Est-ce que vous êtes comme nous ?
Auteur : Anne Vervier
Résumé : A la rencontre des usagers de Revers et des résidents de la maison communautaire du quartier Saint Léonard, la question de l’hospitalité se pose à moi. Comment, avec mes préjugés, mes peurs, mais aussi mes habitudes et mes réflexes, vais-je accueillir ces personnes? Et elles, comment vont-elles m’accueillir ?
Temps de lecture : 10 minutes
Face à Didier [1], j’ai de nombreuses fois été confrontée à la question de l’identité. Quel rôle jouer ? Qu’est-ce qu’il attend de moi ? Comment répondre à ses questions, à ses interpellations ? Comment être « à l’aise » avec lui ? Autant de questions qui me mettent en jeu personnellement. Confrontée à cela, j’avais envie d’être simplement moi-même. Être naturelle, spontanée, ne pas me poser de questions sur « ce qu’il faut faire ou dire ». Mais il a fallu un certain temps pour faire émerger un moi naturel face à Didier.
Cette question de l’identité s’est déclinée sous différentes formes tout au long de mes rencontres avec les résidents de la maison communautaire et les usagers de l’asbl Revers.
Tout d’abord, il a fallu définir une sorte d’identité officielle pour justifier ma présence. Le personnel encadrant m’a invitée à me présenter. Ma réponse, moyennement convaincante, a pourtant satisfait la plupart des personnes. (Grosso modo, je me suis présentée en disant que j’allais venir régulièrement les rencontrer, discuter avec elles, et que ces rencontres donneraient lieu à des textes que j’allais écrire.) Personne ne m’a demandé de préciser l’objectif. En tout cas, pas d’emblée.
J’ai ensuite été surprise que l’on ne me pose pas les questions habituelles, même après un certain temps : ce que je faisais dans la vie, quel âge j’avais, si j’étais mariée, si j’avais des enfants, etc.; toutes ces questions banales qui inaugurent souvent une rencontre entre des personnes qui ne se connaissent pas. J’avais un peu l’impression qu’ils se moquaient de savoir qui j’étais, qu’ils ne s’intéressaient pas à moi.
Ensuite s’est posée la question de comment réagir ou comment me positionner, notamment à Revers. J’ai participé à des ateliers au même titre que les usagers, mais sans être une usagère moi-même; j’étais là pour « travailler » mais je n’étais pas non plus un membre du personnel, donc pas légitime, pour donner des injonctions par exemple.
Enfin, avec le temps, sont arrivées des questions authentiques et notamment celle-ci, qui m’a bouleversée : « est-ce que vous êtes comme nous ? » Roland voulait simplement savoir, je crois, si j’avais un passé ou un présent en psychiatrie, comme les usagers de Revers. Il ne m’a d’ailleurs pas laissé le temps de répondre à cette première question car il a précisé tout de suite : est-ce que vous êtes stagiaire ici ? Il était beaucoup plus facile de répondre à cette deuxième question moins ambiguë que la première, ce que j’ai fait en disant que non, je n’étais pas stagiaire et en resservant ma présentation officielle.
Pourquoi cette question m’a-elle émue profondément ? Pour deux raisons, je crois. La première tient au fait que, par cette question, Roland sous-entende qu’il y a deux types de personnes qui fréquentent Revers : les « fous[2] » et les autres. Qu’il ait cette conscience très claire d’être différent. Que Roland pose la question de l’altérité, d’une manière aussi simple, aussi directe.
La deuxième correspond au fait que j’ai toujours essayé de « ne pas faire de différence » entre les usagers de Revers et n’importe quelle autre personne, par conviction morale, si j’ose dire. J’ai essayé de me comporter poliment avec tous, d’être respectueuse, surtout pas condescendante, le moins possible intrusive. La question de Roland était le signe que mon comportement était bien cohérent avec cette idée, cette intention. Je me suis sentie acceptée avec cette question. Il était possible que je fasse partie de leur groupe [3].
Cette posture, « ne pas faire de différence », n’est sans doute pas tenable en toute circonstance [4], mais bien dans le cadre de Revers qui accueille des personnes aux profils très différents, mais qui jouissent toutes d’une autonomie assez large. Le lieu lui-même induit peu de différences entre le personnel et les usagers. Par exemple, le repas de midi se prend tous ensemble à la même table. Il y a peu de « frontières invisibles » ou alors elles sont assez faibles. (Les toilettes du premier étage sont plutôt réservées au personnel. Les usagers ne montent pas dans les bureaux s’ils n’y sont pas invités, je crois.) Mais tout le monde se salue en s’embrassant (sauf réserve individuelle) alors que le personnel de la maison communautaire impose au contraire la poignée de main. Le personnel de Revers marque peu la différence, en dehors, naturellement, des injonctions destinées à maintenir le cadre (réclamer le silence au sein d’un atelier, par exemple). A cet égard, l’assemblée générale où les animateurs présentent les nouveautés et les changements est exemplaire : ce sont eux qui distribuent la parole et qui maintiennent le cadre, mais chaque intervention est accueillie avec respect et attention [5]. A Revers, on peut envisager la folie ou les troubles psychiatriques comme une marge flottante à cet ensemble, mouvant lui aussi, qu’est l’humanité prétendue « saine d’esprit ». J’ai l’impression qu’il n’existe pas une limite, un point au-delà duquel vous basculez « de l’autre côté ». (Mais mon expérience est très réduite dans le temps et dans l’espace : quelques semaines ponctuellement à la maison communautaire et à Revers.)
En attendant, cette interrogation, « est-ce que vous êtes comme nous ? », fait se retourner la question de l’identité : il ne s’agit plus seulement de la mienne mais aussi de la leur. Comment les usagers de Revers se définissent-ils ? Certains se présentent d’emblée par leur « mal », leur trouble : je suis schizophrène ; je suis déstructurée. D’autres par un traumatisme : j’ai été victime d’abus sexuels dans mon enfance ; j’ai été abandonnée par mes parents à ma naissance… C’est troublant d’entendre des choses aussi intimes énoncées très tôt dans la relation, à la faveur d’une simple proximité à la table d’un atelier. D’autres se découvrent par leurs paroles et leurs gestes : révolté par toutes les injustices de ce monde, sur lesquelles reviennent toutes ses productions à l’atelier d’écriture, JF semble littéralement souffrir « dans son âme » de tous les maux du monde. Mais la plupart des usagers ne se définissent pas aussi clairement. Toutes ces manières de se définir (vite, pas vite, avec des mots, avec des gestes…) ou de ne pas se définir mettent en jeu la relation qui se noue avec chacun ainsi que les bases habituelles de l’entrée en contact, comme les regards ou les sourires.
Quant à moi, faute d’une définition convaincante, et à force d’essayer de me fondre le mieux possible dans le petit monde de Revers, j’ai l’impression de me présenter parfois comme une coquille vide, une page blanche sur laquelle chacun peut projeter ce qu’il désire. Ainsi, une personne voudra voir en moi une amie potentielle; une autre un référent chez qui chercher une approbation; une troisième une oreille bienveillante pour accueillir une plainte; une autre encore projettera une image dont je ne sais pas d’où elle vient : « vous avez l’air d’un grand docteur »… Là encore, ces dispositions me posent question : qu’est-ce que mon comportement ou mes paroles induisent qui suscite de telles attentes ?
Il est un peu banal de dire que ces personnes nous tendent un miroir, à nous, les « autres » qui ne sommes pas « comme eux ». Et pourtant, leurs manières d’entrer en contact (ou pas) questionnent des conventions qui nous semblent tellement naturelles mais qui apparaissent alors parfois comme de petites fioritures sociales, sans importance, sans enjeu, si ce n’est précisément cet accord tacite sur lequel poser une relation. Il y a aussi parfois un délai entre la première rencontre et un contact authentique. Comme si ma présence n’était qu’une contingence, comme la pluie ou le beau temps. Mais si une permanence s’installe [6], alors certains m’autorisent à entrer dans leur champ d’interaction ou font le premier pas. Ce qui m’apparaissait au départ comme un désintérêt de la part de certaines personnes est-il en fait une sorte de prudence? Après tout, c’est moi l’étrangère. Dans tous les cas, qu’il s’agisse de se révéler très vite ou au contraire de prendre du temps pour se laisser approcher, cette gestion de la distance perturbe mes habitudes et m’ouvre de nouvelles manières d’être avec les autres.
Références
[1] Voir « Tu me donnes 3 euros » (Didier, première partie) et « C’est quoi, un rhume? » (Didier, deuxième partie)
[2] J’utilise le mot « fou » par facilité, à défaut d’autre chose. Il est évidemment beaucoup trop fort, trop connoté. J’aurais pu dire « les personnes qui souffrent ou ont souffert de problèmes de type psychiatrique », mais c’est un peu long. Toutes sortes de personnes fréquentent les ateliers de Revers et le mot « fou » n’est pas le premier qui vient à l’esprit pour désigner la plupart d’entre elles…
[3] J’ai un contre-exemple autour de cette question : un jour, à l’atelier d’écriture, le groupe était nombreux et il fallait le scinder en deux qui allaient occuper deux locaux différents. J’hésitais entre deux personnes que j’avais envie de suivre et qui se dirigeaient vers des points opposés et je n’avais pas encore choisi ma place. Une étudiante de l’école d’éducateurs qui était en stage à Revers me fit un signe en disant « tu peux venir t’asseoir ici ». Elle me prenait manifestement pour une usagère. J’ai obtempéré en souriant intérieurement. Ce n’était pas la première fois que nous nous voyions mais je ne m’étais pas présentée à elle. Je suppose que pour elle, puisque j’étais là, c’était donc naturellement que « j’avais un problème ». Elle ne me définissait que par ma présence dans ce lieu. Autant la question de Roland était le reflet d’un doute réel, d’une indécision que je trouvais flatteuse, autant l’interpellation de la jeune fille traduisait un jugement à l’emporte-pièce.
[4] voir “Hospitalité : quand l’identité est interrogée par l’altérité“
[5] Même les interventions qui ne sont pas pertinentes sont gérées dans cet esprit. Par exemple, Didier réclame la parole à plusieurs reprises. On lui demande alors si ce qu’il voudrait dire est en relation avec le sujet; il répond que non; on lui demande alors de se taire. Respect et bienveillance, toujours.
[6] J’ai pris l’habitude de participer aux deux mêmes ateliers pendant quelques semaines : « Images et Mots » et « Ecriture »