Les libertariens : une société juste avec des individus libres
Auteur : Olivier Croufer, Coordinateur du plaidoyer sociopolitique au Centre Franco Basaglia
Résumé : Deuxième analyse d’une série consacrée à expliciter les principes de justice sociale mis en œuvre dans le vivre-ensemble. Pour les tenants du courant libertarien, une société est juste quand elle garantit des droits de propriété grâce auxquels les personnes pourront être libres. Des exemples relatifs à l’euthanasie ou à l’assurance soins de santé servent à illustrer ce principe de justice et à présenter les objections qui peuvent lui être faites.
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« A notre sens, il n’est pas possible de raisonner de manière cohérente et constructive au sujet des situations de fin de vie sans y voir d’abord une question d’autodétermination du malade, et non un problème d’obligations du médecin. La consécration de l’euthanasie dépasse l’obligation (évidente) de s’abstenir de prodiguer des soins ou d’administrer des traitements dépourvus de bénéfice thérapeutique ; elle procède d’une logique différente qui, par delà le strict cadre du droit médical, intègre juridiquement la plénitude de l’autonomie individuelle.[1] » Les libertariens approuveraient certainement le raisonnement de ce juriste belge qui défend les principes à la source de la loi sur l’euthanasie du 28 mai 2002. Pour les libertariens[2], en effet, chacun a droit à la liberté : chaque être humain a la liberté de faire ce qu’il veut avec ce qu’il possède, pour autant qu’il respecte le droit des autres à faire de même. La façon dont ils comprennent la liberté est particulière : elle s’appuie sur la notion de « propriété de soi ». Je suis propriétaire de mon corps, de mes pensées, de mes talents, et également de tout ce que j’ai acquis selon des procédures légitimes, mes vêtements, mon vélo, mon salaire, par exemple. Je suis libre d’agir comme je le souhaite avec ce que je possède. Les libertariens soutiendraient l’argumentation développée pour dépénaliser l’euthanasie en s’appuyant sur l’idée que les personnes possèdent leur propre corps et les pensées qu’elles nourrissent à son sujet. Elles sont donc les seules à être autorisées à prendre une décision quant à leur intégrité physique, y compris celle d’en finir avec la vie.
En défendant cette façon de comprendre la liberté, les libertariens veulent éviter trois écueils :
1° Pas de paternalisme.
L’État n’a pas à prendre de décisions de protection à la place des individus. Il n’a donc pas à m’obliger à porter un casque quand je roule à vélo ou à attacher ma ceinture de sécurité. Il n’a pas non plus le droit de me forcer à prendre une assurance soins de santé : ce que je souhaite faire de mon corps et de sa santé m’appartient. Chacun devrait être libre de décider des actions qu’il entreprend pour sa santé. Certains sont vigilants à s’alimenter sainement, d’autres aiment profiter de nourritures abondantes, certains font du sport ou aiment jouir régulièrement d’une ivresse alcoolique. Chacun devrait également être libre de décider la part de ses revenus qu’il souhaite affecter ou non à un contrat d’assurance-santé.
2° Pas de législation morale.
L’État n’a pas à promouvoir des vertus ou des convictions morales même si elles sont celles d’une majorité. Une société juste est celle qui respecte l’autodétermination des individus concernant leur propre corps. C’est sur ce principe que les libertariens défendraient l’euthanasie, mais également qu’ils s’opposeraient à une interdiction de la prostitution tant qu’elle se réalise entre adultes consentants.
3° Pas de distribution des revenus ou de la richesse.
Pour les libertariens, la liberté se justifie de la « propriété de soi » au fondement de la dignité de chaque individu. Cette propriété de soi concerne également tout ce que nous avons acquis de façon légitime. L’État n’a donc pas à s’approprier une part de mes revenus et de mes richesses (impôts…), même si son intention est orientée vers une bonne cause ou reçoit l’approbation d’une majorité (services publics …).
Pour les libertariens, une société juste est une société libre où la propriété de soi est au fondement de la liberté. La justice sociale ne peut être soumise à aucun impératif collectif. L’État doit surtout offrir un cadre qui permet de garantir des droits de propriété grâce auquel les personnes pourront être libres. Cette façon de concevoir la justice sociale s’accorde avec la pensée néo-libérale telle qu’elle se développe dans les années 1980 et dont Ronald Reagan et Margaret Thatcher ont été des fers de lance politiques. Cette conception a été développée par l’économiste et philosophe d’origine autrichienne Friedrich Hayek (1899-2006) et l’économiste américain Milton Friedman (1912-2006)[3].
Le philosophe américain Robert Nozik (1938 – 2002) a précisé l’idée de justice distributive dans le cadre de pensée libertarien. Il existe effectivement des processus de redistribution des revenus et des richesses au cours des vies et de l’histoire. Pour Robert Nozik[4], ils sont justes s’ils répondent à deux exigences. 1° Il faut qu’il y ait une justice dans les possessions initiales : les biens et les richesses qui sont les miennes au départ doivent être légitimement acquises. Il n’est pas juste de m’enrichir avec de l’argent arrivé sur mon compte par des moyens maffieux de blanchiment ou en héritant d’une terre accaparée aux Indiens d’Amazonie. 2° Il faut aussi qu’il y ait une justice dans le transfert : les échanges qui éventuellement me permettront de m’enrichir ou de m’appauvrir doivent être volontaires. Le marché libre de l’économie néo-libérale est un espace favorable à cette justice de transfert. Ainsi, pour qu’une société soit juste, il faut respecter le principe de liberté en tant que propriété de soi, le principe de justice dans les possessions initiales et le principe de justice de transfert.
Quelles sont les objections énoncées à l’égard de la pensée libertarienne ?
Objection 1 : peu importe les conséquences sur le bien-être
Prenons deux exemples. Le premier concerne l’assurance soin de santé obligatoire vécue par les libertariens comme une coercition de l’État. Le deuxième développera la question du suicide assisté.
En Belgique, l’affiliation au système de santé est obligatoire et presque tous les citoyens sont couverts. L’obligation permet de mutualiser les ressources et de les affecter aux personnes quand elles sont malades pour être soignées. Cette obligation est essentielle à la viabilité de ce système. Elle permet de récolter les contributions financières des personnes en meilleure santé (les jeunes, par exemple) pour les rendre disponibles pour ceux qui en besoin. Si seuls les personnes très malades participaient à l’assurance soins de santé, les primes seraient impayables pour la plupart. Par ailleurs, les prestataires de soins ont aussi des obligations réglées par l’État. Tous les citoyens paient et, en contrepartie, tous les citoyens ont des soins quand ils sont malades. L’État oblige les professionnels de la santé ou les institutions de soin à respecter des normes qui font qu’un hôpital est agréé, qu’une infirmière peut exercer son métier ou qu’un médicament est remboursé.
Ces principes sont aujourd’hui largement acceptés en Belgique. Mais il est possible de raisonner autrement, selon d’autres principes de justice sociale. D’ailleurs, le système d’assurance soins de santé tel qu’il existe en Belgique est relativement récent puisqu’il s’est formalisé au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale. Aux États-Unis, le président Barack Obama a récemment introduit une réforme du système de santé américain. Parmi les différentes mesures figure l’obligation pour tous les citoyens de contracter une assurance soins de santé en contrepartie d’une couverture de soins dont la base minimale est définie par l’État. Cette obligation est un des aspects les plus décriés. Une vidéo[5] financée par un groupe de pression hostile à la réforme Obama exprime la réticence des Américains face à l’intrusion de l’État dans un domaine perçu comme éminemment privé. On y voit une femme enceinte ayant récemment souscrit à l’Obamacare conduite en salle gynécologique pour un examen. Elle y est abandonnée à un Oncle Sam, symbole du gouvernement américain, qui a surgi menaçant entre ses jambes, puis ce conseil : « Ne laissez pas le gouvernement jouer au docteur ». Les opposants à cette réforme ont des arguments libertariens : la santé est une affaire qui concerne mon propre corps et donc la liberté de chaque individu. Les intrusions de l’État sont une coercition injuste. Peu importe, dans cette façon d’argumenter, qu’une assurance rendue obligatoire permette à 50 millions d’Américains qui en sont dépourvus d’accéder à des soins de santé[6]. La justice sociale s’éprouve au niveau de la liberté individuelle et non des conséquences des politiques sur le bien-être ou le mal-être d’une partie de la population.
Un deuxième exemple est celui du suicide assisté. L’argumentation des libertariens est aisée à comprendre. Nous l’avons déjà expliquée dans l’exemple de l’euthanasie. En Suisse, l’assistance au suicide est autorisée si elle n’a pas de mobile égoïste. Ainsi, l’association suisse d’assistance au suicide DIGNITAS – Vivre dignement – Mourir dignement rappelle les principes suivants :
« – que le suicide constitue l’ultime liberté de l’être humain;
– que la Cour Européenne des Droits de l’Homme a constaté que le droit pour un individu de décider lui-même du moment et de la manière dont sa vie doit prendre fin fait partie du droit à l’autodétermination, protégé par l’art. 8 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme;[7] »
Parmi les réponses possibles à DIGNITAS, voici celle, récente, du Comité National d’Éthique en France sur le suicide assisté :
“Cette légalisation n’est pas souhaitable : outre que toute évolution en ce sens paraît, à la lumière notamment des expériences étrangères, très difficile à stabiliser, [le comité] souligne les risques qui en découlent au regard de l’exigence de solidarité et de fraternité qui est garante du vivre-ensemble dans une société marquée par de nombreuses fragilités individuelles et collectives et des carences importantes dans le champ de la politique relative à la fin de vie.”[8]
Ce comité d’éthique condamne l’assistance au suicide, non pas parce que l’homme ne peut pas tuer, mais à cause des risques qui en découlent pour le vivre-ensemble. Nous sommes dans une société où les vulnérabilités individuelles et collectives sont nombreuses et ce contexte devrait nous pousser à la solidarité et à la fraternité garants d’un bien-être collectif. La critique du suicide assisté se fait en regard de conséquences possibles sur le bien-être de notre société. Pour les libertariens, cet argument est tout à la fois paternaliste et moralisateur, l’État n’a pas à protéger l’individu en décidant, à sa place, les vertus (solidarité, fraternité) qu’il devrait cultiver dans une société.
Objection 2 : peu importe la configuration des richesses
Peu importe les conséquences sur le bien-être, mais peu importe aussi la configuration des richesses dans la société. Pour les libertariens, la redistribution est un processus dont on ne peut évaluer la justesse que selon les principes de juste acquisition originelle des biens et des justes conditions de leur circulation. On peut éventuellement critiquer la fortune de Bill Gates en regard de ces deux principes de justice. On peut par exemple s’interroger sur un abus de position dominante de sa compagnie Microsoft par lequel il réduirait la liberté d’autres acteurs de développer leurs propres produits. Mais une fois que l’on estime que les 73 milliards de dollars de sa fortune actuelle ont été légitimement acquis, il serait injuste que l’État s’approprie une partie de sa richesse pour la redistribuer. Pour les libertariens qui conçoivent la liberté à partir de l’idée de propriété de soi, si je me possède moi-même, je possède aussi mon travail. Prendre une partie de mes revenus par des taxes revient à prendre non seulement une partie de mon travail – ce serait du travail forcé – , mais aussi à prendre une partie de ma personne – ce serait de l’esclavage -.
Pour les libertariens, la justice sociale s’évalue par rapport au processus d’acquisition des richesses, et toute redistribution contrainte ultérieure est injuste. Et peu importe que « 1 % des Américains les plus riches captent un cinquième du revenu total du pays. Il s’agit du taux le plus élevé depuis 1913, date de la création, par Washington, d’un impôt sur le revenu[9]. » Pour les libertariens, seule une redistribution librement décidée par le propriétaire des richesses est possible. Bill Gates a ainsi créé avec son épouse une fondation qui lutte contre le sida dans le monde.
Objection 3 : Liberté ? Vraiment ?
La liberté telle que la conçoive les libertariens à partir de la notion de propriété de soi est-elle vraiment effective ? Dans une configuration qui devient de plus en plus inégalitaire, où les personnes n’ont plus les ressources suffisantes pour accéder à l’enseignement, être soignées, se loger, la liberté devient formelle. Elle n’est plus effective.
Références
[1] Genicot, G., Droit médical et biomédical, Bruxelles, Larcier, 2010, p.673.
[2] Cette analyse est la deuxième d’une série consacrée à la justice sociale. Deux ouvrages de synthèse nous ont largement inspirés pour la rédaction de ces analyses ; ils constituent par ailleurs une bonne introduction aux théories de justice sociale : Arnsperger C., Van Parijs P., Éthique économique et sociale, Paris, La Découverte, 2003. Sandel M., Justice. What’s the right thing to do ?, New York, Farar, Straus and Giroux, 2010. Le cours que Michaël Sandel donne à Harvard sur la justice sociale est disponible en vidéo sur internet à justiceharvard.org En anglais, mais vraiment interactif et accessible.
[3] Pour une compréhension plus approfondie de la pensée de Friedrich Hayek et Milton Friedman présentée dans leur contexte social, on peut consulter René Passet, Les grandes représentations du monde et de l’économie à travers l’histoire : de l’univers magique au tourbillon créateur, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2010, pp 825-869.
[4] Sandel M., op. cit., pp 62-63.
[5] Disponible sur internet http://www.youtube.com/watch?v=6FEUoNkF29o
[6] Voir par exemple Le Monde, 13 octobre 2013.
[7] La présentation de DIGNITAS et sa philosophie sont disponibles sur leur site dignitas.ch. Le magazine télévisé Temps présent de la Télévision Suisse Romande a réalisé sur cette association un reportage de 56 minutes. Il est visible sur internet à l’adresse rts.ch/video/emissions/temps-present/2966790-dignitas-la-mort-sur-ordonnance.html
[8] Avis n°121 du Comité National d’Ethique en France du 1er juillet 2013, dans Le Monde, 2 juillet 2013.
[9] Le Monde, 18 septembre 2013.