Du bon usage de la douceur
Auteur : Delphine Bouhy, animatrice à Revers
Résumé : En 1845, Edgar Allan Poe publie la nouvelle visionnaire Le système du Docteur Goudron et du Professeur Plume où il est question d’un asile privé célèbre pour appliquer la méthode de la douceur auprès de ses pensionnaires. Ce même XIXème siècle voit se développer de nouvelles pratiques de soin en Europe et ailleurs dans le monde, basées sur une humanité accrue.
Aujourd’hui encore, la douceur bouleverse et transforme.
Temps de lecture : 15 minutes
La folie douce.
La folie douce est un moment d’égarement, de déraison, d’extravagance et de délire[1]. Il y aurait donc de la douceur dans la folie… La douceur peut être l’attribut d’une voix, d’une pierre, d’un pelage ou de l’hiver. La douceur passe du vivant à l’inerte, du regard à la peau, de l’audible au mouvement, du tangible à l’abstraction. Elle est multiple. Quelle est-elle dans la folie ? Est-elle cette « fête sensible »[2] où le toucher, les saveurs, les sons et les parfums s’ouvrent à l’excès ? Est-elle une douceur pure, instinctive et animale, faite d’innocence, de calme et de fragilité ? Est-elle ce qui suscite la bienveillance, la tendresse et le soin nécessaires à la survie de celui qui donne et de celui qui reçoit ? Est-elle la force transformatrice qui « retourne l’effraction traumatique en création et pose de la lumière sur la nuit hantée »[3] ? Qu’elle soit force ou fragilité, la douceur est puissance parce qu’elle résiste, s’oppose, traverse les êtres et les transforme.
La méthode du Professeur Plume
Edgar Allan Poe nous suggère une réflexion quant à la puissance de la douceur dans Le système du Docteur Goudron et du Professeur Plume[4], nouvelle publiée en 1845 et traduite par Charles Baudelaire en 1856[5]. Dans cette nouvelle, le narrateur, un gentleman, nous décrit sa visite dans un asile privé du sud de la France. Cette maison de santé pour aliénés est réputée pour appliquer avec succès à ses pensionnaires la méthode de la douceur. Cette méthode interdit toute punition et ne recourt à l’enfermement qu’exceptionnellement. Elle préconise de laisser les patients jouir d’une grande liberté. Ceux-ci peuvent se balader librement dans la maison et occupent leurs journées comme ils l’entendent. Le narrateur est introduit dans la maison de santé par le docteur Maillard, directeur de l’établissement. Ce dernier lui explique qu’ils ont récemment renoncé à la méthode de la douceur pour lui préférer celle, plus radicale et coercitive, du Docteur Goudron et du Professeur Plume. Au cours de sa visite, le narrateur rencontre une jeune femme qui lui est présentée comme étant la nièce du directeur. Elle semble extrêmement mélancolique et s’avère une remarquable pianiste. Lorsque le gentleman interroge le directeur sur l’état de santé de la jeune femme, le directeur lui assure qu’elle est parfaitement saine d’esprit. Le gentleman est ensuite convié à un dîner réunissant une trentaine de personnes, dont le docteur Maillard et sa nièce. Le narrateur est surpris par la bizarrerie du dîner. Les mets qui y sont proposés sont invraisemblables. Les convives sont vêtus de manière excentrique et imitent sans pudeur les cas psychiatriques les plus loufoques de l’établissement. Le docteur Maillard explique le comportement étonnant de ses hôtes par le caractère extraverti des provinciaux du Midi et par l’effet de l’alcool qui arrose copieusement le repas. Régulièrement, le dîner est interrompu par des cris étranges qui provoquent le malaise de tous les convives. Les cris et les bruits de chaîne qui les accompagnent se font crescendo. À la fin du repas, des gardes, couverts de goudron et de plumes, débarquent violemment dans la salle au grand effroi de l’assemblée. Les gardes reprennent le contrôle de la situation et des convives, qui s’avèrent être les patients. Le gentleman apprend ainsi que le Docteur Maillard, devenu fou plusieurs années auparavant, est un des patients de l’établissement. Celui-ci fomenta une rébellion, s’allia la complicité des autres pensionnaires et enferma les gardes afin de prendre le contrôle de la maison. L’histoire se termine par le rétablissement de la méthode de la douceur, légèrement modifiée.
La puissance de la douceur
Dans cette nouvelle d’E. A. Poe, la douceur de la méthode employée avec les pensionnaires est plurielle. C’est d’abord la douceur qui s’oppose à la violence. La douceur du langage, dans le propos mais aussi dans le choix des mots : « Nous ne contredisions aucune des fantaisies du malade. […] … le terme ‘fou’ n’était jamais prononcé ». La douceur des gestes s’oppose à la contrainte physique. La bienveillance et la confiance s’opposent à la désincarnation des systèmes asilaires du XIXème siècle. La méthode de la douceur invite à ménager le malade et prône un laisser-faire qui s’accompagne d’une liberté de mouvement et de décision, où « la confiance est mise dans l’intelligence et la discrétion du fou ».
La douceur de la méthode est aussi une douceur sensuelle, une explosion des sens. C’est une « fête sensible »[6]. La douceur et la folie ont des affinités avec l’exacerbation et la multiplication des sens. Mais, tandis que la douceur s’attarde à l’infiniment ténu (un frôlement, une nuance, une pénombre) qui affine et aiguise les sens, la folie amplifie et exalte. Au cours de la nouvelle, l’atmosphère de la maison de santé passe progressivement du raffinement à l’excès. Ainsi, lors du repas auquel le narrateur est convié : « La table était splendidement servie. Elle était couverte de vaisselle plate et surchargée de toutes sortes de friandises. …une multitude de bougies dans des candélabres d’argent formait un prodigieux éclat. […] six ou sept personnes avec des violons, des flûtes, des trombones et un tambour [produisaient] une infinie variété de bruits qui causaient un vif plaisir à tous les assistants, hormis moi, bien entendu ». Il y a, chez les fous d’E.A. Poe, cette capacité à tout recevoir, à jouir des saveurs, des lumières et des sons sans limite. Ce qui apparait excès insensé et insupportable pour le narrateur est, pour eux, ravissement. Le crescendo va sans fin. Cette profusion de sons, de lumière et de nourriture fait écho à la luxuriance florale des tableaux de Séraphine de Senlis[7] et aux enchevêtrements d’Adolf Wölfli[8]. Il semble y avoir, chez tous, une urgence de célébrer et de convier les sens à la fête.
La douceur, dans la méthode d’E.A. Poe, est aussi une douceur puissante qui bouleverse et transforme. Elle induit, chez le narrateur et les patients, une déconstruction de la dichotomie malade mental/sain d’esprit, pour la remplacer par un gradient de différences multiples, complexes et riches. Il n’y a plus d’aliénés mais des provinciaux du Midi excentriques, un gentleman digne et autoritaire, et une musicienne sensible. Elle transforme aussi le regard et la sensibilité du narrateur : « Au piano, chantant un air de Bellini, était assise une jeune et très belle femme qui me reçu avec une gracieuse courtoisie. Il y avait dans ses manières quelque chose de mortifié […] elle éveilla dans mon cœur un sentiment combiné de respect, d’intérêt et d’admiration. » La méthode de la douceur transforme les pensionnaires, les visiteurs et leurs rapports parce qu’elle déstigmatise et revalorise les identités des patients. Elle bouleverse les modèles de représentation des malades jusqu’à modifier leur sens de soi puisqu’aucun ne se considère plus comme malade. Les pensionnaires ne sont plus enfermés dans la case « folie » et donc, ils en sortent…
Les métamorphoses de la douceur
Avec lenteur et puissance, la douceur bouleverse. De la même manière que le flux paisible mais incessant de l’eau érode et sculpte le paysage, la douceur métamorphose. Avec la même obstination.
Il y a les micro-gestes d’humanité qui transforment une rue, une ville et une foule hostiles en une rue, une ville et une foule un peu plus hospitalières. Un regard bienveillant. Un sourire sincère. Une attention. Une multitude de gestes à peine visibles, à peine perceptibles. Douceurs ténues dont la trace persiste. La douceur ébranle d’autant plus qu’elle s’exerce dans un environnement féroce qui favorise la vitesse et la brutalité des rapports sociaux au profit d’une efficacité douteuse. Il y a beaucoup de lenteur dans la douceur.
La métamorphose de la douceur s’immisce jusque dans la maladie. Il y a cette femme qui souffre de la démence d’Alzheimer et vit dans un monde qui ne lui appartient plus. Une femme qui vit dans l’angoisse constante de ne rien reconnaitre, ni cet hôpital où elle vit, ni cette vieille femme qui partage sa chambre, ni cet homme souriant qui dit être le mari d’une fille dont elle n’a plus connaissance. Cet homme l’emmène chez elle, dans la maison qu’elle n’habite plus. Dans la voiture, sur le chemin qu’elle ne reconnait pas, on pressent son malaise. Où l’emmène-t-on ? Doit-elle faire confiance à cet inconnu ? Pourquoi lui parle-t-il de choses qu’elle ne comprend pas ? Et puis, une voix douce s’élève de l’autoradio. Une opérette italienne. Et la vieille femme qu’on n’avait pas encore entendu parler se met à chanter. Sa voix à elle aussi est douce. Fragile et douce. La panique et l’angoisse semblent avoir disparus. La vieille femme sourit et chante[9]. Il y a cette autre femme que la démence a éteinte et laissée recroquevillée, immobile et muette. Elle erre dans l’hôpital et refuse de se nourrir. Une femme de nonante ans que la douceur des mouvements du chorégraphe Thierry Thieû Niang va transformer en petite fille[10]. Cette douceur qui métamorphose les malades semble avoir inspiré une alternative thérapeutique, le Snoezelen. Cette approche utilise la stimulation sensorielle pour travailler à la détente et au bien-être de personnes fragilisées (souffrant d’autisme, de handicap, de démence ou de problèmes de santé mentale). Dans l’espace « Snoezelen », les lumières, les matières, les sons et les gestes sont doux. Cette douceur façonne le lien entre celui dont on prend soin et celui qui prend soin.
La douceur est-elle, aujourd’hui, réservée aux plus fragiles ? Est-elle confinée aux espaces dédiés à la petite enfance et à la maladie ? A-t-elle encore une place dans l’espace public en dehors du milieu du soin. Quand sort-elle de la sphère intime pour gagner la rue ?
Et la fiction devient visionnaire et inspirante…
E.A. Poe a écrit Le système du Docteur Goudron et du Professeur Plume dans un contexte marqué par la philosophie des Lumières, qui s’attarde aux notions de liberté individuelle et d’égalité. L’humanisme qui en découle influence aussi le sort que l’on réserve aux malades mentaux au XIXème siècle. En Angleterre, on les sort des prisons pour les rassembler dans des institutions spécifiques, hôpitaux ou asiles. Des initiatives thérapeutiques atypiques et innovantes apparaissent en France et au Royaume-Uni avec Philippe Pinel et Samuel Tuke. À York, Tuke fonde La Retraite, où tout est organisé pour une plus grande liberté et un plus grand confort des ‘insensés’[11]. Les malades ne sont plus attachés, ils dînent avec les surveillants et les moyens de coercitions leur sont épargnés[12]. Cette méthode semble avoir directement inspiré Poe pour sa nouvelle. Originale et humaniste, la méthode de la douceur proposée par Poe est également visionnaire, elle s’inscrit aussi pleinement dans les questionnements de notre époque. Plus d’un siècle après sa parution, alors que la psychiatrie a vu se développer les mouvements de désinstitutionalisation et les traitements médicamenteux plus spécifiques et efficaces, la question de la liberté des patients et de la douceur à leur égard semble toujours d’actualité.
Références
[1] Joseph Rouzel. « La folie douce. Psychose et création ». 2018. Eres (Eds).
[2] Anne Dufourmantelle. « Puissance de la douceur ». 2013. Manuels Payot (Ed). p35.
[3] Ibidem.
[4] Poe Edgar A. “The System of Doctor Tarr and Professor Fether” publié dans Graham’s Magazine par George R Graham (Ed). November 1854. Disponible dans son intégralité sur https://poestories.com/
[5] La nouvelle, traduite en français, fut publiée dans « Histoires extraordinaires » qui regroupe plusieurs nouvelles d’Edgar Allan Poe, toutes traduites par Charles Baudelaire.
[6] Anne Dufourmantelle. « Puissance de la douceur ». 2013. Manuels Payot (Ed). p35.
[7] Séraphine Louis dite Séraphine de Senlis est une artiste peintre française née en 1864, autodidacte, dont l’œuvre est rattachée à l’art naïf. Le jour où la Sainte Vierge lui intime l’ordre de peindre, elle s’exécute, concevant ses propres couleurs, créant, sans académisme et sans culture de foisonnantes compositions inspirées par les champs de fleurs sauvages. Elle mourra en 1942 dans un hôpital psychiatrique.
[8] Adolf Wölfli, né en 1864 à Berne et décédé en 1930 dans un asile de Berne est un artiste suisse d’art brut. Il adopta spontanément un mode d’expression situé en dehors de toute production contemporaine ou filiation artistique, associant au dessin le récit en prose, la poésie et la musique.
[9] Histoire issue du documentaire : Snoezelen, un monde en quête de sens, d’Idriss Gabel. 2015.
[10] Histoire issue du documentaire : Une jeune fille de 90 ans, de Valeria Bruni Tedeschi, Yann Coridian. 2016.
[11] Foucault Michel. « Histoire de la folie à l’âge classique ».1972. Gallimard (Ed). p 600-601.
[12] Ibidem