Genèse des alternatives
Auteur : Christian Legrève, animateur au Centre Franco Basaglia
Résumé : Depuis bien longtemps, des individualités et des collectifs se sont trouvés en Belgique, inspirés qu’ils étaient par les mêmes expériences, en d’autres temps, en d’autres lieux. Leur but commun est de transformer les conditions d’existence des personnes qui vivent avec la souffrance psychique.
Leur conviction, leur expérience, c’est que ce n’est pas tant la maladie qui détermine ces conditions que les institutions de la société qui l’accueille. C’est donc sur ces dernières qu’ils veulent agir. Mais quand on parle de transformer les institutions, il ne s’agit pas (que) des établissements psychiatriques.
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Même si les racines sont plus anciennes, la création du Réseau-alternative à la psychiatrie, à Bruxelles, en 1975, est probablement l’initiative qu’on peut pointer comme le moment fondateur. Elle a eu lieu, dans une perspective internationale, suite à une journée de réflexion (« La folie parmi nous, qui écoute ? ») organisée l’année précédente par le Groupe d’études pour une réforme de la médecine (GERM).
Il s’agit, bien sûr, de s’émanciper de la psychiatrie, mais c’est le regard qu’elle porte sur la folie qu’il s’agit de mettre à distance. Dans tous les dispositifs sociaux. Ce n’est pas que la psychiatrie doive être bannie, combattue. C’est sa domination culturelle qui doit être combattue. C’est le fait qu’elle est la seule manière de penser les existences marquées par la folie. “l’institution que nous mettons en question depuis vingt ans n’est pas l’asile: c’est la folie »[1].
Rotelli précise : « Qu’était l’institution que nous avions à nier ? C’était l’ensemble des appareils scientifiques, législatifs et administratifs, des codes de référence culturelle et des rapports de pouvoir structurés autour d’un objet précis, pour lequel ils avaient été créés: c’est à dire “la maladie”, à laquelle se surajoutait, à l’hôpital psychiatrique, la “dangerosité » ».
La remise en cause tient aussi au fait que les rapports de domination sont inscrits dans le champ de la psychiatrie, comme ils le sont dans le champ du soin en général. Entre soignants et patients, entre les différents métiers du soin et de l’accompagnement, entre les malades et les bien-portants, entre les organisations, avec la force publique.
Combattre la domination de la psychiatrie, c’est combattre la domination en général.
Aujourd’hui comme hier, les personnes et les collectifs portés par cet élan sont minoritaires. On pourrait dire insignifiants, invisibles, négligeables. Faibles, en tous cas, en face de la puissante machine idéologique de la pensée dominante sur la folie. On peut même penser qu’ils le sont plus encore que par le passé, parce que le contexte de ces mouvements a changé.
Les conditions socioéconomiques ne sont plus les mêmes, et la forme même des dominations a changé, comme le disait déjà Félix Guatarri[2] il y a 15 ans. « [ ] ce qu’il y a, c’est simplement une production de subjectivité. Pas seulement une production de la subjectivité individualisée mais une production de subjectivité sociale qui peut se trouver à tous les niveaux de la production et de la consommation. Et plus encore : une production de la subjectivité inconsciente. À mon avis, cette grande fabrique, cette puissante machine capitalistique, produit y compris ce qui nous arrive quand nous rêvons, quand nous rêvassons, quand nous imaginons, quand nous tombons amoureux et ainsi de suite ».[3] L’intuition de Guatarri est que, au sein d’une société des flux et de l’information, les mots d’ordre du néolibéralisme (disons) ont pénétré les esprits. La domination a pris un caractère culturel et s’impose, non par la répression menée par des institutions identifiables, mais par la contamination des esprits.
Une des conséquences de cette mue de la domination est que les initiatives d’alternative critique et leurs acteurs ont été rattrapés par les visions dominantes. Ainsi des pratiques ambulatoires en santé mentale qui, bien que s’étant multipliées, ne sont pas (plus) porteuses d’une puissance critique émancipatrice de l’accompagnement[4].
À la différence de nos glorieux prédécesseurs, peut-être, nos collectifs sont également hésitants. Ils cherchent, pour les raisons même qui les ont poussés à se constituer, des manières de faire et de penser qui ne sont pas balisées. Et ils le font au plus près des personnes qui vivent avec le trouble, au plus juste avec elles, en s’adaptant à leurs errements, leurs variations dans la manière d’être là, avec leur présence parfois encombrante, parfois absente. C’est un choix éthique, mais c’est aussi une orientation de la recherche de la manière de prendre soin qui leur semble la meilleure. Enfin, ils sont aussi animés par la conscience que les existences singulières des personnes qu’ils accompagnent apportent un éclairage précieux sur l’existence humaine, en général. Qu’il est donc idiot d’éteindre cette lumière.
Problémation
Exister dans la durée, en étant minoritaire et hésitant n’est pas une mince affaire. À l’évidence, ce n’est pas possible en restant isolé, sauf à prendre le risque de plonger dans une vision christique de la mission, qui n’apporte pas grand-chose d’autre qu’un plaisir masochiste. Ces collectifs sont donc en relation. Cette relation s’est à nouveau formalisée, au milieu des années 2000, dans le Mouvement pour une Psychiatrie Démocratique dans le Milieu de Vie, rassemblement plus ou moins formel de personnes et d’organisations sensibles à la transformation de ce champ.
Transformer. Car, parmi nous, malgré l’insignifiance et l’hésitation, existe aussi le désir de construire. Une pensée, des récits, des pratiques, des propositions. Et de les faire circuler. Sortir des assignations. Pour citer encore Franco Rotelli « C’est seulement quand les “opérateurs” se reconnaissent et se réorganisent en tant qu’institution qu’ils découvrent que la cité est un réseau d’institutions, et que le malade mental est une institution et qu’ils ont besoin d’un pouvoir institutionnel pour utiliser, plier et transformer ces institutions ».
Le chapitre premier de Criminels de paix, dernier ouvrage collectif auquel aura participé Basaglia, s’ouvre sur un dialogue avec Jean-Paul Sartre et sur l’idée que « le technicien bourgeois accepte automatiquement la gestion de l’institution […] comme si les définitions que sa propre intervention confirme ne dépendaient pas de lui ».
Une mise en contexte s’impose. On est au tout début de l’année 1980 quand sort le bouquin qui regroupe, sous le sous-titre « recherches sur les intellectuels et leurs techniques comme préposés à l’oppression », des contributions d’intellectuels très à gauche qui s’inquiètent de leur responsabilité dans le basculement idéologique qui est en train de s’opérer (ce qu’on appelle parfois les années Reagan-Thatcher). Basaglia est un militant communiste (dans un pays qui a connu le pouvoir fasciste), influencé par Sartre, qui, passé par le parti communiste d’après-guerre, a ensuite évolué vers l’extrême-gauche. Tout ça détermine un vocabulaire, et peut-être même un mode de pensée qui semblent aujourd’hui étrangers, voire exotiques.[5]
J’invite pourtant celle ou celui qui lit à écouter le propos, au-delà des formes qu’il prend, dans ce contexte. Ce dont il s’agit, c’est de la responsabilité de chacune et chacun sur le sens des cadres dans lesquels nous intervenons. Sur le double sens, en fait, à la fois de signification, et de direction.
Basaglia demande ensuite à Sartre : « Quels sont, d’après vous, les problèmes théoriques et pratiques du technicien en face de la réalité, compte tenu de ce que la réalité elle-même dans laquelle nous vivons n’est que l’idéologie ? » Sartre répond : « … une idéologie née de la pratique, et c’est exactement celle-ci que nous devons mettre au point maintenant. Et ce ne sont pas les intellectuels qui doivent le faire, mais l’ensemble des individus ». Or ça, aujourd’hui, ça reste un enjeu majeur, que « le secteur », et en particulier « l’ambulatoire » a peut-être perdu de vue : la possibilité de construire, avec toute la société, une pratique d’accompagnement et une vision politique qui se nourrissent l’une de l’autre.
Notre problème devient alors d’affermir suffisamment notre position pour agir malgré notre insignifiance. Arriver à construire un espace propre, identifié, autonome, et pourtant ouvert, en dedans et en-dehors, et mouvant. Être suffisamment semblables et suffisamment différents. Le collectif est pris dans une contradiction entre continuité et discontinuités. Cette contradiction est consubstantielle à notre initiative. On cherche ce qui peut se tisser entre les associations. On essaye de reconnaitre les discontinuités, en recherchant une forme de continuité.
Comment, dès lors, sur un plan plus méthodologique – certains diront stratégique, se dégager de nos propres barrières institutionnelles, construites par nous ? comment fabriquer des normes, instituer des pratiques, sans s’enfermer dans les limites des organisations ? comment maintenir vivant le processus d’institutionnalisation ?
Emballages
Il n’est pas facile de décrire le type d’organisation que nous cherchons à faire vivre. Elle est animée d’une énergie dialectique entre stabilité et créativité. Des organisations qui tiennent, qui contiennent, qui permettent de s’appuyer, mais qui donnent vie aux variations, où la structure ne devient pas l’essentiel, ne dessèche pas, ne requière pas toute l’énergie.
Rotelli, encore lui, confronté à cette difficulté de décrire l’organisation souhaitable pour le service de santé mentale, recourait à la métaphore des emballages de Tadeusz Kantor[6]. Dans un manifeste de 1966, à l’occasion d’une expositions, Kantor écrivait : “Le fait d’emballer remplit des fonctions à ce point prosaïques, utilitaires, banales, et il est si totalement soumis à son contenu, qu’une fois vidé [il devient] inutile, superflu, lamentable vestige… Il apparaît dans toutes sortes de circonstances, les quotidiennes et les exceptionnelles, les petites et […] les grandes et définitives, emballages… quand on veut transmettre quelque chose de très important et essentiel et personnel… emballages… quand on veut préserver quelque chose, assurer sa survivance. Le fixer pour que cela échappe au temps… emballages… quand on veut cacher quelque chose très profondément, emballage, l’isoler, le préserver devant l’ignorance et la vulgarité. Emballages, emballages, emballages ...”
Rotelli commente « Je crois que le Centre de Santé Mentale est cet emballage exposé, cette institution provisoire et inventée ». Les organisations n’ont de valeur que relativement à la valeur des relations qu’elles permettent, qu’elles valorisent, qu’elles instituent.
Nous pourrions faire nôtre cette perspective, pour l’organisation en santé mentale que nous voulons promouvoir, et aussi pour le collectif que nous sommes.
Notes
[1] Franco Rotelli (Successeur de Basaglia à la direction des services de santé mentale de Trieste) ; L’insitution en invention ; 1986; in “Per la salute mentale/ for mental health” 1/88 – Review of the Regional Centre of Study and Research of Friuli Venezia Giulia.
[2] Philosophe et psychanalyste français auteur de nombreux ouvrages, marqué par son expérience à la clinique de La Borde et le mouvement de la psychothérapie institutionnelle, décédé au début des années ’90.
[3] F Guatarri et S Rolnik, Micropolitiques ; Le Seuil, coll les empêcheurs de penser en rond ; Paris ; 2007
[4] Lire Mathieu Bietlot ; Hospitalité, pour des formes d’institution sous tensions ; CFB ; 2020
[5] Lire Giovanna Gallio et Raoul Kirchmayr ; La découverte de la réalité. Sartre, « maître » de Basaglia ; Dans Les Temps Modernes 2012/2 (n° 668)
[6] Metteur en scène polonais, réalisateur de happenings, peintre, scénographe, écrivain, théoricien de l’art, acteur et professeur à l’Académie des beaux-arts de Cracovie, qui (1915-1990). Il recourait souvent à la technique de l’emballage dans ses travaux, et en avait échafaudé une théorie.