Hospitalité – De quelques révolutions infimes ou infinies
Auteur : Mathieu Bietlot, philosophe
Résumé : Dès ses origines, l’hôpital psychiatrique ne s’est pas avéré des plus avenant pour se révéler, à l’inverse, violent, aliénant, castrateur…[1] Cela ne signifie pas pour autant qu’il l’est par essence. Une autre institution, un autre lieu, authentiquement hospitalier, demeure possible. C’est avec cette volonté que se sont déployées les expériences et révolutions de Franco Basaglia ou François Tosquelles, la psychothérapie institutionnelle et les hôpitaux qui s’en réclament et s’appliquent à soigner l’institution pour lui permettre de devenir effectivement soignante et hospitalière. Pour ensuite sortir de l’hôpital, inviter l’hospitalité dans la cité et démocratiser la psychiatrie.
Temps de lecture : 20 minutes
Acte 1 : Ouvrir l’hôpital pour le remettre à sa place dans le village
Durant les années ’60 et ’70, ont eu lieu diverses tentatives de transformation de l’hôpital psychiatrique qui, sans s’en réclamer expressément, ni y parvenir pleinement, s’inspiraient de l’éthique de l’hospitalité : un accueil bienveillant et ouvert à l’évolution de chacun et du monde, accordant sa place à l’altérité, l’altération, l’étrangeté sans chercher à les normaliser, à les contenir, à les neutraliser mais bien à œuvrer à la diminution de la souffrance et réinventer le lien social.
Un peu avant cette période, une aventure pionnière avait pris racine en Lozère, dans le sud de la France, avec l’arrivée, en janvier 1940, de François Tosquelles, psychiatre espagnol fuyant Franco, au centre hospitalier de Saint-Alban. Partisan trotskyste, il prit le maquis contre l’envahisseur. L’asile devint rapidement un haut lieu de résistance et de refuge pour les clandestins autant que d’effervescence intellectuelle et artistique[2]. Constatant que les pensionnaires, rationnés, risquaient de mourir de faim, Tosquelles envoya ses malades aider les fermiers en échange de denrées alimentaires. Ainsi s’entama l’ouverture et la transformation de l’institution. Une fois les murs abattus collectivement par les patients et le personnel, les internés ont petit à petit pris part à la vie du village et à l’organisation interne. Avec des fêtes, des ateliers créatifs, des expositions, des défilés, les pratiques ne cesseront d’émanciper la relation des malades aux médecins et à l’environnement social.
Et c’est dans ce foyer séditieux qu’est née la psychothérapie institutionnelle. Son principe consiste à prendre soin de l’institution, des dynamiques de groupes et des relations entre soignés et soignants autant qu’entre chacun d’entre eux afin de mieux accueillir et accompagner les personnes en troubles[3]. Selon une formule lapidaire de Jean Oury : « Soigner les malades sans soigner l’hôpital, c’est de la folie ».
Le centre hospitalier de Saint-Alban est toujours en activité de nos jours. Il poursuit son travail d’humanisation de l’institution et de soutien à la subjectivation des patients. Selon Franco Basaglia, il n’a pas réussi à aller plus loin, à déployer son pouvoir de transformation politique car « les bouleversements, les contradictions ouvertes là-bas ont été récupérés par les techniciens de la Psychothérapie institutionnelle »[4].
La clinique de La Borde, dans le Loir-et-Cher, est l’autre grande référence française de la psychothérapie institutionnelle. Elle fut créée en 1953 par Jean Oury, rejoint par Félix Guattari, et reste actuellement un phare de la psychiatrie alternative. Le cadre s’y veut ouvert, non cloisonné, bien que les patients ne puissent sortir sans autorisation. La technique analytique et les groupes de paroles sont des instruments auxquels l’équipe recourt plus facilement que la contention. Une forme d’autogestion relative cherche à bousculer les hiérarchies entre malades et médecins comme entre membres du personnel. Les travailleurs passent ainsi d’un service et d’une tâche à l’autre. Les patients participent à la vie collective : cuisine, jardinage, assemblée… Cette dynamique demande des ajustements permanents qui rendent toute standardisation impossible. Certains hôtes s’y sentent si généreusement pris en charge qu’ils n’ont plus envie de retourner à l’extérieur. D’autres attendent toujours leur sortie pour déployer leurs projets dans la « vraie vie »[5].
Dans le monde anglo-saxon, la communauté thérapeutique, initiée par Maxwell Jones en 1947 à l’hôpital Belmont, s’est imposée comme voie principale de transformation de la psychiatrie. Elle consiste à faire de l’hôpital un milieu thérapeutique où le fait de vivre, de travailler et de s’organiser ensemble – mais toujours au sein de l’institution – a pour finalité et vertu de produire des changements positifs sur chacun de ses membres.
À nos yeux, l’expérience du mouvement italien Psychiatrie démocratique persiste la plus pertinente et continue à nous inspirer. Elle débute en 1961 lorsque Franco Basaglia fût nommé directeur de l’hôpital psychiatrique de Gorizia.
À la différence de la France ou de la Belgique, la situation des asiles italiens n’a pas évolué vers un peu d’humanisation au lendemain de la seconde guerre mondiale. En 1960, elle relevait encore du mouroir où se trouvaient entassées, attachées, maltraitées des larves humaines. Basaglia ne put le supporter. Il décida d’emblée de confronter son travail théorique de mise entre parenthèse de la maladie mentale afin d’accéder au sujet social à une entreprise pratique de mise en négation de l’institution psychiatrique – ses hiérarchies, ses grilles, ses contentions, ses rôles, ses violences – afin de laisser émerger ses contradictions. Ne jamais étouffer les contradictions en ce qu’elles permettent une problématisation permanente de l’institution et ensuite de la société, telle sera la ligne de force de Basaglia et de son équipe[6].
Basaglia veilla à ce que le processus d’humanisation n’endorme pas la force de la folie. Il fit preuve d’une profonde hospitalité à l’égard des fous, acceptant sans réserve leurs vacillations, leurs excès, leur agressivité pour en faire une puissance de changement. Ce sont les services où vivaient les plus agités, les moins adaptables des malades qui ont été ouverts en premier. « Gorizia a montré que la psychiatrie était un outil de pouvoir […] que la maladie et la marginalisation en psychiatrie vont de pair. […] Les gens ont eu la possibilité de prendre conscience que le malade mental n’est pas dangereux. »[7] Les internés ayant recouvré leur liberté de circulation et de parole, ils poussèrent l’autogestion jusqu’à ce qu’elle se heurte à la contradiction fondamentale de l’hôpital qui l’oppose aux soignés. Si ceux-ci peuvent décider des traitements et de la nécessité ou non d’être hospitalisé, l’institution s’écroule puisqu’elle n’a de raison d’être qu’à les y maintenir contre leur gré. Si leur pouvoir ne va pas jusque-là, tous les pouvoirs qu’on leur reconnaît dans les assemblées ne sont que simulacres pour rendre la contradiction supportable. À partir de là, une dynamique de contestation commune des fondations de l’asile, alliant soignés et soignants, peut déplacer la contradiction vers l’extérieur où elle devient une menace et « un problème pour la société dont elle est l’expression » [8].
Gorizia fut le point de départ, le premier acte, d’une véritable révolution qui aboutira en 1978 à la loi 180, dite loi Basaglia, qui prescrit la fermeture de tous les hôpitaux psychiatriques et leur remplacement progressif par des services communautaires. Ce bouleversement ne parvint pas à s’étendre et ne fit pas long feu à travers les rudes années ‘80. Son premier acte s’est limité à secouer l’institution psychiatrique. Ce fut un laboratoire utile bien qu’incomplet. Il importait de faire également éclater les contradictions sur le terrain extrahospitalier, ce que permit l’entracte de Parme, avant que l’acte second n’unisse les deux dynamiques à Trieste.
Acte 2 : Inviter la psychiatrie dans la société pour la démocratiser
Cette nécessité d’extérioriser la contradiction de l’institution pour manifester le pouvoir social qu’elle incarne et le contrer, nous paraît d’autant plus importante à rappeler que l’expérience italienne fut quasiment la seule à l’avoir mise en pratique. Les autres se sont contentées d’humaniser et de démocratiser l’hôpital. Cette pacification de l’intervention psychiatrique a, par ailleurs, été fortement facilitée par le développement des neuroleptiques et des antidépresseurs. De sorte qu’aujourd’hui, le bon sens reconnaisse que la répression et les mauvais traitements psychiatriques appartiennent à un autre temps, qu’il n’y a donc plus à se préoccuper du pouvoir psychiatrique. Pour notre part, nous nous tenons à l’apport décisif de Foucault sur l’étude du pouvoir : celui-ci fonctionne autant, si pas plus, de manière positive, productive que de manière négative, prohibitive. Il s’applique autant à faire faire et dire aux individus ce qui lui est utile qu’à les empêcher de faire et penser ce qui est lui est nocif. Si « l’hypothèse répressive » est en perte de vigueur et de vitesse depuis un moment, l’hypothèse productive de subjectivité – en d’autres mots le conditionnement insidieux – connait une accélération monstrueuse[9].
Le second temps fort de Psychiatrie démocratique se déplace à Parme, en 1965, et vient de l’extérieur lorsque Mario Tommasini, élu communiste, fut nommé par une majorité de gauche assesseur pour la Santé à la province, avec notamment la responsabilité de l’hôpital psychiatrique. Sans être expert en (anti)psychiatrie, il fut lui aussi choqué par les violences, les contentions et la ségrégation. Il décrétât que cette situation devait cesser et se confronta aux contradictions de son parti qui dénonçait les traitements inhumains mais défendait l’emploi du personnel hospitalier. Vu l’époque, aidé par la jeunesse contestataire, c’est grâce à une occupation de l’asile qu’il fit passer l’ensemble des revendications d’humanisation au conseil provincial. Sans passer par une contestation de l’intérieur de l’institution, plus la moitié de patients (cinq cents personnes) quittèrent l’hôpital, accueillis par des étudiants et des travailleurs. Trois usines autogérées par des ex-patients ont vu le jour… Certes, il n’étaient pas totalement maîtres d’eux-mêmes – le trouble ne disparait pas du jour au lendemain et l’hospitalisation laisse des séquelles – mais leurs problèmes se socialisaient et rencontraient ceux d’autres habitants (précarité, solitude…)[10].
À Trieste, l’hôpital psychiatrique a été mis en crise en 1971, par la volonté d’un mandataire politique « illuminé » qui fit appel à des techniciens aguerris, dont Basaglia. La contestation interne de l’institution s’opéra alors de manière accélérée, négligeant la lente prise de conscience et de révolte des patients, afin de commencer le « vrai travail » sur le territoire. À partir de centres extrahospitaliers, c’est dans l’ensemble de la petite ville que le statut de la personne malade fut petit à petit déconstruit, en l’abordant à partir du problème de la marginalité et de la précarité plutôt que de la santé ou de la moralité. Mille malades sur mille deux cents ont pu retrouver leur place dans la cité. « Nous avons placé les hospitalisés ; c’est là qu’intervient la participation de la population. Nous les avons confrontés avec la souffrance et non à la gestion de la maladie, car la souffrance de l’un est le problème de tous. […] Une nouvelle situation se crée lorsqu’ils sont placés dans le milieu social, qu’ils se rendent compte qu’ils sont « quelqu’un ». Le rapport social commence à naître. Suit un décodage du délire, et celui-ci perd son aspect monstrueux. La personne qui délire a l’impression de compter… »
Bien qu’elles soient demeurées minoritaires et que seule Trieste perdure aujourd’hui, ces expériences constituent des références de bonne augure, des univers d’inspiration, une mine de savoirs pratiques pour déployer et instituer, dans le milieu de vie, l’esprit d’hospitalité à l’égard des personnes en trouble. D’une part, il s’agit de conférer une reconnaissance sociale, une place de sujet à la personne, de l’accompagner de manière plus émancipatrice qu’à l’hôpital, de la laisser être ce qu’elle devient[11], bref de l’intégrer dans le milieu de vie. Comme dans le champ de l’immigration, toute intégration suppose une transformation réciproque et implique des enrichissements à valoriser et des difficultés nouvelles à résoudre ensemble. Sinon on se cantonne à la simple juxtaposition ou impose l’assimilation dans un milieu immuable. L’hospitalité bouleverse autant l’hôte que l’hôte. À partir de là, les liens sociaux se trouveront retissés, la question du soin s’élargira. Car, d’autre part, l’enjeu de la psychiatrie démocratique consiste à partager la prise en charge des personnes en difficulté, à redistribuer les responsabilités, à collectiviser les risques et les réponses en matière de crise agressive, à démocratiser les pouvoirs et les savoirs autour du trouble.
Baisser de rideau ou répétition générale ?
Toutes ces démarches, ces expériences et leur persistance n’ont évidemment pas été, et ne sont toujours pas, sans difficulté. La plupart des expériences des années 60-70 se sont éteintes, ont été fermées, normalisées ou récupérées. Gorizia est morte en même temps que mai 68. Parme a été remise sous contrôle total du Parti communiste lorsque l’aventure s’est révélée trop gauchiste et néfaste au maintien de l’emploi dans les institutions. Trieste survit au cœur d’une population beaucoup plus méfiante et moins solidaire. Les propositions de la psychothérapie institutionnelle ont pénétré les réformes politiques au prix d’une inévitable bureaucratisation. Elles auraient même abouti à « l’institutionnalisation de la négation institutionnelle », selon le Groupe Information Asile, un pionnier belge de la psychiatrie démocratique dans le milieu de vie[12]. Ce qui était subversif, tel que donner la parole au fou, est devenu condescendant.
La critique la plus saillante adressée à l’expérience italienne porte sur le délaissement des patients. Dès lors que l’accueil dans la cité ne suit pas ou s’effiloche avec les temps qui changent, les personnes en trouble se retrouvent dans la plus grande précarité, seules avec leur souffrance, incarcérées dans leur désarroi, souvent à la rue. C’est ce qu’a provoqué l’entrée en vigueur de la loi Basaglia. « Les hôpitaux furent fermés généralement dans de très mauvaises conditions, c’est-à-dire sans que soient mises en place de réelles solutions de rechange. Les malades étaient laissés à l’abandon… »[13]
Ensuite, nombre des effets pervers du milieu hospitalier sont susceptibles de se reproduire dans les dispositifs extrahospitaliers, voire dans l’ensemble du corps social, exposant les personnes en trouble à de nouvelles modalités de dépendance, de normalisation et d’enfermement à l’air libre. D’autant plus que celles-ci se diffusent dans une nouvelle donne où il s’agit moins de faire rentrer les déviants dans les rangs de l’ordre moral que des exclure les improductifs des dispositifs et dépenses de prise en charge publique[14].
Tenter d’actualiser les deux actes de la psychiatrie démocratique exige précisément de s’inscrire à contre-courant du néolibéralisme « austéritaire », requiert évidemment beaucoup de moyens et plus encore la propagation d’un autre imaginaire social et d’un autre rapport à la maladie, à la souffrance, à la différence… Accorder ces moyens et faire exister cet imaginaire relève d’une décision politique et d’une action associative, citoyenne, qui attesteraient d’une volonté collective de faire société avec tout le monde et de prendre soin les uns des autres.
Références
[1] Voir notre analyse « Procuste et les lits psychiatriques ».
[2] L’implication du poète et résistant Paul Éluard et sa longue amitié avec Tosquelles en est l’emblème et son recueil Souvenirs de la maison des fous, avec des dessins de Gérard Vulliamy (éd. Pro-Francia, 1946) une des traces. Précurseur de l’art brut, l’hôpital de Saint-Alban fut le premier à conserver les œuvres de ses patients dont certaines figurent aujourd’hui dans les plus grandes collections.
[3] C’est une idée qu’on trouve déjà dans un livre du psychiatre allemand Hermann Simon (Aktivere Krankenbehandlung in der Irrenanstalt, 1929) que Tosquelles avait emporté dans ses bagages en arrivant à Saint-Alban.
[4] Entretien avec Félix Guattari et d’autres, novembre 1976, in Collectif international, Réseau Alternative à la psychiatrie, Union générale d’édition (10/18), 1977, p. 140.
[5] Pour découvrir cet asile à partir de la littérature, on lira le récit de Marie Depussé, Dieu gît dans les détails (P.O.L. éditeur, 1993) dont le quatrième de couverture commence de la sorte : « Est-ce qu’on quitte jamais La Borde ? ».
[6] Voir l’ouvrage de référence en français à ce propos : Mario Colucci, Pierangelo Di Vittorio ; Franco Basaglia, portrait d’un psychiatre intempestif, trad. de l’italien par P. Faugeras, éd. Érès, 2005.
[7] Interview de Franco Basaglia, décembre 1976, in Collectif international, op. cit., p. 155.
[8] Antonio Slavich, « Mythe et réalité de l’autogouvernement », chapitre IV de Franco Basaglia, L’institution en négation, trad. de l’italien par L. Bonalumi, éd. arkhê, 2002 (1968), p. 190. Dans la plupart des autres expériences (communauté thérapeutique, psychothérapie institutionnelle), les processus d’autogestion sont biaisés par l’absence de pouvoir des soignés sur la seule question qui les intéresse fondamentalement : choisir son traitement, choisir de quitter l’hôpital ou d’y revenir.
[9] Michel Foucault, La volonté de savoir, Gallimard (Tel), 1976, pp. 23-67. Nous complexifierons ces questions dans une analyse ultérieure où nous verrons qu’à un certain stade le pouvoir biopolitique nécessite un retour du pouvoir répressif dans ses marges.
[10] Rencontre avec Mario Tommasini par Marine Zecca in Collectif international, op. cit., p. 170.
[11] Découvrez ou revenez à l’univers d’inspiration « reconnaissance et émancipation » du Centre Franco Basaglia.
[12] Collectif international, op. cit., p. 264.
[13] Félix Guattari, De Lesbos à La Borde, nouvelles éditions Lignes, 2012, p. 72.
[14] Voir notre analyse « Une impasse sans place pour l’hospitalité ».