Poul Anderson (4) : œuvrer en humain que nous sommes
Auteur : Marie Absil, Philosophe, animatrice au Centre Franco Basaglia
Résumé : Les USA connaissent une épidémie de maladie mentale sans précédent et les méthodes de soins traditionnelles semblent ne plus suffire. Un sociologue, Douglas Bailey, décide de se lancer dans une expérience un peu folle. Un simulateur va lui permettre de vivre des existences différentes sous forme de rêves très réalistes. Les différents destins envisagés dans cette nouvelle de Poul Anderson Destins en chaîne, vont nous permettre d’interroger les modèles de prise en charge de la maladie mentale ainsi que leurs conséquences sociales. Dans cette dernière analyse, nous présentons l’option la plus radicale proposée par le simulateur ainsi que les conclusions de Douglas Bailey quand son expérience prend fin.
Temps de lecture : 15 minutes
Les États-Unis connaissent une épidémie de maladie mentale sans précédent. Le nombre de malades est tellement important que les méthodes de soins traditionnelles semblent ne plus suffire. C’est pourquoi un sociologue, Douglas Bailey, décide de se lancer dans une expérience un peu folle. Il se place dans un simulateur- sorte d’interface homme-machine – qui va lui permettre de vivre des existences différentes sous forme de rêves très réalistes. Les données entrées dans la machine couplée avec l’intelligence et l’émotion humaine postulent une modification sociale et en déduisent les conséquences. Douglas Bailey tente ainsi de trouver une solution qu’il espère radicale à la problématique de la maladie mentale.
Dans cette analyse, la dernière de la série sur cette nouvelle de Poul Anderson, Destins en chaîne, nous examinerons la solution la plus radicale envisagée par notre sociologue Douglas Bailey et sa machine. Nous verrons ensuite quelles sont les conclusions du chercheur quand son expérience prend fin. Cela nous donnera l’occasion d’interroger de manière plus globale les questions relatives à la justice sociale, à la reconnaissance et à l’émancipation, soulevées par la nouvelle.
Destin 1 : l’euthanasie comme choix
La première solution explorée par Douglas Bailey est tout à fait radicale et expéditive, tout comme l’écriture de Poul Anderson dans cette partie de la nouvelle. Aucun détail ne nous est livré. La scène débute brutalement, Douglas Bailey se fait faire une injection par un « préposé ». L’ambiance est très froide, aucune question, pas d’entretien préliminaire…rien. Après l’injection, le préposé demande à Bailey de s’avancer rapidement, il le sangle alors sur une couchette dans une alcôve en lui recommandant de se tenir bien droit, « Au bout de deux heures, les clients deviennent tout raides et…enfin, les boîtes sont toutes de la même taille, vous voyez ? [1]». Le préposé abandonne Bailey sur sa couchette, il a terminé son service. C’est tout, Bailey meurt. S’engage alors un dialogue mental avec le Dieu-simulateur, où Douglas Bailey analyse la situation.
« Je n’aurais pas dû être si pressé de mourir.
Pourquoi étais-je tellement pressé ?
Je ne m’en souvient pas. Je n’y arrive pas. Il y avait les bâtiments, oui, et un parc dessiné avec goût. Je suis entré. Suis-je entré ? Oui, je crois que je suis entré pour demander…Oh ! Un conseil. Peut-être pour trouver quelqu’un qui me dirait que je n’étais pas encore si détérioré que ça, que je ferais mieux de rentrer à la maison et de réfléchir. Mais ma transformation avait déjà commencé. A l’instant où j’ai franchi ce seuil, j’ai cessé d’être un homme pour ne plus être qu’une catégorie que l’on se renvoie de bureau en bureau, courtoisement, aimablement, mais si vite qu’on n’a pas le temps de réfléchir, et, de corridor en corridor, j’ai inexorablement été conduit à cette salle. [2]»
Poul Anderson ne donne aucun détail sur le type de société à laquelle nous avons affaire ici. Tout ce qu’on pourra comprendre d’après les réflexions de Bailey quand il est mort, c’est qu’une épidémie de maladie mentale s’est déclarée, qu’un nombre croissant de personnes sont touchées. Et que rongé par son mal-être, il est entré sur une impulsion dans le bâtiment où sont réalisées les euthanasies. Mais tout est allé trop vite. Dès son entrée, Bailey reçoit sont injection. En fait, les euthanasies sont pratiquées à la chaîne sans que la décision du « patient » soit ne fut-ce qu’interrogée.
Dans son dialogue avec le Dieu-simulateur, Bailey fait la critique d’une société où les citoyens ne sont pas reconnus en tant qu’êtres humains complexes et vulnérables. Il déplore la vision comptable de l’état qui, s’il offre la liberté de mourir, n’offre aucune aide a ses éléments défaillants. Son esprit se met alors à échafauder des pistes de solutions possibles. Dès qu’une possibilité viable se forme dans son esprit, le Dieu simulateur crée une incarnation, un nouveau destin à tester pour Douglas Bailey.
« Nous sommes trop nombreux. Mais nous donner la liberté de choisir la mort, ce n’était pas la liberté. C’était de l’assassinat. »
« Pourquoi les as-tu laissés faire ? Ils n’étaient pas plus sains d’esprit que les pitoyables foules de psychotiques, de névrosés, de psychonévrosés qu’ils invitaient à mourir. On ne se conduit pas comme ça. Ils auraient pu nous soigner – ou essayer en tout cas -, ils n’auraient pas dû…
Clic, dit Dieu. Et ce fut le silence. Les ténèbres s’appesantirent sur la face de l’abîme.
…pas dû nous donner ce choix qui sauvegarde leur suffisance. Ils auraient dû assumer leurs responsabilités envers nous, s’occuper de nous, nous obliger à bien nous comporter. [3]»
Epilogue
Après avoir vécu un autre destin, Douglas Bailey meurt une dernière fois. Toutes les solutions qu’il a explorées sont des échecs retentissants puisqu’elles l’ont toutes menés à la mort. Dans son dialogue avec le Dieu-machine, Douglas Bailey cherche désespérément à se sortir de ce cercle vicieux d’incarnations. Il comprend soudain que s’il se laisse encore submerger par ses émotions, la machine va générer un nouveau destin pour lui et sa pensée rationnelle reprend enfin le dessus. Il se rappelle alors qui il est et qu’il s’est lancé dans une expérience.
« Quel problème ?
Voyons…Je suis sociologue. Je cherche à trouver les causes et le traitement du déséquilibre mental. On a suggéré des solutions très variées…Je me rappelle qu’on a parlé de l’euthanasie volontaire…Mais par le passé, les remèdes se sont bien souvent révélés pires que le mal. Considérons les effets à long terme de la politique du pain et des jeux sur le prolétariat romain ; considérons la plupart des révolutions et des utopies que l’on a essayé de réaliser. Nous avons besoin d’une méthode moins aveugle, autre chose que celle des essais et erreurs. Et il ne suffit pas d’imaginer un système théoriquement réalisable : encore faut-il savoir à l’avance ce qu’il donnera dans le concret, quelles conséquences il aura sur les sujets traités. Par exemple, allouer une indemnité peut être économiquement valable dans certaines circonstances mais risque de démoraliser les bénéficiaires. Comment tester une réforme sociale avant sa mise en place ? De l’intérieur ?
Mais naturellement ! Le couple homme-machine. L’élément humain fournit plus que des directives générales : il apporte une intelligence globale, consciente, inconsciente, viscérale et génétique de ce qu’est la nature humaine. Ces données entrent dans les réserves informatives en même temps que tous les autres renseignements que possède déjà la machine. Alors, le cerveau et l’ordinateur agissant à l’unisson postulent une modification sociale donnée et en déduisent les conséquences. Comme l’objectif est d’explorer celles-ci d’un point de vue immédiat et émotionnel, l’aboutissement des prémisses logiques se présente sous la forme d’un “rêve”. [4]»
Quand on le débranche enfin de la machine, Douglas Bailey entame un dialogue avec son collègue sur l’expérience qu’il vient de vivre.
« Le programme que nous avons élaboré, vous et moi, a pour but de trouver une méthode plus rapide, plus radicale.” Et, ce fut sur un ton passionné qu’il demanda :”L’avez-vous trouvée ?
– Je ne sais pas. (…)
“Pour le moment, il me suffit de savoir qu’il n’existe pas de solution radicale. Que nous tâtonnons avec lenteur, maladroitement, de bric et de broc, de façon ruineuse, en humains que nous sommes. Et que, bon Dieu de bon Dieu, je suis de retour dans le monde réel ! ” [5]».
Conclusion
Que peut nous apprendre cette nouvelle étonnante de Poul Anderson ? Qu’il n’existe pas de solution radicale aux problèmes de santé mentale ! En effet, le héro, Douglas Bailey, teste au cours de différents destins à peu près toutes les grandes orientations possibles. De la plus expéditive, l’euthanasie (destin 1), à la plus libertaire, la liberté et la prise en charge matérielle totales (destin 4[6]), en passant par les soins contraints sous couvert de bienveillance (destin 2[7]) et l’amour mièvre et désincarné du retour en enfance (destin 3[8]).
Sommes-nous vraiment dans de la science-fiction ? Toutes ces options existent bel et bien dans notre réalité. Certes, jamais de manière aussi outrée. Car, dans la réalité, les choses ne sont jamais aussi unilatérales. En effet, qui sait ce qui fait la réussite d’un traitement ? Ce qui marche pour les uns échouera lamentablement avec d’autres. En psychiatrie et, plus largement, en santé mentale, plusieurs courants s’affrontent : il y a les partisans du dialogue et du souci de l’autre, les hérauts de la technique et de la médication, ceux qui prônent que la maladie mentale n’existe pas et qu’elle est une création de la société, enfin il y a les gestionnaires qui raisonnent en terme de coûts/bénéfices et pour qui les malades sont des poids morts pour la société productiviste. Chacun aimerait voir sa formule appliquée pleinement et œuvre en ce sens.
La grande leçon de la nouvelle de Poul Anderson peut être que nous procédons par essais et erreurs en humains que nous sommes, et que c’est très bien ainsi ! Car l’Homme est un être complexe qui ne saurait se contenter de solutions simplistes. Alors, continuons à développer des techniques et des médicaments, à nous soucier les uns des autres, à nous préoccuper des atmosphères et des architectures, travaillons à trouver des formules pour une plus grande justice sociale et, surtout, reconnaissons à chaque être le droit de vivre dans sa singularité et de s’émanciper dans le chemin d’existence qui lui est propre. Cela est lent ? Cela est brouillon et semble coûter cher pour peu d’efficacité ? Peu importe ! C’est à cette condition seulement que chacun pourra vivre une vie pleinement humaine.
Références
[1] Poul Anderson, Destins en chaîne, in Le chant du barde, Le livre de poche, 2010, p.328.
[2] Poul Anderson, op. cit., pp.329-330.
[3] Poul Anderson, op. cit., p.330.
[4] Poul Anderson, op. cit., pp.394-395.
[5] Poul Anderson, op. cit., p.397.
[6] Voir Marie Absil, La liberté absolue comme justice sociale, Centre Franco Basaglia, 2016.
[7] Voir Marie Absil, Une reconnaissance sans émancipation, Centre Franco Basaglia, 2016.
[8] Voir Marie Absil, La reconnaissance de l’amour, Centre Franco Basaglia, 2016.