De Boodschapper
Auteur : Christian Legrève, animateur au Centre Franco Basaglia
Résumé : Fascination pour un personnage habité par une voix. Récit d’un destin incroyable, celui d’un homme qui souffre, et dont la parole arrive pourtant à inspirer tout un peuple, à force de conviction, en réinventant une langue. Et, en creux, destin d’un auteur, élevé dans une culture, arraché à cette culture, et qui raconte ses racines les plus profondes dans une langue qui n’est pas la sienne.
Temps de lecture : 15 minutes
Le Messager, de Kader Abdolah, est un curieux texte. L’histoire de ce livre, son cheminement, est déjà, en soi, tout un roman[1].
Le nom véritable de Kader Abdolah est Hossein Sadjadi Ghaemmaghami Farahani. Il est né en 1954 à Arak, en Iran. Après qu’il ait publié deux recueils de contes, les autorités découvrent qu’il est un membre actif de l’opposition, et il doit fuir son pays. On est en 1985. Il décide de se réfugier aux Pays-Bas. Après un séjour dans un centre de réfugiés à Apeldoorn, il apprend le néerlandais tout seul à l’aide de livres d’enfants et de recueils de poésie. Il commence alors à écrire en néerlandais. En 2008 sort en librairie son livre De Boodschapper – De Coran, un diptyque, constitué d’une biographie romancée de Mahomet et de textes traduits du Coran. Qui raconte comment les visions d’une personne peuvent inspirer des millions de gens et entraîner le monde dans une transformation gigantesque.
Je veux donc vous parler de la traduction française d’un livre écrit en néerlandais par un écrivain iranien, sur un grand mystère littéraire de la langue arabe.
Kader Abdolah invente son histoire à partir d’un personnage évoqué dans le Coran. Zayd ibn Thaâlith est un esclave acheté puis adopté par Mahomet à l’âge de sept ans. Il devient vite son serviteur dévoué, son ombre, puis son chroniqueur.
Mahomet ne sait ni lire, ni écrire. Son épouse Khadija lui lisait la bible et lui a, par la suite, appris peu à peu les rudiments de la lecture. Le récit fait vivre les retraites spirituelles de Mahomet dans les cavernes du mont Hira, au cours desquelles l’archange Gabriel lui apparaît en rêve pour lui confier la parole même de Dieu.
« Il partait sans prévenir, et sans nous dire non plus quand il serait de retour. Au début, il s’en allait l’après-midi pour ne rentrer que tard dans la nuit. Puis, il disparaissait parfois pour deux ou trois nuits ».
Au début, Mahomet est effrayé par la voix qu’il entend. Il en parle avec Khadija, qui le rassure et l’encourage. Mahomet se met alors à raconter ses songes aux habitants de la ville. C’était là son enseignement. Il veut les convertir.
C’est un homme passionné, exalté, qui vit entièrement son engagement. Son combat va le conduire à des périodes d’abattement, de prostration. En effet, il est d’abord rejeté par sa communauté. La radicalité de son propos, la nouveauté de la foi qu’il prêche, la source de son enseignement, la forme de sa parole en font un exclu. Il faut rappeler qu’à cette époque, le Hijaz (cette région) en général, et la majorité de la population de La Mecque, en particulier, se vouait au culte archaïque d’idoles dont les figures étaient, d’ailleurs, conservées dans le premier édifice de la Ka’aba. Mais son charisme et sa force de conviction lui permettent de dépasser les moqueries. À la faveur des intrigues, des querelles religieuses, des batailles de clans et grâce à son ambition politique, il arrive peu à peu à s’attacher des fidèles.
Après la mort de celui qui se faisait appeler le messager d’Allah, Zayd est chargé de rassembler ses méditations et commandements en un seul livre : le Coran. Jusque-là, les révélations ont circulé par fragments, d’abord oralement, puis fixées par écrit sur des supports divers (des étoffes, des pièces de cuir, des ossements d’animaux)[2]. «Ainsi, j’ajoutai au texte cent quatorze titres et des milliers d’astérisques. Le Coran est d’Allah. L’ordre, les titres et les points dans le Coran sont de moi, Zayd, le chroniqueur ». Mais les successeurs de Muhammad n’arrivent pas à se mettre d’accord sur le texte. C’est sous l’autorité de Uthman, gendre du Prophète et IIIème calife que le texte définitif de Zayd est établi. « Othman tira son épée et la posa sur le livre : « Voici le Coran ! ». Personne n’osa dire quoi que ce soit. Et tout le monde pu contempler le Livre ». Dans le récit de Kader Abdolah, à travers les témoignages d’amis et d’ennemis, d’épouses, de savants et de poètes, Zayd cherche à reconstruire la vie de Mahomet.
D’abord quelle langue ! Quelle poésie ! Moi, mes éblouissements commencent toujours comme ça. Quel miracle, d’arriver à rendre, à travers les filtres de trois traductions, la force de la parole du prophète. Il faut rappeler que le Coran est présenté comme une formidable innovation poétique dans la langue arabe.
C’est Aasha, poète mecquois, qui parle :
« j’ai gardé le silence. J’écoutais. Une grande partie de ce que disait Muhammad me semblait n’avoir aucun sens, mais il employait pour le dire une langue arabe toute neuve. Je ne comprends toujours pas comment ces textes incompréhensibles ont pu le mener si loin.
Il criait tout à coup ces mots venus de nulle part : « Allahu Akbar, Allah est grand ! » Qui est Allah ? Et comment sait-on qu’Il est grand ? Allah représentait un concept nouveau et Sa grandeur n’était pas observable.
Il disait : « La ilaha illa Allah : Il n’y a qu’un seul Dieu et Il a pour nom Allah ». Cette construction syntaxique était neuve. « Lah » dans Allah signifie non, ou pas plus. Allah est donc Un et pas plus.
Muhammad disait : « Salam alaykoum ! Je te salue, que la paix soit sur toi ». Personne n’avait jamais utilisé le mot salam en guise de salutation : « Salam alaykoum ! ». Lorsqu’on disait pour la première fois « Salam alaykoum » à quelqu’un, ça avait un délicieux goût sucré, comme une bouchée de pâtisserie toute fraîche.
Il disait : « Lam yalid wa lam youlad : Personne ne L’a enfanté. Et Il n’enfante pas ». On en avait la chair de poule quand on l’entendait pour la première fois. C’était une phrase arabe simple mais en même temps d‘une grande force, avec beaucoup de l et de a. Lorsqu’on la prononce, les sons évoquent de hautes montagnes. »
Nom de dieu, s’y j’ose dire, je comprends l’arabe !
Il y a donc ça, à la base : L’invention d’une langue nouvelle, a priori incompréhensible, en tous cas dont le sens échappe, mais qui touche le cœur. Et qui ouvre à une compréhension nouvelle du monde. Ensuite, il y a la foi inébranlable de celui qui porte cette parole, et qu’il arrive à transmettre.
Aasha, toujours :
« Il mentait. Il mentait énormément. Et croyait en ses propres mensonges. Mentir n’est peut-être pas le bon mot, il inventait. Il disait que ses textes coraniques lui étaient révélés. Mais il imaginait tout lui-même. Seul. Dans sa tête, et je me délectais de son pouvoir d’imagination».
Les ennemis de Mahomet ne manquent d’ailleurs pas de l’attaquer : « Voici plutôt un amas de rêves qu’il a inventés lui-même ; c’est un poète ! Qu’il nous apporte un Signe comme il en été envoyé aux Anciens »[3]. Mahomet se défend pourtant d’être un poète, pas plus qu’un magicien : « Tu n’es, par la grâce de ton Seigneur, ni un devin, ni un homme possédé »[4].
Je ne suis pas religieux. Et je n’ai pas de sympathie particulière pour l’islam. Mais j’ai été bouleversé par l’histoire de cet homme qui arrive à créer un tel mouvement à partir de ses songes. À aucun moment, je n’oublie qu’il s’agit d’une fiction, inspirée par la tradition biographique et, je suppose, par le sentiment religieux qui anime Kader Abdolah. La question n’est pas : est-ce vrai ou pas ? Et ce serait lamentable d’en conlure que Mahomet était fou (ou schizophrène, ou bipolaire, ou borderline). Face à une histoire comme celle-ci, on voit clairement que ça réduirait de manière dramatique le sens de son existence.
Dans ce récit, Mahomet n’est pas présenté comme un héros, comme un surhomme. On le voit comme un être profondément humain, mais habité par ses visions. Et qui va au bout de son désir. L’auteur raconte :
« Je me suis dit : « Hey ! Je vais écrire une version en néerlandais. Pour promener mes lecteurs dans les jardins du Coran ». Et tout à coup, j’ai découvert Muhammad comme une personne : comme homme, comme poète, comme politicien, menteur, tombeur et aussi comme grand-père »[5].
Ce qui m’intéresse, c’est la réflexion que ça inspire sur la place des visions dans notre monde actuel. Restons calmes ! Je n’affirme pas qu’il nous faut suivre tous les pauvres gens qui délirent dans nos rues, que ce sont des prophètes méconnus. Qu’il faut en faire des leaders politiques, suivre leurs préceptes et les vénérer. Ce n’est d’ailleurs pas ça qui se passe pour le Mahomet de notre histoire. C’est bien le contexte, les conditions sociales, les frustrations des gens et les conflits latents qui permettent son ascension. Mais son succès est possible parce que les gens de son époque sont inspirés par les visions de Mahomet. Les raisons qui les poussent à agir se trouvent dans le monde réel, mais l’énergie qui les met en mouvement vient des songes que raconte un homme tourmenté. Ces songes leur ouvrent des horizons nouveaux. Dans notre société, quelqu’un qui partage ses visions, qu’on appelle aujourd’hui des hallucinations, on le soigne. On le fait taire, on l’enferme.
Il faut aussi revenir sur L’attitude de Khadija, son épouse, femme responsable, riche commerçante. C’est d’abord à elle qu’il raconte ses visions, qui l’effrayent lui-même. Malgré ses inquiétudes à elle, malgré les disparitions de plus en plus fréquentes de son époux, malgré qu’il abandonne ses responsabilités dans leur commerce, elle l’encourage à croire en sa révélation. L’attitude de Khadija est celle de l’hospitalité au trouble[6]. Elle est confrontée, chez quelqu’un qu’elle aime, à une profonde détresse, et à des manifestations qui la dépassent. Elle fait ce qu’elle peut pour accueillir ces évènements, et rester dans la relation avec son homme.
On notera aussi que les visions de Mahomet ne viennent pas de nulle part. On ne peut s’empêcher de penser que Khadija l’a, elle-même, inspiré, en lui lisant la bible. Et, bien avant, quand Mahomet avait exercé la fonction de salar (caravanier), dans les caravansérails, il avait passé de longues soirées à discuter avec des marchands éthiopiens, byzantins, égyptiens, perses. Il découvrit ainsi le monothéisme et les religions du Livre. L’histoire de Kader Abdolah parle d’un monde où il n’y a pas de barrière dressée entre ceux qui entendent des voix et les autres. Les un.e.s et les autres ont un rapport à la spiritualité qui leur est propre.
Qui sait, sans Khadija, il se serait peut-être jeté sous le train, et on aurait manqué quelque chose.
On pourra en apprendre davantage sur les entendeurs de voix en regardant un reportage de la chaîne arte encore visible sur le site de zinzin zine, ou en visitant le site https://www.rev-belgium.org/
On pourra aussi s’intéresser aux ouvrages de l’anthropologue française Barbara Glowczewski-Barker sur les cultures des peuples aborigènes : « j’observai que toute la vie des Walpiri était imprégnée de sacré car tout ce qui constituait leur environnement était signe de Rêve ».
Extraits à lire sur Antiopées
Références
[1] Kader Abdolah ; Le Messager ; Gallimard ; 2018
[2] D Masson ; le Coran ; Gallimard, collection folio ; 1967 ; introduction
[3] Sourate XXI, verset 5 ; souligné par D. Masson
[4] Sourate LII, 29 ; souligné par D. Masson
[5] Interview de Kader Abdolah à propos de son livre
[6] Lire, par exemple, hospitalité : cohabitations et remue-ménages à tous les étages, de Mathieu Bietlot