Penser une politique des attachements : une révolution des liens contre une culture des sangles
Auteur : Clémence Mercier, animatrice au Centre Franco Basaglia
Résumé : Attacher quelqu’un.e à un lit prévu à cet effet et disposé dans une chambre d’isolement est une possibilité médico-psychiatrique ; nous avons décidé de porter notre regard sur les dimensions à la fois traumatisantes et coercitives de cette réalité, en cherchant différents angles d’analyses. Ces différents regards s’appuient sur des considérations politiques, cliniques et citoyennes pour penser ce que ce « droit d’attacher » dit de la culture et de l’organisation sociales de nos rapports au trouble, à la maladie psychique ou à la folie.
Temps de lecture : 75 minutes
“Penser une politique des attachements”
Une révolution des liens contre une culture des sangles
Alors que je m’étais éclipsée quelques jours en France et que je travaillais sur cette étude, j’ai rencontré une dame d’une cinquantaine d’années. J’étais assise à une terrasse, elle ne faisait que passer car elle devait impérativement vider un endroit où elle « créchait » avant de faire du stop pour « rentrer ». Où ? Dans une destination qui lui appartenait – peut-être un lieu de vie ? – et qui impliquait un psychiatre dont elle cherchait à se protéger ; je n’ai pas compris précisément de quoi était faite sa vie au présent ni comment elle semblait s’organiser. Elle ne faisait que passer, et pourtant, malgré les impératifs, elle s’est arrêtée à ma hauteur. Elle m’a scrutée, a regardé les livres qui étaient étalés sur la table. Plusieurs d’entre eux seront des références pour cette étude – notamment les ouvrages d’Olivier Brisson[1] et Mathieu Bellahsen[2]. Elle me demande ce que je fais, sur quoi je travaille. Je lui réponds alors que je suis travailleuse au sein d’une structure d’éducation populaire – c’est le mot qui me semble traduire, dans le contexte français, le statut que j’occupe au sein des Expériences du Cheval Bleu. Je lui dis que ce réseau associatif s’occupe plus particulièrement de créer des alternatives à la structuration de la psychiatrie en repensant le soin à apporter aux personnes en souffrance depuis (1) une démarche politique visant à la démocratisation des soins et à une réflexion citoyenne sur l’institution « folie » dans notre société, (2) un aménagement pragmatique des soins à l’échelle d’un territoire, la ville de Liège, segmenté en quartiers, (3) une circulation des personnes se sentant en souffrance dans un circuit diversifié d’expériences – de création, de travail, de groupe de réflexion – et dans des collectifs.
Nous continuons notre conversation après qu’elle m’ait demandé : « Donc vous n’êtes pas soignante ? Vous êtes sûre que vous n’êtes pas psy ? » Je ne suis pas psy, la conversation continue. Je lui propose de s’asseoir et elle me fait alors part de ce qu’elle a vécu, de son expérience de la psychiatrie qui a duré une vingtaine d’années. Elle me dit ne pas avoir pu compter sur le moment-même, donc ne pas pouvoir chiffrer à l’heure actuelle, le nombre de mise en chambre d’isolement et le nombre de contentions mécaniques qu’elle a subie – « on attache tout : les mains, les poignets, le torse ». Elle me dit avoir subi des séances d’électrochocs. J’écoute le récit de cette femme, qui se tient devant moi et qui scande souvent « Psychiatrie, zonzon ». Elle me raconte avoir perdu quelques-unes des personnes qu’elle a rencontrées durant les internements, les hospitalisations. Elle me dit qu’elles sont mortes en et de la psychiatrie. J’interagis peu, je ne vois d’autre possibilité que d’écouter cette parole qui exprime encore une douleur vive et des événements d’une violence extrême. Cette violence dont elle me fait part, c’est la violence psychiatrique.
Cette rencontre m’a animée dans la rédaction de cette étude car elle venait visibiliser, par le biais d’une voix singulière, l’enjeu de produire un appareil critique pertinent pour interroger la dimension politique, sociale et culturelle de certains actes et certains équipements dont disposent les institutions psychiatriques. Depuis ma position de travailleuse au Centre Franco Basaglia, il m’a semblé urgent de m’emparer d’une des violences que la psychiatrie a les moyens et le droit d’infliger : la contention. N’ayant pas été et n’étant pas moi-même victime de la violence qu’il s’agit d’analyser d’un point de vue critique ici, je tenterai de faire droit aux paroles de personnes concernées en les citant dans le texte. Parfois, ce sont des témoignages de soignants.tes qui ont cherché, dans leurs propres productions théoriques, à faire une place aux vécus de personnes ayant subi de la violence psychiatrique, soit en relatant des expériences dont ils et elles étaient témoins, soit en recueillant et en relayant des témoignages directs de personnes contentionnées. À d’autres moments, je mobiliserai des travaux de personnes concernées – ce sera le cas du livre Charge[3] de l’autrice Treize, et des analyses du blog Comme des fous[4].
Cet échange a fait émerger un autre souvenir, et je pense qu’il devait agir en moi d’une certaine manière lorsque je me suis engagée à faire de cette réalité, la contention, un objet d’étude. En juin 2023, j’avais participé au colloque de La Criée[5] à Reims, haut-lieu de rencontre et d’échanges de la psychothérapie institutionnelle en France. Durant les grandes assemblées, un « débat », je ne sais s’il y a vraiment lieu d’employer ce terme, s’est entamé au sujet de la contention. La salle remplie de soignants.tes et clairsemée de patients.tes avait été envahie d’un malaise. En effet, un clivage dans le pôle soignant était rapidement apparu entre une majorité de personnes contraires et engagées contre l’usage de la contention[6] et une (très) petite minorité de personnes qui défendait la dimension thérapeutique de la contention. La plupart des personnes en était ressortie embarrassée, pas franchement à l’aise à l’idée de poursuivre la discussion au-dehors, comme envahie et mise à mal par l’écart entre la position théorique contre la contention qui était majoritaire dans l’assemblée et la réalité de son usage, majoritaire dans le monde des institutions psychiatriques. Il m’est apparu qu’au creux du trouble lié à la position de soignant.e et au savoir/pouvoir qu’elle confère (notamment le pouvoir d’attacher le corps d’un.e autre), il y avait un problème fondamental dans le fait de trouver des outils opérants pour problématiser les enjeux politiques de la contention.
Les deux bouts de la chaine, détenteurs.trices légaux.les de la violence psychiatrique et victimes de cette violence, m’ont donné la sensation qu’il y avait là quelque chose auquel il fallait se coller. S’y coller pour des raisons politiques et vitales à la fois. Parfois, une petite voix dans ma tête prendra place dans le texte, parce qu’elle ne peut pas s’empêcher de se manifester. (…)
[1] Brisson, O., Pour une psychiatrie indisciplinée, Paris, Editions La Fabrique, 2023.
[2] Bellahsen, M., Abolir la contention, Paris, Editions Libertaria, 2023.
[3] Treize, Charge. J’ouvre le huis-clos psychiatrique, Paris, Editions La Découverte, 2023.
[5] https://lacriee51.blogspot.com/
[6] Certaines des personnes engagées dans la discussion posaient, elles-mêmes, la complexité de cette position étant donné qu’elles travaillaient dans des institutions qui usaient de la contention ou parce qu’elles la pratiquaient elles-mêmes parfois. La position prise ne consistait pas tant à s’opposer à ceux et celles qui pratiquaient la contention dans leurs services ou à les accuser nommément mais plutôt à s’opposer à l’arsenal conceptuel qui faisait de la contention un soin.