Ecrire avec les troubles et la souffrance (étude 2019)
Auteur : Olivier Croufer, animateur au Centre Franco Basaglia
Résumé : Nous nous sommes demandé ce qu’est écrire comme pratique d’émancipation alentour des troubles et de la souffrance psychique. D’abord en définissant un sujet d’écriture qui permette aux uns et aux autres de rechercher ce dont il pourrait s’agir. Cette recherche pourrait se faire autour du « trouble », de la « souffrance », de « territoires existentiels ». Nous déplions ensuite les problèmes qu’implique écrire à partir de cette recherche : comment écrire des univers d’inspiration, comment rendre intelligible et rendre sensible, comment composer des normes.
Temps de lecture : 75 minutes
Introduction
Le Centre Franco Basaglia produit régulièrement de l’écriture depuis 2012. Pour une part, cette écriture est encadrée et soutenue par un agrément en éducation permanente. En résumé, elle devient une pratique contributive à des dynamiques d’émancipation. Et par ailleurs nous produisons d’autres écritures qui ne relèvent pas directement de cet agrément. Dans cette étude, nous nous demandons ce qu’est écrire comme pratique d’émancipation alentour des troubles et souffrances psychiques.
La première partie s’efforce de définir le sujet d’où puise l’écriture. Ce n’est pas la santé mentale. Pourtant, cette appellation est devenue la plus commune pour désigner les problèmes des personnes immédiatement concernées par notre action. On parle à leur égard de leurs « problèmes de santé mentale ». Plus globalement, il est dit que la santé mentale concerne tout le monde. Dans le langage ordinaire et celui des professionnels de ce champ disparate, la santé mentale désigne deux choses. Elle renvoie à des ressources qui contribuent à la santé mentale. Il ne s’agit pas que des ressources d’aide et de soins. Depuis l’élargissement du concept de santé à l’ensemble de ses déterminants, presque tout peut être ramené à des vecteurs de santé : les entourages et les relations, les associations, les services publics, les entreprises, le système éducatif, les systèmes de sécurité sociale, etc. La santé mentale devient un concept englobant le monde. La deuxième dénotation du concept de santé mentale devient dès lors préoccupante. La santé mentale désigne aussi un horizon normatif. La vie doit être orientée vers le bien-être. La santé mentale définit les conduites à encourager pour y accéder. Pour nous, l’écueil n’est pas que la vie puisse être orientée vers le bien-être. Mais dans une démarche qui cherche des voies d’émancipation, il est contradictoire d’accomplir son travail (d’écriture) dans un horizon déjà normatif. Le sujet devrait plutôt être formulé de telle façon qu’il ouvre à des possibles normatifs. La rencontre avec ce dont il s’agit ne pouvait commencer par des savoirs et des projets déjà établis, mais en créant les conditions d’une recherche. Affirmer la démarche en tant que recherche permet d’intégrer les uns et les autres dans une forme d’égalité : une égalité devant l’incertitude, de ce dont il s’agit, a fortiori de ce qu’il pourrait s’agir.
Trois notions sont essentielles à cette démarche de recherche : le trouble (psychique), la souffrance (psychique) et le territoire (existentiel). Elles sont les sources auxquelles nos questions viennent chaque fois puiser. Ces trois notions font l’objet des trois premiers chapitres. Le premier chapitre est consacré au trouble. Nous nous efforçons de le définir dans son potentiel critique et son potentiel d’agir. Il est pris avant ses mises en formes spécifiques et normatives, avant qu’il devienne « trouble… de santé mentale » par exemple. Il est défini par les forces qui l’animent, et le confus, le flou du trouble sont appréhendés comme des résistances à des mises en forme données d’avance. Le deuxième chapitre s’arrête à la notion de souffrance. Sa spécificité est d’être un affect. Nous chercherons à définir ce qui est ainsi affecté. La souffrance est un affect où le rapport à soi est altéré en même temps que le rapport à autrui. Elle exprime l’impuissance de la psyché à être capable de… Le troisième chapitre déplie la notion de territoire existentiel. Notre sujet ne se limite pas aux personnes qui éprouvent un trouble et une souffrance psychique. Il concerne les rapports aux troubles et souffrances qui se forment et se transforment dans le milieu où nous habitons. Le territoire est la notion qui permet de rapporter le trouble et la souffrance à ces milieux.
Une fois les sources de notre écriture établies, la deuxième partie dessine les élans et les problèmes vers lesquels nous sommes entraînés pour que l’écriture contribue à des dynamiques d’émancipation. Le quatrième chapitre est consacré aux imaginaires qui peuvent inspirer les territoires existentiels. Nous les avons appelés « univers d’inspiration ». Ceux-ci sont des composantes immatérielles des territoires. Au fil de notre travail d’écriture, nous avons progressivement construit trois univers d’inspiration. Ils auraient évidemment pu être tout autre. Deux traits ont été particulièrement déterminants dans leur constitution Premièrement, ils doivent avoir une consistance sociohistorique actuelle. Un univers d’inspiration est un imaginaire agissant sur le désir de vivre ensemble. Il doit pouvoir inspirer des populations, des peuples, des multitudes suffisamment diversifiés dans leur souhait de faire société en commun. Le deuxième trait est pleinement concomitant du premier. Il n’y a pas de société vivante sans discorde. Les univers d’inspiration n’homogénéisent pas un point de vue, ils déplient des controverses. Ils font varier différents points de vue sous l’inspiration d’un sujet sociohistoriquement constitué dans ses différenciations. Trois univers sont présentés : reconnaissance-émancipation, justice sociale, hospitalité. Le cinquième chapitre est consacré aux modalités d’expression de notre écriture : rendre sensible, rendre intelligible. Le territoire existentiel où se déploient les rapports aux troubles et la souffrance est habité de composantes tout autant matérielles qu’immatérielles. Il est possible de rendre cela sensible. Le sensible est ce qui est perçu par les sens. Il est aussi possible de rendre cela intelligible. L’intelligible est ce qui peut être compris. Mais cette différence va poser problème dans le passage à l’écriture. L’intelligible est intrinsèquement lié à la pensée et au langage. Par contre, l’expérience sensible a des difficultés à devenir dicible car seuls les sens nous apprennent ce que sont les qualités sensibles. Un autre régime d’écriture devra être déployé. Le dernier chapitre revient aux horizons normatifs. Ceux-ci avaient été abandonnés comme point de départ. Mais une fois que l’écriture se fait recherche auprès du trouble, de la souffrance et de leurs expressions dans des territoires existentiels ne pourrait-on pas tenter d’indiquer quand même des chemins qui pourraient être empruntés en commun. Rendre sensible, rendre intelligible sont dynamisés par un troisième terme : composer des normes. Déjà dans le rendre sensible et le rendre intelligible, il y a quelque chose qui s’efforce de donner vie à des dynamiques d’émancipation. La composition de normes donne forme à ce qui pourrait être institué, stabilisé comme médiation entre les humains, tout en permettant de nous interroger sans cesse sur nos rapports au trouble et la souffrance psychique.