Equipement collectif – un terrain de foot dans un hôpital psychiatrique, un terrain de foot sur un sol colonisé
Auteur : Clémence Mercier, animatrice au Centre Franco Basaglia
Résumé : Cette année, le Centre Franco Basaglia a organisé un séminaire qui portait sur l’Histoire de la psychiatrie ; une étude a suivi ces ateliers. Ce travail adoptait un point de vue général parcourant plusieurs périodes institutionnelles et temporelles. Cette analyse est l’occasion de déplier une expérience de cette grande Histoire ; nous avons décidé de nous concentrer sur une réalité située, singulière et radicale car elle tient autant à la psychiatrie qu’à la violence coloniale. C’est l’histoire d’une tentative menée par le docteur Frantz Fanon, psychiatre et militant anticolonial, dans un hôpital psychiatrique algérien dans les années cinquante.
Temps de lecture : 15 minutes
Un jour, en 1953, un groupe de personnes se dota d’un terrain de foot. C’était en Algérie, dans un pays frappé par la violence de la colonisation française[1]. C’était, également, dans un hôpital psychiatrique, structuré par la violence propre à cette institution et par le racisme spécifique qui s’y déployait alors. Il n’y avait qu’un seul type d’espace – celui de l’institution psychiatrique, son parc, ses pavillons, ses grilles – et il confrontait ceux et celles qui s’y trouvaient à des dominations de plusieurs natures.
Se dota, car le groupe en question dut, à l’aide de mains amies supplémentaires, construire ce terrain sur lequel les patients.tes et le personnel pourraient taper la balle. Ainsi que le raconte Jacques Ladsous, vice-président des CEMÉA et directeur à l’époque d’une communauté d’enfants (fédération d’accueil et de soins pour les enfants reconnue par la Croix-Rouge) en Algérie,
« Tandis que Frantz Fanon aidait notre équipe à comprendre les traumatismes subis par les enfants, nous l’aidions à transformer l’asile, en épaulant ses efforts pour la construction et la mise en place du terrain de football. »[2]
De quoi s’est équipé ce collectif au sein de l’hôpital psychiatrique en créant un terrain de foot ?, c’est l’histoire que je cherche à raconter.
1. Frantz Fanon, un psychiatre en Algérie
Frantz Fanon est un psychiatre martiniquais. Il a soulevé la question du racisme et des conséquences psychiques de cette domination ; en tant qu’homme noir, il en avait fait lui-même l’expérience en Martinique puis sur le sol français. Alors qu’il avait déjà publié une série d’articles et son livre Peau Noire, Masques Blancs[3] qui traçaient les voies d’une lutte antiraciste et anticoloniale dans le champ clinique, il prend la direction d’un hôpital psychiatrique en Algérie, à Blida-Joinville, et y assure la direction (ici thérapeutique) de deux pavillons (l’un d’hommes musulmans, l’autre de femmes européennes)[4]. Les soins étaient alors séparés par « race » (laquelle était assimilée, en l’occurrence, à la religion musulmane) et par genre. Dans ces conditions, Fanon tente d’infléchir la violence de l’institution psychiatrique qui lui est insupportable. Plongé au cœur de la réalité de la violence coloniale en Algérie, il poursuit, affûte et radicalise ses considérations anticoloniales et antiracistes. Cet homme va mettre toute son énergie à lutter, aux côtés des autres, patients.tes ou révolutionnaires de libération nationale.
[Contexte.] En Algérie, à cette époque, la psychiatrie est mise au profit de l’entreprise et du projet colonial. Antoine Porot, titulaire de la chaire de psychiatrique – il n’y en a alors que trois en France – et fondateur de l’Ecole d’Alger, fournit une typologie raciale des troubles psychiques et développe une théorie raciste de la « mentalité indigène ».[5] Ainsi, l’Algérien – car il est saillant que ce sont les hommes, dans le contexte colonial algérien, qui sont davantage pris comme objets de la théorie psychiatrique – est décrit comme étant un « criminel né », en proie à une grande « impulsivité », présentant « un fonds de réduction intellectuelle » caractérisé par un « entêtement tenace et une grande crédulité »[6]. Cette psychiatrie fonde le projet colonial de domination des corps algériens.
La psychiatrie produite par Porot en Algérie et qui rayonne avec force, en France, jusque dans les années 1980, s’inscrit dans un projet politique de domination d’envergure : détruire toutes les formes de vie algérienne, détruire les corps algériens, détruire les territoires algériens, détruire les socialités algériennes. La psychiatrie française développe la typologie raciste de la personne indigène en la criminalisant, typologie nécessaire au projet de destruction qui va s’abattre sur le peuple algérien.
2. Militant anti-colonial et médecin-chef de l’hôpital psychiatre : une position intenable ?
Fanon résiste à la violence psychiatrique et à la violence coloniale en construisant un terrain de foot avec des patients. Vraiment ? Qu’est-ce qu’un terrain de foot peut avoir à faire là-dedans ? Il fait avec deux dimensions au moins ; d’abord, il transforme l’espace psychiatrique ; ensuite, il transforme le type de soins – et donc de relations, de liens, de socialités – réservés aux hommes algériens dans l’espace colonial.
« Il faut d’abord soigner l’asile, le réinvestir d’une humanité qui est refusée à la fois à l’institution et aux patients qu’elle est censée protéger. Dans cette perspective, la désaliénation doit être œuvre collective du binôme médecin-malade. Le malade mental cesse d’être un simple objet de contemplation, il devient sujet de sa propre libération ; le médecin n’est plus un démiurge qui sait tout, il redevient un homme solidaire d’un même combat vers la liberté, sa main et sa voix toujours prêtes et tendues vers l’autre et sa souffrance. »[7]
Or ce que Fanon constatera, comme il l’avait vu déjà à Lyon lorsqu’il y exerçait comme médecin[8], c’est que les personnes colonisées ne rentrent pas dans des considérations de soin. Si elles arrivent à l’hôpital, elles sont prises dans un régime de violence sociale et d’enfermement.[9] Comment Fanon y répond-il ? D’abord, en utilisant sa position de psychiatre, pour faire vivre un principe révolutionnaire au sein de l’hôpital psychiatrique : si la psychiatrie désire soigner les personnes, il faut avant toute chose qu’elle se soigne en tant qu’institution. « Comme on l’a souvent dit, la thérapie institutionnelle était fondée sur l’idée qu’il fallait d’abord soigner l’institution elle-même pour pouvoir soigner ses patients. »[10] S’inscrire dans cette démarche où il est question de soigner l’institution permet à Fanon de s’opposer et de condamner fermement le cycle de violence psychiatrique : agitation – contention – agitation. Il refuse de supporter cette cyclicité dans l’institution qui aboutit toujours à attacher le corps des personnes psychiatrisées. Contre cet univers « concentrationnaire »[11], Fanon préfère favoriser le déploiement d’une vie sociale à l’intérieur des murs de l’hôpital : une socialthérapie comme il aime à le dire et l’écrire, c’est-à-dire une thérapie qui se construit au travers de la construction d’un maillage social et qui dépend d’une compréhension de la souffrance psychique basée sur les causes politiques et sociales (sociodiagnostic). Très vite, cette expérience l’amènera à comprendre qu’il s’agit pour ce faire, dans ce contexte si particulier de la colonisation, de réhabiliter la culture algérienne et musulmane. Dès lors, faire vivre les liens de socialité des Algériens dans l’hôpital, c’est aussi résister à l’entreprise de destruction de toute forme de vie des personnes colonisées qu’a imposée les colonisateurs.
J’aime ces mots qui me semblent contenir quelque chose de cette tentative, de ce terrain de jeu : « construire dans l’institution même des dispositifs, des scènes afin que se rejoue, se représente ce qui a été mal joué, ou même n’a pas pu être joué. »[12] J’aime encore plus ce qu’en dit le reste de la vie de Fanon : un engagement entier au FLN (Front de Libération Nationale), une démission de l’hôpital psychiatrique car il n’était plus soutenable pour lui d’être pris – même en y résistant – dans une institution qui produisait de l’aliénation[13], la création du premier centre de jour, véritable pied-de-nez à la psychiatrie de l’époque, à Tunis qui abritaient des résistants politiques et des révolutionnaires en lutte.
3. À quoi sommes-nous attentifs.ves ?
Un terrain de foot peut paraître peu de choses par rapport à la violence décrite – à l’hôpital et dans l’espace colonial ; il est pourtant l’endroit où des corps se meuvent, s’affrontent, jouent et se disposent dans l’espace. Il peut être, comme c’est le cas à Blida, le point d’aboutissement d’une transformation du territoire et d’une réappropriation de l’espace de l’hôpital. Il peut être un terrain de jeu, un terrain de balle, un terrain (de lutte) social(e). Ce terrain de foot constitue, dans l’itinéraire de Fanon, un mouvement appartenant à une longue série de prises de positions, de ruptures, de recherche pour une désaliénation politique et subjective dont l’envergure ne se limite pas à telle ou telle institution. Ce sont d’autres histoires et d’autres équipements, avec d’autres effets à déceler en termes de transformations sociales ; ce sont d’autres processus qu’il s’agira encore de raconter.
Notes
[1] L’Algérie a été colonisée par la France en 1830 avec la prise d’Alger ; cette colonisation a duré jusqu’au 3 juillet 1962, date entérinant l’indépendance du territoire et du peuple algériens. Ce qu’on appelle Guerre d’Algérie, mais qu’on peut qualifier plus justement de révolution algérienne de libération nationale, se déroule du 1er novembre 1954 au 3 juillet 1962.
[2] Jacques Ladsous, « Fanon : du soin à l’affranchissement », VST – Vie Sociale et traitements, Editions Erès, 2006/1, n°89, p. 27.
[3] Fanon, F., Peau noire, masques blancs, Paris, Editions Points, 2015 (1952).
[4] Frantz Fanon & Jacques Azoulay, « La socialthérapie dans un service d’hommes musulmans : difficultés méthodologiques », Hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, octobre 1954 dans Fanon, F., Ecrits sur l’aliénation et la liberté, Paris, Editions La Découverte, 2018, pp. 366 -386.
[5] Voir à ce sujet : Saïd Chebili, « La théorie évolutionniste de l’Ecole d’Alger : une idéologie scientifique exemplaire. », L’information psychiatrique, 2015/2, vol.91, pp. 163-168. Disponible en ligne : https://www.cairn.info/revue-l-information-psychiatrique-2015-2-page-163.htm
[6] Voir à ce sujet, les productions théoriques de l’Ecole d’Alger dont toutes les formulations entre guillemets sont tirées : Antoine Porot, « Notes de psychanalyse musulmane », Annales médico-psychologiques, 1981, 1.2, p. 528-540. Antoine Porot & C. Arii, « L’impulsivité criminellechez l’indigène algérien, ses facteurs », Annales médico-psychologiques, 1932, décembre, p. 586-611.
Antoine Porot & Jean Sutter, « Le primitivisme des indigènes nord-africains. Ses incidences en pathologie mentale », Sud médical et chirurgical, 15 avril 1939.
[7] Cherki, A., Frantz Fanon, Portrait cité dans Jacques Ladsous, « Fanon : du soin à l’affranchissement », VST – Vie Sociale et traitements, Editions Erès, 2006/1, n°89, p. 26.
[8] Fanon, en effet, explique dans un article qu’il était confronté, en tant que jeune médecin, à la douleur physique des nombreux hommes algériens qui avaient émigré en France. Confrontés à des conditions sociales extrêmement morbides (isolement social et affectif, précarité économique, insalubrité des conditions de logement, racisme), ces hommes se plaignaient de douleurs physiques pour lesquelles les médecins peinaient à déceler des causes organiques. Circulait, dans le milieu médical français de l’époque, autour de cette réalité, un diagnostic raciste appelé « syndrome nord-africain ». Cette expression recouvre (1) l’idée que le malade n’est pas malade puisqu’à ces symptômes ne peut être associée aucune lésion et (2) l’idée que l’homme nord-africain qui se plaint ment, essaie d’échapper au travail, veut rester au lit, est « un simulateur, un menteur, un tire-au-flanc, un fainéant, un feignant, un voleur. » (Fanon, 2015, p. 694) Ce racisme médical nourrit, de façon cruciale et dramatique à la fois, un racisme étendu dans le monde social tourné contre les personnes arabes ou nord-africaines.
Pour voir l’entièreté de l’analyse que Fanon fait au sujet de cette structuration raciste de l’appareil et du savoir médical : Frantz Fanon, « Le syndrome nord-africain » dans Fanon, F., Œuvres, Paris, La découverte, 2011, pp. 691 – 703.
[9] Jacques Ladsous, « Fanon : du soin à l’affranchissement », VST – Vie Sociale et traitements, Editions Erès, 2006/1, n°89, p. 27.
[10] Jean Khalfa et Robert JC Young, « Fanon, psychiatre révolutionnaire » in Fanon, F., Ecrits sur l’aliénation et la liberté, Paris, Editions La Découverte, 2018, p. 184.
[11] Frantz Fanon & Jacques Azoulay, « La socialthérapie dans un service d’hommes musulmans : difficultés méthodologiques », Hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, octobre 1954 dans Fanon, F., Ecrits sur l’aliénation et la liberté, Paris, Editions La Découverte, 2018, p. 375.
[12] Jacques Ladsous, « Fanon : du soin à l’affranchissement », VST – Vie Sociale et traitements, Editions Erès, 2006/1, n°89, p. 26.
[13] Frantz Fanon, « Lettre au ministre résident », décembre 1956 dans Fanon, F., Ecrits sur l’aliénation et la liberté, Paris, Editions La Découverte, 2018, pp. 352 -354.