Littoral de Wajdi Mouawad
Auteur : Olivier Croufer, Coordinateur du plaidoyer sociopolitique au Centre Franco Basaglia
Résumé : « Scènes pour des politiques d’hospitalité » sont des textes d’analyse qui tentent de réfléchir aux mouvements que les histoires d’hospitalité induisent dans les rapports humains. Dans Littoral de Wajdi Mouawad, l’hospitalité est un drame. Non seulement elle ne se donne pas d’emblée, mais son commencement est composé d’inhospitalité. Elle a besoin d’une scène pour naître, tenter autrement la rencontre en autorisant des brins d’histoire, des chants, des gestes et des cris auxquels l’ordre des hommes n’était plus sensible.
Temps de lecture : 15 minutes
« Scènes pour des politiques d’hospitalité » sont des textes d’analyse qui tentent de réfléchir aux mouvements que les histoires d’hospitalité induisent dans les rapports humains. Ces analyses sont construites à chaque fois selon le même schéma. Une scène est extraite d’une œuvre littéraire, plastique, poétique, … Elle est présentée en début d’article. Nous essayons ensuite de qualifier les hôtes : quels noms portent-ils, quelles sont leurs qualités ? Enfin, nous nous demandons en quoi cette scène d’hospitalité questionne et transforme les rapports humains, voire invite à de nouvelles politiques.
Wilfrid apprend la mort de son père et cherche un lieu de sépulture. Il propose de l’enterrer auprès de son épouse. La famille refuse cette place à ce « salaud » qui a laissé se poursuivre une grossesse que sa femme n’était pas capable de supporter. Elle est morte à la naissance de Wilfrid. A travers des lettres de son père qu’il ne lui a jamais envoyées, Wilfrid découvre l’histoire de sa naissance, l’amour d’un homme pour sa femme et ce qui s’est passé dans son pays natal, la guerre, les bombes. Il décide de chercher un lieu de sépulture au Liban, dans le village où son père est né. Les gens sont amers. Le village lui refuse une place au cimetière. « Il a fui le pays. Il n’avait qu’à se faire enterrer là où il a fui.[1] »Le voyage se poursuit en compagnie d’une bande de jeunes qui se constitue progressivement et qui trimbale avec elle le cadavre à enterrer.
Les hôtes d’un monde inhospitalier
Cette aventure est racontée dans Littoral, une pièce de théâtre de Wajdi Mouawad[2]. Cet homme de théâtre – il est auteur, acteur, metteur en scène – est de naissance libanaise, francophone et vit aujourd’hui au Québec. Il parle à partir de ces allers-retours avec son pays natal dans une suite, Le sang des promesses, dont Littoral est le premier des quatre volets. D’entrée de jeu, ce sont plutôt des histoires d’inhospitalité. Dans Littoral, les scènes s’enchaînent à partir d’une hospitalité qui n’a pas lieu.
L’hospitalité concerne ici un mort (le père) et, à cette occasion, son fils Wilfrid qui tente de lui trouver un endroit de sépulture décent. Le refus de la famille de l’enterrer dans le caveau familial ouvre la question du lieu qui aurait un sens pour enterrer un mort. Il déplace l’espace de cette recherche vers le pays qui l’a vu naître et où il a aimé.
« Les vivants ont de la peine, mais les morts, c’est important aussi. Les morts n’ont pas d’âge, vous savez, alors il faut les aider à trouver le repos. Mon père n’a pas vécu ici, son amour est là-bas, son bonheur est là-bas. Tout est prêt. J’irai au pays natal de mon père, jusqu’au village qui l’a vu naître, haut perché dans les montagnes, et je trouverai un lieu de repos pour son âme.[3] »
L’hospitalité ne concerne donc plus simplement un mort, mais son histoire, une vie qui mérite désormais un repos. « Je suis venu pour l’enterrer dans son village natal et le réconcilier avec la vie.[4] » nous dit Wilfrid.
Mais la guerre dessine les lignes d’un paysage inhospitalier. Alors que Wilfrid arrive dans le village natal de son père, Wazâân l’avertit : « Tu arrives dans un drôle de pays, Wilfrid, ici, les gens sont amers, ils ne veulent rien entendre, ni musique, ni chant, ni rien, les vieux sont vieux et ils veulent le calme (…).[5] » Les gens sont fermés. « Ils ont beaucoup souffert pendant la guerre[6] ». Le village est clos dans le silence de ses souffrances. L’ambiance est sale, trouble, malsaine.
Avec le temps, le souvenir de la guerre a laissé naître un contraste entre les vieux et les jeunes. Une des premières rencontres de Wilfrid est Simone dont il n’entend d’abord que la voix qui chante et hurle sa colère. Elle a perdu son amant, explosé dans un champ de mines. Simone affirme sa jeunesse face aux vieux du village : « Il n’y pas si longtemps pourtant, vous m’assuriez que la guerre était une chose mauvaise qui devait disparaître, se terminer pour que naisse enfin la liberté. Aujourd’hui, la guerre est terminée. Vous me dites encore ne chante pas, ne parle pas, ne rêve pas. Vous me dites tais-toi, Simone, tais-toi ![7] » Les chants de Simone sont l’expression d’une jeunesse et d’un désir de vivre. Ce sont finalement des jeunes, transis d’histoires douloureuses de la guerre qu’ils ne veulent plus laisser silencieuses, qui vont se soucier d’accueillir Wilfrid et son père qu’il ballade avec lui. C’est Sabbé dont le père et la famille ont été massacrés. C’est Amé qui a tué et mutilé son père dont il n’a pas reconnu le visage. Ces bouts d’histoires se dévoilent progressivement, poussant avec énergie comme des brins de vie et de jeunesse.
Au fil des scènes, des lignes d’hospitalité se dessinent parmi l’inhospitalité.
* * * *
Que nous raconte Littoral sur l’hospitalité ?
Devenir lentement copains
D’abord, l’hospitalité ne se donne pas d’emblée. Elle commence même par une inhospitalité qui voisine avec de l’hostilité. L’hospitalité ne se déploie que très lentement. Elle résulte d’une recherche du lieu qui pourrait accueillir le mort et cette aventure n’est pas évidente. Elle se heurte à des refus (du village natal notamment), à des découragements (Wilfrid, épuisé, veut un moment enterrer le cadavre au bord de la route), à des disputes (Pour Amé, « il n’y a plus de lieu décent dans tout le pays. On voit bien que tu n’es plus d’ici[8] ». Auquel Wilfrid répond : « Je n’enterrai pas mon père n’importe où : c’est tout ![9] »). Les scènes mettent chaque fois en présence une (in)hospitalité vivante qui se cherche, se discute, se déplie parmi les personnages et leurs histoires.
Ce qui ouvre à l’hospitalité est la possibilité de raconter son histoire, d’accueillir ce qui fait la vie des personnages. Le conflit entre les plus vieux et les plus jeunes s’exerce autour de ce désir de parler de ce qui s’est passé et continue de se passer depuis les violences de la guerre. Privés de narration, les jeunes perdent les espaces où ils pourraient chercher du sens à leur existence. Simone l’exprime bien : « Vous, les vieux, vous avez eu votre miracle, puisque vous avez connu le pays avant la guerre, moi je suis née dans les bombes, mais je suis sûre que la vie, ça peut être autre chose que des bombes.[10] » Elle s’oppose aux vieux du village en soutenant l’accueil de la mémoire du père de Wilfrid : « Vous n’avez pas le droit de refuser l’hospitalité aux morts ![11] » Ne rencontrant que des refus, elle chante sa détresse et lance des bouteilles avec des messages dans la rivière qui descend vers les villages en aval. Mais personne ne répond.
A force de persévérance et de désir de vivre, des jeunes se rencontrent à partir de leur détresse, de leur colère.
AMÉ : « Je ne retournerai plus dans aucun village, si ce n’est pour tuer tout le monde. Tout le monde. Ce cadavre-là, je le regarde et je vois tous ceux-là qui ne perdent rien pour attendre. Je te le dis, les ennemis ce sont nos parents, alors on devrait les éventrer, laisser leurs corps pourrir au soleil et nous en aller partout pour tout faire sauter, tout casser, tout brûler. On les rassemblera le long d’un grand mur, on les alignera et on leur hurlera ! On leur dira que le mal qu’ils nous ont fait est plus grand que le meurtre, on leur dira qu’ils nous ont pris l’irremplaçable, qu’ils ont tué les visions de notre jeunesse, de nos plus chers miracles.[12] »
Amé racontera qu’il a massacré son père qu’il n’a pas reconnu car il était encagoulé. Le même Amé proposera plus tard d’enterrer le père de Wilfrid sur place, n’importe où. Sabbé lui répond plein de douleur et d’ouverture :
SABBÉ : Je te connais bien ! Des assassins de ton espèce j’en ai vu beaucoup et partout. (…) Moi, tout comme toi, j’ai été un fils et mon père il me semble que je le vois ! Simone, on va imaginer que nous sommes devant du monde. Je suis debout et je raconte mon histoire. Je dis : Je m’appelle Sabbé. Ils sont arrivés en hurlant, ont défoncé la porte, arraché mon père du sommeil, brûlé les livres, incendié la maison, tué les animaux ! tout le monde hurlait, tout le monde criait ! On nous a emmenés jusqu’au terrain de jeu, nous ont craché au visage, violé ma mère devant mon père (… description du massacre de sa famille)… Simone, avant d’aller raconter nos histoires à qui que ce soit, nous devons enterrer ce corps. Amé, que tu le veuilles ou non, ce corps est le corps de ton père. Reste droit, mon vieux, reste droit. Ouvre les yeux et reconnais en lui le père disparu, le père assassiné, le père ensanglanté. Trouvons-lui un lieu et reposons-le pour de bon. Nous repartirons libres, Amé, libres, libres, plus libres ![13]
Au fil des rencontres, une bande de jeunes se forme qui avance ensemble par une amitié qui tente la rencontre. Ils deviennent copains.
(Sabbé, Simone, Massi, Amé, Wilfrid mangent ensemble)
SABBÉ. « Vous savez comment on appelle ceux qui mangent le même pain ?
WILFRID. Comment ?
SABBÉ. Des « copains ».
Sabbé rit.
MASSI. Où allez-vous ?
SIMONE. Vers la mer, pour remonter de ville en ville.
MASSI. Je vous suivrais bien.
SABBÉ. Qu’est-ce qui te retient ?
MASSI. Rien.
SIMONE. Tes parents, tes amis ?
MASSI. Amis disparus, mère partie et père inconnu. Rien !
SABBÉ. On veut raconter ce qui s’est passé. Chacun son histoire. Tu veux ?
MASSI. Je veux. [14] »
Joséphine est la dernière à joindre la bande. Dans un village, un aveugle lui a parlé « d’un réseau fait de cris, de chants et de messages lancés dans la rivière.[15] » Joséphine note les noms des personnes pour ne pas les oublier et, faute de crayon, elle les apprend par cœur et les récite. Elle se trimbale avec ses bottins. Elle se demande « où les cacher, à qui les confier pour qu’ils ne soient pas dépouillés, brûlés, jetés ! Je ne peux pas les garder indéfiniment avec moi, c’est lourd, si lourd ! [16] »
Déambuler dans une fiction
Finalement, l’hospitalité ouvre à une enquête qui n’est pas seulement celle d’un lieu pour enterrer un mort. L’espace de recherche s’élargit. Pour qu’il y ait hospitalité, il faut que les personnages se racontent, parlent d’eux, de leur histoire, de leur silence. L’hospitalité ouvre une relation, elle implique une rencontre d’un autre, mais elle ouvre aussi à une enquête sur soi. Lise Lenne en parle ainsi : « Dans Littoral, Incendies et Forêts, Wajdi Mouawad invente une dramaturgie de l’enquête (la quête identitaire passe par le processus de l’enquête) qui met en scène la nécessité pour le sujet, pour le je, de se découvrir tel qu’il ne se connaissait pas, de se découvrir autre. La quête identitaire des personnages s’accompagne d’un retour des sujets protagonistes sur la terre d’origine de leurs parents : l’enquête de soi, qui correspond à une traversée de l’espace, revient en fait à trouver l’autre, celui qui était auparavant invisible au moi.[17] »
L’hospitalité passe ainsi par la création d’un espace où l’identité n’est pas un bloc que l’on accueille ou rejette. Elle devient un espace de fiction que finalement on fait et défait ensemble, dans la narration de soi et des autres, mais aussi dans la mise en déséquilibre de son imaginaire.
Dans Littoral, cet espace de fiction est mis en scène par des personnages qui scénarisent la vie de Wilfrid et parlent à partir de son imaginaire : le réalisateur d’un film dans lequel Wilfrid joue sa vie et un chevalier qui accompagne Wilfrid depuis son enfance. Ces personnages sont des doubles fictifs de Wilfrid qui semble ainsi sans cesse voyager entre rêve et réalité.
Wilfrid devient fiction dans la scène 2, « Tournage » [18] où Wilfrid est acteur d’un film qui raconte sa vie :
WILFRID : « Je ne sais pas d’où me vient cette manie d’avoir toujours l’impression que je suis en train de jouer dans un film
LE RÉALISATEUR : Wilfrid, je n’existe pas, mais est-ce que tu sais de façon certaine si tu existes toi-même ? Marche, Wilfrid et songe à celui que tu es en train de devenir. »
Wilfrid devient fiction à travers le double de Wilfrid, le chevalier qui prend soin de lui, le réconforte, le protège, accompagne sa quête :
LE CHEVALIER : « Quand tu étais petit, nous combattions les monstres cachés dans le couloir qui menait à la cuisine, quand, en pleine nuit, tu te levais pour aller boire un verre d’eau. Un monstre, c’est gros, c’est laid, c’est facile à combattre et nous sortions toujours vainqueurs. Aujourd’hui je suis un chevalier fatigué qui ne sait plus contre quoi il doit cogner son épée. Tu as grandi, Wilfrid, et les monstres sont devenus beaucoup trop forts. Mon épée ne suffit plus à te réconforter ».
WILFRID : « Je ne sais même plus qui je suis. Comment veux-tu que je saches ce qui me fait mal. Quand tu es petit, c’est pas difficile, tous les enfants ont peur de la sorcière ou du monstre noir de l’espace sidéral. Mais maintenant ? qu’est-ce qui me fait mal ? Je n’en sais tellement rien. J’ai mal est c’est tout. [19] »
Wilfrid essaie de se débarrasser de ses fictions personnelles en cours d’histoire :
WILFRID : « Ta gueule ! Va t’en, chevalier, je ne crois plus au film, je ne crois plus à rien. Ne prends pas ça personnel, mais je commence à être fatigué de traîner un rêve avec moi pour me sentir moins seul ! C’est pathétique ![20] »
Ce n’est que par la création d’un espace de fiction commun où chacun a de la place pour déployer, hésiter, cheminer avec ses histoires que peut se dérouler l’hospitalité.
Pour Lise Lenne, « le mouvement qui se dessine est celui d’un glissement du lieu vers l’espace. L’ouverture du cadre a lieu précisément parce que les sujets protagonistes font le choix de l’exil, du voyage, de la traversée, du dépaysement, de la chute. L’horizon se dégage et laisse apparaître l’espace qui est un Nous (…). La trajectoire des protagonistes correspond donc à un mouvement de décentrement du sujet, de l’ici vers l’ailleurs et du je vers le nous théâtral, qui se manifeste par le passage d’une errance initiale à une déambulation qui va peu à peu se structurer au contact de l’Autre et tracer son chemin.[21] »
L’hospitalité devient une déambulation. Elle a besoin d’un espace collectif de fiction pour cheminer.
En somme, l’hospitalité est un drame. Non seulement elle ne se donne pas d’emblée, mais son commencement est composé d’inhospitalité. Elle a besoin d’une scène pour naître, tenter autrement la rencontre en autorisant des brins d’histoire, des chants, des gestes et des cris auxquels l’ordre des hommes n’était plus sensible. Elle a alors besoin de copains suffisamment créateurs pour laisser déambuler les fictions que chacun fait de soi.
Références
[1] Mouawad, Wajdi, Littoral. Le sang des promesses / 1, Léméac/Actes Sud, 2009, p. 76.
[2] Pour rencontrer Wajdi Mouawad à travers une vidéo-entretien, lumineuse et drôle : http://www.theatre-video.net/video/Rencontre-avec-Wajdi-Mouawad-questions-du-public-1210
[3] Mouawad, W., op. cit., p. 63.
[4] Mouawad, W., op. cit., p. 69.
[5] Mouawad, W., op. cit., p. 69.
[6] Ibidem
[7] Mouawad, W., op. cit., p. 72.
[8] Mouawad, W., op. cit., p. 85.
[9] Ibidem
[10] Mouawad, W., op. cit., p. 74.
[11] Mouawad, W., op. cit., p. 76.
[12] Mouawad, W., op. cit., p. 86.
[13] Mouawad, W., op. cit., pp. 106-107.
[14] Mouawad, W., op. cit., pp. 100-101.
[15] Mouawad, W., op. cit., p. 114.
[16] Mouawad, W., op. cit., p. 119.
[17] Lenne, Lise, Le poisson-soi : de l’aquarium du moi au littoral de la scène…, in Agon, Revue des Arts de la scène, 2007, n°0,
[18] Mouawad, W., op. cit., pp. 15-17.
[19] Mouawad, W., op. cit., p. 29.
[20] Mouawad, W., op. cit., p. 102.
[21] Lenne, Lise, op. cit. Pierre L’Hérault reprend cette même analyse du décentrement du lieu à l’espace dans Littoral de Wajdi Mouawad : l’hospitalité comme instance dramatique, in Gauvin L., L’Hérault P. et Montandon A., Le dire de l’hospitalité, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2004, pp. 179-187.