Cours au Collège de France 1974 -1975, Paris, Gallimard, coll. Hautes Études, p. 150.