Un lien indéfectible
Auteur : Julien Vanderhaeghen, animateur au Centre Franco Basaglia
Résumé : « Comment tout a commencé » est un roman de Pete Fromm. C’est l’histoire d’Austin et d’Abilene, un frère, une sœur. L’un d’eux est porteur d’un trouble, l’autre pas. Et Pete Fromm nous raconte toute la tension qui existe dans ce lien qui pourtant reste indéfectible.
Temps de lecture : 15 minutes
Pete Fromm est un de ces auteurs américains qui allient grandeur de la nature avec celle de l’humain qui l’habite. Avec « Comment tout a commencé[1] », il nous conte l’histoire d’un frère et d’une sœur où le trouble psychique s’invite et met la relation en tension.
Comment tout a commencé
« Comment tout a commencé était l’histoire préférée de Papa, celle qui expliquait l’origine de nos prénoms, à Abilene et à moi. Ils n’indiquaient pas l’endroit où nous étions nés, mais celui où nous avions été conçus. “Comment tout a commencé !” disait-il toujours en agitant les bras comme s’il faisait admirer un royaume. Il racontait cette histoire à la moindre occasion, à qui voulait l’entendre et même à qui ne voulait pas. “On était jeunes, on venait de se marier, vous savez, et on ne devait passer qu’une nuit à Abilene !”[2] »
Abilene et Austin vivent au Texas, avec leurs parents, dans une petite ville perdue en plein désert. Austin a quinze ans et sa vie tourne autour du baseball et de sa sœur qui est la personne la plus importante pour lui. Abilene était douée au baseball, mais elle n’a pas pu devenir la meilleure joueuse de l’équipe locale. Alors elle entraîne Austin dans le désert texan, jusqu’à l’épuisement, jusqu’à la douleur et la blessure, avec pour objectif d’en faire le meilleur joueur de baseball de tous les temps. Austin aime sa sœur, il admire Abilene et il la suit aveuglément dans toutes ses demandes et ses ordres. Emporté par l’énergie incroyablement vivante et l’exubérance de celle-ci, Austin refuse de voir la réalité, même s’il perçoit que quelque chose ne va pas. Par moments, Abilene peut disparaître quelques jours, puis réapparaître et embarquer Austin dans des entraînements interminables.
En quoi Austin vient-il nous interpeller ?
Le narrateur, c’est Austin. C’est à travers son regard que nous suivons sa relation avec Abilene. Mais à quoi Austin m’amène-t-il à penser ? Une voie double, une opposition. D’un côté, Austin impressionne par son amour pour sa sœur. Toujours, tout le temps, à chaque étape de la vie d’Abilene, Austin ne voit que sa sœur. Qu’elle soit en phase haute ou basse de sa maladie, Austin ne voit que ça : sa sœur. Il ne voit pas une maladie, il voit Abilene. Toujours ! Elle n’est jamais objectivée, elle est toujours un sujet à part entière : sa sœur. Juste sa sœur. C’est là toute la beauté de cette relation.
« — Alors cette fille, c’est ta sœur ? Celle qui voulait faire du base-ball ?
Je regardai dans sa direction, puis de l’autre côté. Par la vitre je voyais défiler le désert desséché. Je hochai la tête.
— Elle est dingue, ou quoi ?
— Elle est lanceuse.»
Néanmoins, Austin me trouble aussi car il y a un déni du réel de sa part. Une manière de ne pas vouloir reconnaître les faits, de ne pas accepter le réel : les sautes d’humeur, les disparitions soudaines, l’exubérance d’Abilene, la dureté qu’elle lui impose à l’entraînement, etc. Austin refuse de voir que quelque chose ne va pas. Il a bien quelques doutes de temps à autres et on essaie aussi de lui montrer que quelque chose ne va pas. Mais Austin admire sa sœur. Et elle le lui rend bien par ailleurs. Une complicité réelle et touchante existe entre eux deux. Et toute la force de vie d’Abilene est une force pour Austin.
Et pourtant, pour ses parents, ça ne va pas :
« — Austin, ta mère et moi, on pense qu’Abilene pourrait bien être malade. On pense…
— Je pense que tout va s’arranger.
Papa sourit
— Oui, nous aussi. Mais on a parlé au docteur, Austin. À Midland. Une psychologue. Nous avons identifié certains comportements. On pense qu’elle a besoin d’être aidée. On ne croit pas que ce soit quelque chose dont elle puise se sortir toute seule.
Je cessai d’écouter. Il n’y avait rien qu’Abilene ne puisse faire toute seule. Absolument rien. Papa poursuivit et je me contentai de hocher ou de secouer la tête en fonction de ce qu’il me semblait souhaiter, mais j’attendais simplement que notre trajet soit fini. »
Un diagnostic finit par tomber : Abilene est bipolaire.
Face à cela, je me pose des questions. Je suis quelque part entre Austin et ses parents. Et je me demande : comment bien réagir quand cette personne part en phase maniaque ? Quelles sont les bonnes réactions ? Avec surtout ce souhait profond : comment bien faire pour elle ? Comment bien prendre soin de la personne ? Et quand le lien est profond : comment l’aider et la respecter dans son humanité propre ? Comment être avec elle ? Je dois bien l’avouer, je ne le sais pas moi-même… Car l’impératif moral ne donne pas réponse à tout dans le lien quotidien. Et parfois même, on échoue.
Abilene finit par être prise en charge par une psychiatre qui prend le choix de venir s’occuper d’elle hors du cabinet, chez elle.
« — C’est moi qui ai eu l’idée de venir ici, dit le Dr Pape. En règle générale, je ne vais jamais chez mes patients, mais je pense que pour Abilene il est temps d’aller au-delà des règles. »
Un pas de côté qui offre le soin dans le milieu de vie, accompagné de ses proches.
Abilene finit par être mise sous médication. C’est la seule voie trouvée pour stabiliser son état. Elle en vient elle-même à préférer sa vie sous médicament.
« Même mon cerveau à cent dix pour cent ne vaut pas ce qui arrive toujours ensuite. »
Dans un témoignage écrit pour le Centre Franco Basaglia, Eric Michaël nous raconte la même chose : « Sur le moment, la manie est une exaltation des sens, des sentiments, des émotions. On se sent fort mais la descente est brutale. (…) le coût de la manie est très élevé puisqu’après une manie on tombe nécessairement dans la dépression,… [3] ». Et pourtant, malgré cela, tous ne veulent pas perdre cette impression de puissance : « Certains bipolaires regrettent leurs phases maniaques et refusent de prendre les médicaments pour revivre une phase maniaque.[4] »
Réduction pathologique
Est-ce que la reconnaissance chez l’autre de sa maladie aide-t-il à mieux vivre avec elle ? Reconnaissance comme acceptation de ce qui est là, comme faisant partie de la personne. Comme quelque chose qu’elle a et non quelque chose qu’elle est. Mieux comprendre ce qui vient se jouer sans en ajouter ni réduire la personne à sa maladie.
Est-ce que nier la présence de la maladie n’est pas aussi la négation du réel ? Comme vouloir refuser une partie du réel d’une personne ? Vouloir même que cela soit tout autre ? Déni qui pourrait aller dans le pire des cas à un non-accompagnement de la personne prise dans ses tourments ? « (…), il faut reconnaître la maladie pour espérer tenter de vivre avec elle dans des conditions acceptables.[5] » nous dit Eric Michaël. Avec le désir de pouvoir développer une vie pleinement humaine.
Mais réduire une personne à ce seul déterminant-là, la maladie, est aussi réducteur. Abilene n’est pas juste la bipolarité. Abilene a une histoire, une famille et une passion : le baseball. Abilene n’est pas juste la manie et la dépression. Il s’agit alors de reconnaître, avant même la maladie, et ne jamais l’oublier, la qualité d’être humain de la personne. Abilene est un être humain : un sujet. Abilene n’est pas une bipolarité : un objet. Abilene a une bipolarité, mais reste aussi et avant tout Abilene. Et il s’agit, pour elle comme pour ceux qui l’entourent, de trouver les ajustements adéquats.
Les dangers de la limitation de l’être à sa maladie sont (au moins) doubles : pour le corps médical, uniquement traiter une maladie (déterminant biologique) sans s’occuper de la personne, ses conditions sociales et ses liens socio-affectifs ; pour la société, d’imposer une discrimination basée sur la peur et des préjugés envers la personne dite malade[6] (mise à l’écart et enfermement).
Ce que me rappelle Austin, c’est qu’il s’agit de prendre soin des existences-souffrances que sont des personnes comme Abilene. Il ne s’agit pas uniquement de soigner une maladie, mais de soigner une personne, de prendre soin des personnes[7]. Cela ne veut pas dire qu’on fait disparaitre la souffrance de l’autre, mais qu’on peut procéder à des allègements[8], en étant dans la communauté, avec sa famille et ses proches et non interné dans une institution qui ne s’occuperait que du soin de la maladie, mais couperait alors la personne du reste de la vie, de ce qui fait vie pour elle, de ce qui fait liens et sens pour elle. Bien sûr l’hôpital a son rôle au moment de la crise, mais une fois stabilisé, c’est dans le processus de la vie que tout peut recommencer. Car alors c’est le processus de la remise en lien qui vient faire soin.
Dans son récit Eric Michael dit qu’il est dommage que certains ne dépassent pas leur peur[9] pour comprendre et éviter le rejet, surtout quand la maladie est sous contrôle. Il dit aussi avoir été violent, comme Abilene, mais trouve dommage qu’après coup on ne puisse pas dépasser cela. Austin, par amour pour sa sœur, ne l’abandonne ni ne la rejette jamais. C’est sa force. Une force qui le pousse parfois au déni dans son cas. Déni qui pousse Abilene à prendre distance à la fin du récit pour protéger son frère, quand elle est en soin et vit en habitation protégée[10], en adaptation et apprentissage d’autonomie face à ça.
Ce qui est intéressant avec cette fiction, c’est d’offrir un autre regard sur la personne bipolaire. Abilene n’est pas une folle dangereuse[11] comme on en voit tant au cinéma ou dans la littérature, encore moins une folle à enfermer. La relation d’Austin avec sa sœur en fait toujours une personne avant de voir une maladie, Austin refuse toujours qu’on la limite à ça. Le récit lui-même ne se conclut pas sur une simple reconnaissance de la maladie, une histoire qui serait : « Abilene déconne -> Abilene est folle -> reconnaissance de la maladie -> Abilene est sauvée car elle est enfermée à l’hôpital -> Point final ». Non, le récit se conclut autrement, on passe par la reconnaissance de la maladie par l’entourage et par Abilene elle-même au vécu d’Abilene dans ce que nous appelons chez nous un habitat protégé, jusqu’au retour à l’autonomie dans sa vie d’adulte. Un accompagnement par une psychiatre qui se rend disponible dans le milieu familial, Abilene qui cherche l’autonomie de vie, les parents qui soutiennent Abilene et Austin qui jamais n’abandonne l’amour qu’il a pour sa sœur. Comme le dit Eric Michaël dans son propre récit de vie, « Certes la médication est primordiale mais l’environnement dans lequel vit le bipolaire est également important[12] ». C’est la même impression qui ressort à la lecture de ce roman.
Notes
[1] « Comment tout a commencé », Pete Fromm, Gallmeister, 2013
[2] Extraits du roman « Comment tout a commencé » de Pete Fromm. Référence Ibid.
[3] « Le bonheur intense », Eric Michaël, Centre Franco Basaglia, 2017
[4] « La reconquête : vivre avec ça », Eric Michaël, Centre Franco Basaglia, 2017
[5] « Le bonheur intense », Eric Michaël, Centre Franco Basaglia, 2017
[6] Lire à ce propos la série « Stigmatisation et santé mentale » écrite par Marie Absil, Centre Franco Basaglia, 2015
[7] Pour aller plus loin, lire « Ethique du Care », Marie Absil, Centre Franco Basaglia, 2013
[8] « Lieux et liens de la consolation », Julien Vanderhaeghen, Centre Franco Basaglia, 2023
[9] « Le fond des ténèbres », Eric Michael, Centre Franco Basaglia, 2017
[10] Pour en savoir plus sur les Incitatives d’Habitations Protégées en Belgique, voir : http://www.fedihp.be/
[11] Lire à ce propos : « Folie furieuse, la fin d’un mythe », Catherine Thieron, Centre Franco Basaglia, 2022
[12] « Le fond des ténèbres », Eric Michaël, Centre Franco Basaglia, 2017