Le chemin vers l’horizon
Auteur : Christian Legrève, animateur au Centre Franco Basaglia
Résumé : Il y a maintenant plusieurs années, le Mouvement pour une Psychiatrie Démocratique dans le Milieu de Vie formulait une série de propositions pour réformer le paysage de la santé mentale[1].
Certaines concernent des dispositifs précis, circonscrits, d’autres sont résolument structurelles.
Ainsi, Les propositions 09 – « Élaborer les politiques de santé mentale en référence à des territoires », et 10 – « Créer des groupements locaux pour la santé mentale », visent explicitement le cadre des politiques de santé mentale, avec, en arrière-plan, la proposition 08 – « Instaurer un forfait hospitalier comme outil de reconversion », qui présente une vision pour l’organisation du financement de ce cadre.
Le Centre Franco Basaglia, qui était de l’aventure, s’inspire de ces propositions pour composer, avec d’autres, des normes d’accueil des existences marquées par la souffrance psychique. Mais comment pouvons-nous y concourir, tout petits que nous sommes ?
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Les propositions 08 et 09 constituent des horizons. Elles supposent une révolution culturelle dont on ne voit pas les prémices. En ce qui nous concerne, en tous cas, sans alliés de poids, nous ne nous sentons pas en mesure de les faire avancer. Pourtant, nous continuons à chercher à créer des alliances autour de ces propositions, tant elles nous paraissent indispensables à un véritable changement.
Certains diront, sans doute, qu’elles sont réalisées à travers la réforme qui a donné lieu aux « nouvelles politiques de santé mentale » à partir de 2009[2]. Mais, même si ces initiatives ont quelque chose en commun avec nos propositions politiques, il est évident qu’elles se sont développées dans un existant qui résiste à sa propre transformation. On voit bien que l’approche territoriale qui a prévalu à l’organisation des réseaux en Hainaut, à Bruxelles et à Liège, par exemple, ne doit pas grand-chose à la rationalité fonctionnelle et bute, du coup, sur une impossibilité de réaliser les objectifs généraux de la réforme. On constate aussi qu’à chaque étape d’élargissement des missions de ces réseaux, le financement complémentaire afférent est assez vite réintégré à des logiques d’organisation et de travail qu’il s’agissait pourtant de modifier.
Par contre, nous pensons qu’avec notre petit pouvoir d’influence, nous pouvons soutenir des initiatives locales qui permettent de documenter la mise en œuvre des éléments constitutifs de la proposition 10 : les groupements locaux pour la santé mentale, et les conseils locaux pour la santé mentale.
Tchantchès&Nanèsse (T&N)
Les groupements locaux rassembleraient l’ensemble des acteurs qui accompagnent des personnes qui vivent avec des souffrances psychiques. Il peut s’agir des professionnels de la santé, spécialisés ou non, des associations d’usagers et de familles, mais aussi des services sociaux et d’aide à domicile, ainsi que des opérateurs de l’insertion ou du logement.
Ce n’est pas qu’il manque de plateformes de partenariat, mais celles-ci peinent à transformer les pratiques d’accompagnement. Il manque, par contre, de lieux fonctionnels, décloisonnant les organisations et les métiers, mettant au travail la diversité des approches, centrés sur la réponse aux besoins qui s’expriment sur des territoires vécus.
Depuis 2016, nous accompagnons un groupe qui tente de construire les bases d’un tel ensemble à la dimension de la Ville de Liège[3].
Ce groupe a d’abord rassemblé des intervenants déjà engagés, entre eux, dans la coopération sur des territoires, pour analyser les nœuds qui limitent leurs pratiques communes. Le groupe a cherché à s’élargir et a abouti à la mise au point d’une grille de lecture des situations individuelles. Une grille qui est le support d’une culture spécifique de l’accompagnement. Une manière de raconter les situations. Cette grille, ils et elles commencent à l’utiliser avec les partenaires, avec les usagers, dans les rencontres[4].
Trouble&Liberté (T&L)
Dans le modèle de la proposition 10, le conseil local a pour mission la définition du projet de politique de santé mentale du territoire, l’établissement du budget du Groupement et le contrôle de l’exécution du projet par ce dernier. En somme, il assure le rôle politique au niveau local. Il pourrait donc rassembler des élus locaux, des représentants des association d’usagers et de proches, des organisations citoyennes.
La mise sur pied d’un tel conseil repose sur la reconnaissance du trouble psychique dans notre espace social, et la prise de conscience de la dimension politique du rapport que nous entretenons avec lui, individuellement et collectivement.
Ici aussi, c’est un bouleversement culturel important qui doit s’opérer. Un changement profond des représentations de la folie. Dans cette perspective, depuis 2018, nous avons développé une série d’initiatives dans l’espace public à Liège[5], jusqu’à constituer un collectif à géométrie variable qui œuvre à cette mobilisation citoyenne. Conscients de l’immensité du chemin à accomplir, nous nous y sommes inspiré des expériences acquises dans un autre domaine où il s’agit de bouleverser les habitudes et les représentations : celui de la transition énergétique. Rob Hopkins et le mouvement pour la transition ont étudié et doumenté un corpus d’expériences qui, s’il ne constitue pas à proprement parler une méthode, propose un chemin pour avancer vers le changement[6].
Au stade où nous en sommes, Il s’agit, avant tout, de sensibiliser. D’informer sur la folie et ses enjeux, de faire connaître la vision que nous en avons, de proposer des expériences de rencontre avec le trouble au sens le plus large.
C’est ainsi qu’en 2021 et 2022, nous avons organisé un cycle de balades sensibles dans la ville. Des balades qui ont permis à des publics divers de vivre des expériences déroutantes dans des espaces familiers ou proches[7].
Les personnes qui ont participé à ces balades se sont dites fortement marquées par l’expérience. Nous avons, dans la suite, recueilli des traces de leur vécu. Ces traces ont ensuite nourri des ateliers de cartographie sensible dont la production permettra de prolonger la sensibilisation en multipliant les canaux.
Seuil
Ces initiatives, T&N et T&L, remportent un relatif succès. Elles nous mettent en contact avec des personnes intéressées, qui se mobilisent dans la durée. Elles nous donnent à tou.te.s le sentiment de construire notre pensée, d’être moins démunis face à la souffrance psychique. Elles nous font entrevoir des manières de la rencontrer.
Il reste que nous butons sur un seuil. Les deux groupes constituent bien, en germe, la base d’une possibilité de mise en œuvre de la proposition politique 10. Mais le passage vers l’instituant reste problématique. Sans même parler de passage À l’instituant, ou à l’institution.
Du côté du groupe T&N, qui est plus marqué par l’identité professionnelle, on est très attaché à agir concrètement au niveau des pratiques de chacun, et sur les représentations des nouveaux arrivants dans la profession. Et dans T&L, on doit constater que les citoyens présents trouvent leur compte dans des expériences de rencontre et d’échange, et que, hormis une attention polie et des soutiens logistiques ponctuels, les politiques au niveau local, et même les associations, ne s’impliquent pas dans la démarche.
Pourtant, pour avancer vers ce que Rob Hopkins appelle « le grand déchaînement », il est nécessaire de démultiplier l’écho de notre vision de la place du trouble dans la ville. Et il sera nécessaire, aussi, de créer le relais avec les autorités locales.
En synthèse, on peut dire que nous nous confrontons, ce n’est pas neuf, et nous ne sommes pas les premiers, à la question « Comment fait-on advenir le changement ? ». Nous développons une proposition de réponse avec le recours systématique à trois régimes d’expression : rendre sensibles les questions, les rendre intelligibles, composer des normes. Cette triade n’est toutefois pas magique. Bien sûr, la norme, ce n’est pas seulement la norme politique, règlementaire ou législative[8]. Néanmoins, la proposition 10 vise explicitement ce niveau-là aussi.
Manager la transition
Pour éclairer le problème dans lequel nous sommes pris, on peut aussi se référer à un autre modèle, celui du Transition Management promu, en Belgique par Paul-Marie Boulanger[9]. C’est une théorie systémique qui identifie le niveau macro des paysages (des tendances lourdes des phénomènes économiques, démographiques, idéologiques), le niveau méso du régime dominant (des structures, acteurs et infrastructures, technologies, pratiques, normes, systèmes de croyance), et le niveau micro des niches de transition, acteurs locaux et pratiques individuelles.
Dans ce modèle, la transition repose sur l’exploitation des fenêtres d’opportunité qui apparaissent au niveau du paysage ou du régime. Il s’agit de moments de crise, de phénomènes naturels ou imprévus qui remettent en question les fondements et équilibres du régime, les valeurs et les représentations qui dominent dans le paysage. Ça vous dit quelque chose ?
La possibilité de transformation du régime à l’occasion de ces évènements dépend du degré de maturité des innovations de niche présentes à ce moment. Y a-t-il, dans le secteur concerné, des initiatives qui ont apporté des résultats ? Qui en ont fait état ? Qui ont su se pérenniser ? Une deuxième caractéristique décisive est leur intégration dans le système dominant. Les innovations émanent-elles d’acteurs qui ont de multiples interactions dans le système ou se développent-elles à la marge ? Enfin, le statut des acteurs qui élaborent la stratégie, qui mènent l’analyse, leur point de vue, est également déterminant. Sont-ils dominants ? Mineurs ?
Les questions formulées par la théorie du Transition Management, les conditions qu’elle énonce à la réussite des initiatives nouvelles parlent clairement aux expériences que nous menons, et à la manière de conduire leur poursuite.
Nos deux collectifs, T&N et T&L peuvent s’en saisir pour poursuivre leur route.
Notes
[1] https://www.psychiatries.be/propositions-politiques/
[3] https://www.maisonmedicale.org/Hospitalite-et-milieux-de-vie.html
[4] Même si elle n’est utile que dans le cadre d’un processus qui lui donne sens, elle est disponible sur demande à chrisian.legreve@psychiatries.be
[6] Rob Hopkins ; Manuel de transition de la dépendance au pétrole à la résilience ; éd. ECOSOCIETE ; Montréal ; 2010
[7] https://www.psychiatries.be/actualites-p09/balades-sensibles-du-collectif-troubles-libertes/
[8] Lire, à ce sujet, le chapitre 6 de notre étude “Écrire avec les troubles et la souffrance”
[9] https://www.revuenouvelle.be/Une-gouvernance-du-changement-societal-le