L’hospitalité, une invitation inopinée
Auteur : Mathieu Bietlot, philosophe
Résumé : Les multiples analyses que nous avons consacrées à l’hospitalité se répondent et se complètent tout en laissant des questions ouvertes et des brèches incolmatables sous peine de passer à côté de l’authenticité de la folie, de l’indéfinissable singularité humaine et de son irréductible liberté. La toile qu’elles tissent esquisse petit à petit des pistes pour penser et pratiquer concrètement dans le milieu de vie l’hospitalité à l’égard des personnes en trouble. Une pratique au sein de laquelle, le sens commun et la définition professionnelle du « milieu de vie » (entourage/services extrahospitaliers) sont conviés à se rejoindre et s’accueillir mutuellement afin de démocratiser la psychiatrie. Une telle articulation ne va pas sans un cadre et des moyens politiques adaptés.
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« Elle ne s’exerce jamais aussi bien et ne déploie vraiment ses puissances de déplacement, de dessaisissement que lorsqu’elle survient de manière totalement inopinée, improbable, contre le cours des choses […] elle mise sur l’entre-exposition heureuse des subjectivités, sur la communauté qui survient comme un don inopiné… »[1]
De l’intérêt désintéressé de l’hospitalité dans le milieu de vie
L’accueil de la personne en difficulté psychique dans son milieu de vie, par ses proches ou une communauté plus ou moins informelle et un ensemble de services sociaux et de santé, s’inscrit nettement plus dans l’éthique de l’hospitalité que l’hospitalisation. S’inspirant de tentatives précédentes[2], l’hospitalité dans le milieu de vie cherche à parer la plupart des séquelles de l’hôpital psychiatrique et de la maladie institutionnelle sans toujours échapper à ses pièges[3].
Elle ouvre la possibilité de contextualiser la souffrance au lieu de la réduire à une fragilité ou une défaillance individuelle. Cette approche est censée se préoccuper des modes de vie et du tissu relationnel qui ont pu fragiliser ou déstabiliser la personne et dont la transformation pourrait faire partie des réponses appropriées au trouble. Elle accorde à l’entourage un rôle de premier plan et l’intègre aussi bien dans le processus d’insertion et de réhabilitation que dans la démarche thérapeutique. « S’il appartient aux soignants de soigner le malade, c’est le milieu social lui-même qui est seul en mesure de le socialiser ou de le resocialiser – pour peu que les soignants prennent le temps de l’y convier, au lieu de perdre leur temps à vouloir le faire à sa place »[4].
Hors du cadre impersonnel et rationnalisé de l’hôpital, le milieu de vie ouvre un accès plus sensible aux excès d’humeur, au mal-être et à l’étrangeté. Sans le poids de la responsabilité de soigner et de calmer la souffrance à tout prix, l’entourage, s’il surmonte ses peurs, peut accueillir la personne en trouble à partir d’un non savoir, d’une présence moins précise et plus perméable que toute compétence, d’une ouverture aux failles par où le délire peut communiquer son monde[5]. Cela ne signifie pas que cet accueil soit irresponsable, ni même désinvolte. L’hospitalité relève peut-être d’une responsabilité éthique telle que l’a pensée Emmanuel Levinas, plus profonde et préalable à toute responsabilité concrète ou spécifique[6].
À l’encontre de l’hôpital par temps d’austérité, on peut encore espérer des formes de gratuité et de bienveillance dans le milieu de vie. Lorsque des liens affectifs forts existent entre le sujet malade et ses proches, il est accepté ouvertement, avec indulgence, respect et inquiétude, avec ses armes et bagages, avec ses drames et bagarres. Il s’entend dire la parole hospitalière moderne selon René Schérer : « Deviens ce que tu es, laisse passer les forces qui te traversent, ouvre-leur les portes. Ce que tu es n’est pas en toi, mais dans ta capacité à devenir autre, à accueillir l’autre que toi. »[7] Guillaume le Blanc rejoint ce précepte et invite les professionnels à s’inspirer de l’entourage, lorsqu’il pose l’hospitalité à l’égard du malade en tant que préalable à la relation de soin qui lui donne son sens et sa portée. « Elle est, pour ainsi dire, le seuil normatif minimal qui légitime les formes concrètes de considération. L’hospitalité ne peut cependant être effective qu’à condition d’épouser les transformations d’identité et les conflits d’identité ouvert par la maladie. Elle ne doit pas viser à rétablir une figure primordiale de l’identité qui serait miraculeusement déposée dans une intégrité corporelle première. L’hospitalité ne restaure pas l’hôte primitif mais invente l’hôte de demain, forme personnelle imprévisible par rapport au dépôt individuel mis en jeu dans la relation de soin. […] La restauration lui importe moins que la possibilité de l’instauration. À terme, c’est vers un autre homme que serpente le chemin de l’hospitalité. »[8] Sur ce chemin, il est davantage soutenu et reconnu qu’en milieu clos pour se recomposer un visage et une voix supportables, pour se reconstruire socialement, pour se revêtir d’une nouvelle parure participative et ré-accéder à une citoyenneté active.
Par rétroaction et réciprocité, par l’entre-exposition des subjectivités (Jean-Luc Nancy), l’hospitalité dans le milieu de vie contribue à reconfigurer celui-ci. En se déployant, elle favorisera plus d’attention à chacune et chacun, assouplira et consolidera des liens locaux et invitera à prendre davantage soin les unes des autres. La pratique de l’hospitalité soigne les soignants autant que les soignés[9]. Elle fait le pari de mettre la population, d’un quartier ou d’une zone rurale, en position de sujet et de collectif plutôt que d’objet d’attention, réduit à un statut de consommateur ou d’électeur individuel. La prise de conscience de difficultés communes telles que l’isolement, la précarité, l’incompréhension (interindividuelle ou interculturelle) ou la surconsommation (de produits ou de biens) pourrait conduire à faire communauté ou convergence dans la remise en question des politiques sociales et culturelles. De la sorte, elle vise ce que les Italiens désignent par la démocratisation de la psychiatrie : partager et redistribuer au sein de la cité les rôles, les responsabilités et les risques en matière de troubles psychiques ou d’accueil d’une crise de délire.
Difficultés, déficiences et dérives
Outre qu’il s’inscrit à contresens des tendances dominantes actuelles, cet accueil ne va pas, lui non plus, sans difficultés, défaillances et dérives ni sans conséquences, effets indésirables et contrecoups.
Tout d’abord, cette hospitalité peut susciter de l’angoisse de part et d’autre[10]. De chaque côté, ces craintes peuvent tourmenter en deux sens opposés. Celui qui reçoit l’hospitalité a peur, soit d’être mal accueilli, de ne point retrouver la protection et la prise en charge de l’hôpital, de se heurter à la suspicion ou à l’hostilité de son hôte ; soit de n’être pas digne d’être accueilli, de ne pas comprendre les codes, de ne savoir comment répondre à l’hospitalité ou de mal se conduire. Réciproquement, celui qui donne l’hospitalité redoutera soit d’être agressé, envahi, dépouillé par un invité qui abuse de l’hospitalité ; soit de n’être pas à la hauteur de l’hospitalité, de ne pas accueillir assez, de ne pas comprendre la détresse et les attentes de l’hôte, voire d’abuser du pouvoir que lui donne sa capacité d’accueil[11].
Toute la difficulté consiste peut-être à se sentir prêt et à la hauteur sans jamais l’être, sans jamais imaginer qu’un plan se déroulera sans accroc[12]. Être accueillant requiert quelques dispositions, une disponibilité surtout, une ouverture aux failles du visiteur autant qu’aux siennes. Une manière d’être et de sentir qu’il y a lieu de préparer sans passer par une formation qualifiante, par des procédures à suivre : « …quand l’enjeu se situe au niveau du sens (devenir réellement soignant, s’efforcer de rencontrer l’autre en tant que sujet) aucune technique n’y saurait suffire. Il faut s’impliquer, se mettre en question, « y mettre du sien ». […] on n’y trouve point de recette, mais bien plutôt l’incitation à en inventer une dans chaque situation nouvelle – ce qui revient à rouvrir la situation en l’imaginant différente, et lui restituer ses chances d’évolution en faisant appel au potentiel humain des personnes concernées »[13].
De même, cette hospitalité se veut gratuite, aveugle et inconditionnelle[14] tout en convenant que c’est impossible. Dans la pratique et la dissymétrie constitutive de cette relation – je t’ouvre ma porte au nom de ta détresse ou de ton arrivée perdue en terre inconnue – l’accueil n’est pas net de toute attente. Il espère, à tout le moins, que la maison fasse du bien à l’invité, qu’il aille mieux. Il n’aura lieu que s’il rend une relation possible. Une relation imprévisible et perturbante mais audible et supportable. Une relation tout autre mais qui permet la subjectivation. L’hôte ne pourra longtemps accueillir si son invité ne le met pas, d’une manière ou d’une autre, en (dé)position de recevoir son récit, d’entendre son délire, de supporter sa perturbation.
Il importe aussi de veiller à ce que cette dissymétrie ne reproduise pas la dépendance institutionnelle, que l’entourage et les services socio-sanitaires ne se substituent pas à l’autonomie du sujet en décidant et agissant à sa place. À l’inverse, supposer qu’il pourrait tout faire comme les autres dans la vie quotidienne et sociale, dénierait son trouble et perdrait cet autre rapport au monde qu’est la folie avec ses logiques plurielles, plus proches de la poésie que du pragmatisme. Le considérer comme sujet autonome en pleine situation de souffrance et d’hétéronomie, comme un entrepreneur de sa santé et contractualiser la relation de soin, verserait en pleine normalisation biopolitique, néolibérale et sécuritaire[15] et pourrait l’enfoncer dans ses troubles et dissociations.
De nos jours, une personne qui sort d’une institution psychiatrique se retrouve plus souvent isolée dans sa précarité, ses phobies et son asocialité qu’intégrée dans un tissu social soucieux de son bien-être. Dans le cas particulier de la psychose, Pascal Crété soutient que l’institution – animée par la psychothérapie institutionnelle et non par la logique jivarienne de Procuste[16] – produisait un effet thérapeutique à travers la confrontation au collectif, le transfert continu et le cheminement du patient dans la vie hétérogène de l’institution. Ce que permet peu un ensemble de prestations de services à domicile établies dans un rapport contractuel destiné à parer aux déficiences sociales ou mentales du malade. L’auteur estime que ce cheminement n’était possible qu’en milieu protégé dont il ne méconnait pas les effets pathogènes. « Nous ne sommes plus à l’époque de l’hôpital terre d’accueil et de refuge psychique et social, mais bien à l’ère du domicile pour tous et de l’organisation de prestation de services pour « tenir » sur la scène qualifiée de « sociale ».[17] » Nous lui accordons qu’au bout des impasses du néolibéralisme sécuritaire, l’hospitalité dans le milieu de vie ressemble davantage à cette offre multi-service et standardisée en fonction des besoins et des moyens qu’à ce qu’elle était chez Homère ou à Trieste. Cependant, dès lors que le refuge est une forteresse coupée du monde, il évite les questions relatives à la place du trouble dans la société. L’hospitalité dans le milieu de vie ne fera sens qu’à partir d’une vie collective à réinventer pour que les avantages de l’institution y retrouvent place.
Tout cela pris en compte, l’hospitalité dans le milieu de vie requière une immense souplesse, beaucoup plus de moyens, une plus grande mobilisation sociale, du temps disponible et de meilleures articulations entre les éléments du milieu que l’hôpital psychiatrique[18]. L’idéologie actuelle est peu encline à dégager ces moyens et le néolibéralisme sécuritaire a une forte tendance à dévaloriser, empêcher, dissuader voire réprimer l’hospitalité gratuite et inconditionnelle.
Du coup, cette hospitalité dépend énormément des capitaux économique, culturel et social de la personne et de son entourage. Les individus sont loin d’être égaux de ce point de vue. Les ressources mais aussi les attitudes, le rapport à la faiblesse, à la maladie, à l’anormalité, à l’agressivité ne sont pas identiques d’une famille ou d’un milieu à l’autre. Ces différences ne sont pas stéréotypées : une famille aisée pourra tout mettre en œuvre et dépenser sa fortune pour accueillir et resocialiser son enfant malade tandis qu’une autre le reniera ; la grande précarité d’un squat et de ses occupants peut s’avérer très ouverte et bienveillante à l’égard du trouble ; l’Autre « lieu » à Bruxelles mena une extraordinaire expérience d’hospitalité au sein d’une communauté de demandeurs d’asile Peuls qui portaient un tout autre regard sur la folie des personnes qu’ils accueillaient. La qualité des services ambulatoires varie aussi d’un endroit à l’autre, notamment selon qu’on soit en ville ou à la campagne.
Appétits, pistes et propositions
« Contre l’hostilité des hommes, insuffisants sont, la plupart du temps, les moyens de défense dont dispose l’hospitalité. »[19]
L’accueil psychiatrique dans le milieu de vie demande d’être soutenu, accompagné et inscrit dans un vaste ensemble de services, de proches, de dynamiques locales, économiques et sociales. Il doit reposer sur l’interdisciplinarité et la complémentarité, et plus profondément sur un désir de réfléchir et de progresser ensemble ainsi qu’une ouverture à la remise en question permanente. Il passe par ce que Guattari appelait un « militantisme de la vie quotidienne » alimenté par une intelligence et une sensibilité collectives de la vie sociale. Il cherche à ne plus séparer la « cure » (le traitement médical) et le « care » (le soin attentionné) et pousse chacun à ne pas rester à sa place et dans ses zones de confort. Sa pratique et son ancrage dans le contexte des personnes sont faits de surprises, d’enthousiasmes, de déceptions, d’ajustements et de renversements.
Un cadre politique souple devrait rendre cette dynamique possible. L’organisation et le financement d’une fonction de liaison pour l’accueil du trouble dans la première ligne de santé (médecin traitant, maison médicale) ainsi qu’une péréquation entre les différents niveaux de soin, d’accompagnement et d’accueil permettraient d’éviter les hospitalisations trop rapides et de mieux articuler les complémentarités[20].
Cette articulation fluide ne sera possible que si l’ont réduit l’emprise des psychiatres et de l’hôpital au sein du réseau soignant. La dominance de l’hôpital psychiatrique, telle qu’on l’observe dans la réforme 107, résulte du système de financement par lits d’hôpitaux et influence les représentations et les manières d’agir des autres professionnels et de l’entourage. La huitième proposition politique du Mouvement pour une psychiatrie démocratique dans le milieu de vie demande de substituer au financement par lit un forfait hospitalier, davantage adapté à une reconversion des moyens et personnels vers les soins de proximité.
Cette proximité devrait s’organiser via des dispositifs intégrés de santé mentale (proposition n°05). Cet agencement élargirait les capacités des services de santé mentale existant pour instituer des espaces d’accueil ouverts aux non professionnels. Il combinerait cette hospitalité avec la mobilité d’équipes susceptibles d’inscrire le processus thérapeutique dans les contextes de vie, en prenant autant soin des personnes en trouble que de leurs proches. Associés à l’action sociale, à des lieux culturels et des dynamiques citoyennes, ces services s’adresseraient aux personnes en trouble léger ou grave ainsi qu’à celles qui risquent de s’effondrer ou d’exploser si l’on n’y prête pas attention tout de suite. Le dispositif aurait de la sorte une fonction de liaison et d’interpellation sociale qui renvoie l’ensemble de la communauté, du milieu de vie, à ses responsabilités. C’était déjà ce que prônait Gianfranco Minguzzi, secrétaire général de Psychiatria Democratica, notre inspiration historique : « la mise en œuvre d’une psychiatrie différente […] s’insère dans la lutte pour une réforme générale de l’assistance qui choisit le territoire plutôt que l’hôpital comme centre, dont les instruments consistent dans la modification radicale des rôles et des hiérarchies et dont l’objectif est la prévention plutôt que l’hospitalisation. »[21] Une telle approche n’empêche cependant pas de brefs passages par l’hôpital ou dans des unités résidentielles lorsque une personne a vraiment besoin de se reposer ou de se déconnecter. Ramené à sa fonction hospitalière de refuge temporaire, l’hôpital deviendrait un outil utile dans un agencement de soins et d’accompagnements bien plus riche. Il importe enfin de ne pas perdre de vue et de préparer la sortie du dispositif, personne n’étant voué être accompagné à perpétuité.
L’éthique de l’hospitalité trouve davantage son terrain dans la micro-politique du milieu de vie que dans des grands ensembles et des politiques globales toujours enclines à homogénéiser, rationnaliser, standardiser. En outre, la macro-politique actuelle – avec ses effets de repli, de peur, de rivalité, d’atomisation, de dissuasion et de répression – s’avère contraire ou hostile à cette attitude généreuse et ce souci de l’autre. Cependant, c’est elle qui pèse, elle qui cadre et formate la majorité des pratiques.
Il convient alors de déployer l’hospitalité comme un pari pratique et un engagement, comme une action subversive locale s’alliant avec d’autres luttes et expériences afin de faire bouger les lignes du cadre et d’œuvrer à la transformation des imaginaires, pour petit à petit instituer de nouvelles manières de penser, de sentir et d’agir, pour redessiner un cadre plus collectif et émancipateur. Une proposition qui pourrait fédérer et répondre aussi bien aux nécessités de l’hospitalité et de la convivialité qu’à la question sociale et au défi climatique, tout en ouvrant d’autres imaginaires, réside dans la réduction radicale et collective du temps de travail sans perte de revenu ou avec revenu compensatoire. Une base pour un projet de riposte macro-politique à l’offensive néolibérale à l’ère post-industrielle et numérique.
Références
[1] Alain Brossat, « L’hospitalité comme cristal » in Autochtone imaginaire étranger imaginé, éd. du Souffle, 2012, pp. 97, 100.
[2] Voir notre analyse « De quelques révolutions infimes ou éphémères ».
[3] Voir notre analyse « Procuste et les lits psychiatriques ».
[4] Francis Jeanson, La psychiatrie au tournant, éd. du Seuil, 1987, p. 67.
[5] Voir notre analyse « Le trouble savoir du trouble ». Nous faisons également allusion au philosophe Gilles Deleuze qui s’opposait à la psychanalyse en affirmant, notamment, que la personne troublée ne délire pas son père ou sa mère mais le monde ou un monde, tout comme l’inconscient n’est pas la scène d’un théâtre tragique mais une usine de production protéiforme.
[6] Cette pensée, proche de la théologie bien que fondée sur une approche phénoménologique, voit dans l’apparition d’autrui et de sa vulnérabilité une injonction à lui répondre et à répondre de lui. Cette responsabilité pour autrui n’a rien à voir avec la responsabilité juridique qui consiste à répondre de soi, de ses actes, ou à répondre d’autrui en raison d’un engagement à son égard. La responsabilité pour autrui « ne saurait découler d’un engagement libre, c’est-à-dire d’un présent. […] Elle est de la sorte dans un temps sans commencement ». (Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Martinus Nijhoff (poche), 1974, p. 87). Elle est aussi sans attente de réciprocité ou de résultat. Par-là, elle touche à l’hospitalité qui, pour Derrida, rejoint par le poète Edmond Jabès, serait non pas un principe éthique mais le principe même de toute éthique, la possibilité de l’éthique, qui précède tout commandement, toute politique, toute responsabilité juridique. « En tant qu‘elle touche à l‘ethos, à savoir à la demeure, au chez-soi, au lieu du séjour familier autant qu‘à la manière d‘y être, à la manière de se rapporter à soi et aux autres, aux autres comme aux siens ou comme à des étrangers, l‘éthique est hospitalité, elle est de part en part co-extensive à l’expérience de l’hospitalité, de quelque façon qu’on l’ouvre ou la limite. » (Jacques Derrida, Cosmopolites de tous les pays, encore un effort !, Paris, éd. Galilée, 2007, p. 42).
[7] René Schérer, Zeus hospitalier, éd. de la Table ronde, 2005 (1993), p. 226.
[8] Guillaume le Blanc, Vies ordinaires, vies précaires, Seuil, 2007, p. 210
[9] La nécessité de prendre en compte et en charge la fragilité sociale des soignés « n’exclut pas le soignant de la relation de soin, mais l’intègre dans un espace commun d’hospitalité ; celui-ci, qui s’exerce en direction des fragiles, peut aussi bénéficier au soignant, nullement assuré des conditions sociales de son travail et, par conséquent, désireux d’être soutenu dans le soin qu’il délivre. » (ibidem, p. 275).
[10] Voir notre analyse « Cohabitations et remue-ménages à tous les étages ».
[11] Ce double chassé-croisé des peurs est développé par Joan Stavo-Debauge en réplique à Jacques Derrida qui, dans son éthique de l’hospitalité absolue, ne voit le défaut d’hospitalité, toujours guettant, que chez celui qui donne l’hospitalité. Il ne donnera jamais assez et sera hanté par ce qu’il prend en donnant, par des bénéfices secondaires ou une affirmation de souveraineté qui pourraient se dissimuler derrière une pure générosité. Il doit donc a priori « demander pardon pour le don même […] poussant la chose, irréductiblement au carré, on aurait même à se faire pardonner le pardon, qui lui aussi risque de comporter l’équivoque irréductible d’une affirmation de souveraineté, voire de maîtrise » (Derrida, cité in Joan Stavo-Debauge, Qu’est-ce que l’hospitalité ? Recevoir l’étranger à la communauté, Liber, Montréal, 2017, p. 201).
[12] Voir notre analyse « Instituer l’accueil du futur dans les temps présents » (titre provisoire).
[13] Francis Jeanson, op. cit., p. 117.
[14] Cf. notre analyse « De l’éthique individuelle à la pratique collective : la question de l’institution ».
[15] Cf. notre analyse « Un impasse sans place pour l’hospitalité ».
[16] Cf. nos analyses citées à l’orée de ce texte.
[17] Pascal Crété, « Accueillir le transfert psychotique à domicile » in Patrick Chemla (éd.), Politiques de l’hospitalité, éd. érès/La criée, 2014, p. 61.
[18] Le budget des soins de santé y voit une économie pour son secteur, pourtant cela coûte plus cher à l’ensemble de la collectivité dès lors que la personne ne subviendra pas d’elle-même à ses besoins et devra bénéficier d’une multitude d’aides – pour peu qu’on prenne sérieusement en considération ses besoins et sa dignité, ce qui n’est pas toujours le cas. Peu d’économie d’échelle demeurent possibles puisqu’il s’agit d’œuvrer à petite échelle.
[19] Edmond Jabès, Le Livre de l’Hospitalité, Gallimard, 1991, p. 45.
[20] Voir les propositions politiques n°06 et n°07 du Mouvement pour une psychiatrie démocratique dans le milieu de vie.
[21] Collectif international, Réseau Alternative à la psychiatrie, Union générale d’édition (10/18), 1977, p. 133.