Hospitalité : quand l’identité est interrogée par l’altérité
Auteur : Marie Absil, Philosophe, animatrice au Centre Franco Basaglia
Résumé : Denise Jodelet, a réalisé sur 4 ans, une étude sur la Colonie familiale d’Ainay-le-Château où plus de mille ressortissants d’un hôpital psychiatrique sont placés chez l’habitant. Des nombreux enseignements et questionnements que nous pouvons tirer de cet ouvrage passionnant, nous nous intéresserons ici à la question de l’identité. Car l’identité des hôtes est toujours fragilisée dans les histoires d’hospitalité. En effet, l’accueil d’un étranger requiert une ouverture à l’autre qui est souvent vécue comme une mise en danger de l’équilibre identitaire de l’hôte.
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Denise Jodelet, à réalisé sur 4 ans, une étude sur la Colonie familiale d’Ainay-le-Château où plus de mille ressortissants d’un hôpital psychiatrique sont placés chez l’habitant, dans près de cinq cents foyers, répartis sur treize communes. Sa méthode de recherche comprend l’observation participante, l’étude de la littérature, l’interrogation d’un échantillon représentatif du personnel hospitalier médical et paramédical, la passation d’un questionnaire destiné à recenser et à décrire les familles d’accueil.
En 1989, un livre est né de cette recherche très complète, il s’intitule Folies et représentations sociales[1]. Des nombreux enseignements et questionnements que nous pouvons tirer de cet ouvrage passionnant, nous nous intéresserons ici à la question de l’identité, souvent mise à mal dans les histoires d’hospitalité.
Quand l’identité est mise en danger
L’identité des hôtes est toujours fragilisée dans les histoires d’hospitalité. Car l’identité de chacun, comme celle des groupes sociaux, se construit tout autant par des affirmations – voici qui je suis – que sur le rejet – voilà ce que je ne suis pas. L’accueil d’un étranger requiert une ouverture à l’autre qui est souvent vécue comme une mise en danger de l’équilibre identitaire de l’hôte. En effet, selon Alain Montandon, dans son étude des récits d’hospitalité :
« Le groupe social peut ressentir comme un danger l’entrée d’un élément extérieur et différent en son sein. Chaque groupe se distingue par un mode de fonctionnement qui s’appuie sur la cohérence de ses membres et l’exclusion de ceux qui n’en font pas partie. La distinction permet d’établir à la fois l’identité et la différence, identité d’appartenance et exclusion d’une société.[2] »
Alors, quand des villageois reçoivent en pension un grand nombre de malades de l’hôpital psychiatrique voisin, cette mise en danger, des identités personnelles comme celle du groupe, est maximale. En effet, la maladie mentale est un cas particulier de la maladie. Si on a un cancer, on est malade mental. L’affection psychique est bien plus qu’un simple attribut de la personne, elle lui est constitutive. Touchant à la personnalité de l’individu, la maladie mentale façonne ainsi en partie son identité.
« Le nombre, l’ubiquité, l’implantation des malades imposent la présence d’une masse humaine dont la population ne peut éluder ni l’envahissement, ni les répercussions qu’en subit son image.[3] »
Quand la proximité suscite des stratégies de défense
Dès lors, les villageois mettent en place des stratégies de défense. Des frontières invisibles sont érigées entre les malades et les villageois.
« Au bal, le pensionnaire est autorisé à regarder, pas à danser. Quand les séances de cinéma ont lieu au Foyer rural, l’obscurité rend réticent et les malades sont refoulés dans un carré dont les bancs sont séparés de ceux du public.[4] »
Ces frontières sont d’abord destinées à l’étranger, à celui qui ne connaît pas la situation particulière du village et qui pourrait se méprendre sur l’identité des malades, les assimilant par erreur aux villageois.
« La liberté dont jouissent les pensionnaires est source de menaces pour l’image du groupe. On craint que le témoin, ignorant leur appartenance institutionnelle, se laisse abuser par les apparences d’un statut civil plein, et ne les assimile au reste de la population. [5]»
Mais ces frontières servent aussi aux villageois. Elles garantissent, à leurs propres yeux, le maintien minimal d’une distinction entre les fous et eux. Pour Denise Jodelet, les habitants préservent ainsi leur identité « d’homme normal ».
« L’abaissement des frontières de la normalité, la pénétration des malades dans les activités, préoccupations et conversations quotidiennes donnent à leur groupe un pouvoir d’envahissement d’un autre mordant que celui repéré au simple plan de l’espace physique. Faisant des pensionnaires une partie intégrante du « nous », il va jusqu’à modifier l’identité de ses membres. [6]»
Elle signale également que si la proximité quotidienne avec les malades sensibilise les villageois à leurs problèmes, elle rappelle aussi à chacun la fragilité de son propre équilibre mental.
« L’étroitesse du contact avec la folie entraîne un rapprochement et convainc de sa proximité, la sagesse tirée de la confrontation quotidienne rend plus disponible mais aussi plus sensible à elle. Dès lors, peu sépare le sentiment de cette pénétration de celui de sa propre fragilité et d’une imprégnation contagieuse.[7] »
Les villageois se sentent comme contaminés par les malades. Pas contaminé par leur maladie en elle-même, mais bien par l’habitude qu’ils ont prise de leur présence à leurs côtés. Écoutons-les :
« Mais enfin pour nous c’est assez facile de vivre. On fait plus attention, on fait pas attention. Les malades pour nous, c’est, c’est… Si on avait plus de malades, je crois qu’on serait déséquilibré aussi. On est habitué. [8]»
L’habitude est le signe d’une transformation de soi puisque, une fois installée, les villageois constatent qu’ils ne peuvent plus s’en passer.
« C’est vrai, quand on est habitué avec, ça fait comme si on était infecté, comme si on pouvait pas s’en passer. »
Regard extérieur et soupçon
À cette « intoxication » que constitue l’habitude, s’ajoute le poids des regards extérieurs au village. Les familles, les amis, les relations qui ne vivent pas au village ont souvent du mal à comprendre cette tradition d’accueil des malades mentaux par les familles du village. Ils expliquent à la chercheuse que la seule motivation plausible de cet accueil est certainement l’appât du gain.
« À « la honte de montrer ces côtés de l’homme » – celui de la misère qui tire parti de celui de la folie – que ne savent éviter les pouvoirs publics, s’ajoute « la dévalorisation des nourriciers », par une disposition naturelle à se laisser détériorer au contact des fous, « les enfants s’abrutissent et les adultes perdent leurs qualités morales et religieuses [9]».
Mais le plus difficile pour les familles d’accueil du village, c’est l’insinuation insistante que leur cohabitation avec des fous va immanquablement déteindre sur eux. Cette réévaluation extérieure de leur identité les fâche et les inquiète tout à la fois :
« (…) Ils disent qu’on va être fou, que ça va déteindre sur nous. Mais je crois pas, on discutait, on se fâchait. Ils pouvaient pas arriver à comprendre et ils en avaient peur, beaucoup peur, sur le même plan que moi, mais davantage avec une idée de méchanceté. Et ils disaient qu’on va être pareil, à force de les élever, on va les écouter et les croire. C’est les autres qui mettent ces idées en tête.[10] »
C’est cette inquiétude diffuse quant à la conservation de l’intégrité de son identité ainsi que le soupçon exprimé par les personnes extérieures au village qui explique les frontières invisibles observées par la chercheuse. L’assignation d’une place déterminée pour chacun fonctionne comme un marquage, un repère, qui empêche la confusion des identités. Les malades sont accueillis, on leur fait une place mais à la condition expresse qu’ils « restent à leur place ».
« La réassurance par le repérage du fou à des indices matériels est un besoin d’autant plus aigu que la population, elle-même incertaine des possibilités de discrimination, redoute que d’autres ne se laissent abuser et, en appelant à quelque affinité pour expliquer son accueil, ne la jugent aussi atteinte que ceux qu’elle reçoit (…).[11] »
Chaque famille accueillante élabore et se justifie auprès de la chercheuse de sa propre stratégie de distanciation.
« Il faut tenir un certain écart. Il faut se familiariser un peu avec eux, mais pas se mettre de trop près… On les laisse pour ce qu’ils sont, puis c’est tout. On leur fait ce qu’on doit leur faire, mais il faut rester à l’écart d’eux tout de même. [12]»
Une famille refuse l’entrée de sa maison à leur pensionnaire qui dispose d’une chambre avec entrée indépendante.
« On aimerait pas un comme celui qu’on avait qui, sans être méchant, qui est entré à la maison.[13] »
Une autre refuse la présence de leur pensionnaire à la table familiale et le sert dans sa chambre.
« Les repas, c’est spécial. C’est des gens qui les occupent à travailler avec eux qui donnent une vie de famille. Nous, nous les servons dans leur chambre. Celui qui travaille a sa récompense. Mais dire de les avoir à table, non.[14] »
Conclusion
Accepter l’autre, c’est le reconnaître comme son semblable. Mais dans cette histoire d’hospitalité, s’il s’agit d’accueillir l’autre (et donc, de l’accepter, ou à tout le moins, d’accepter sa présence), il ne peut être question de le reconnaître comme son semblable. Car la folie est le signe d’une altérité que l’on souhaite irréductible pour sa propre sécurité, son propre équilibre. La séparation ici joue littéralement le rôle de « garde-fou », elle souligne la dissemblance en maintenant une non-identité entre les malades et les villageois.
Pour conclure, laissons la parole à Denise Jodelet :
« Lorsque de l’inconnu on fait un intouchable, on sauve sa propre intégrité des risques de l’altérité en l’enfermant dans la différence. [15]»
Références
[1] Denise Jodelet, Folies et représentations sociales, PUF, coll. Sociologie d’aujourd’hui, 1989.
[2] Alain Montandon, Désirs d’hospitalité. De Homère à Kafka., PUF Littératures européennes, Paris, 2002, p. 153.
[3] Denise Jodelet, Folies et représentations sociales, PUF, coll. Sociologie d’aujourd’hui, 1989, p.79.
[4] Denise Jodelet, op. cit., p.83.
[5] Denise Jodelet, op. cit., p.86.
[6] Denise Jodelet, op. cit., p.89.
[7] Denise Jodelet, op. cit., p.90.
[8] Denise Jodelet, op. cit., p.85.
[9] Denise Jodelet, op. cit., pp.87-88.
[10] Denise Jodelet, op. cit., p.91.
[11] Denise Jodelet, op. cit., p.92.
[12] Denise Jodelet, op. cit., p.102.
[13] Denise Jodelet, op. cit., p.102.
[14] Denise Jodelet, op. cit., p.102.
[15] Denise Jodelet, op. cit., p.263.