Une personne sur quatre

Une personne sur quatre

Auteur : Olivier Croufer, animateur au Centre Franco Basaglia

Résumé : En ville, il est possible de penser nos relations par les nombres. Il serait même possible de gouverner nos vies par les nombres. Alors en ville, nous sommes une personne sur quatre. Et ça croît ! Alarmant, dit le Ministre.

Temps de lecture : 15 minutes

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En ville, ils sont une personne sur quatre. C’est beaucoup une personne sur quatre. Ce matin, dans le bâtiment où je travaille, j’ai croisé huit personnes. Parmi elles, il y en avait donc deux qui en étaient. En me promenant, mon compteur s’affole. Cela fait une communauté immense. Assez belle et diversifiée, finalement, une foule qui avance, fascinante.

Soudain, Frank Vandenbroecke, le ministre fédéral de la santé, douche mon enthousiasme. « Alarmant ! » De son point de vue, il s’agit d’une véritable « crise sanitaire ». « C’est trop », dit François de Brigode dans sa présentation de la séquence du JT de la RTBF. « Il y a une surconsommation épouvantable de psychotropes, dit le ministre. Somnifères, antidépresseurs, …[1] » Surconsommation ! C’est le mot qui m’arrête. Je ne sais plus de quel côté prendre le drame pour filer l’analyse. Du côté de la « crise sanitaire » ou du côté de la « surconsommation » ? Qu’il y ait une surconsommation, le ministre n’est pas le seul à le penser dans les pays riches du Nord de la planète. Je file de ce côté, puisque j’ai là probablement une piste critique pour commencer à penser le problème. Mais j’aimerais commencer autrement que par une condamnation que sous-entend la qualification de « surconsommation ».

Je propose d’envisager dans quelles dynamiques sont prises ces consommations « épouvantables » en essayant de les penser dans le contexte d’un marché, c’est-à-dire sans prétendre d’emblée qu’elles sont épouvantables, mais plutôt en s’efforçant de les comprendre selon les logiques économiques qui les mobilisent.

 

Croître en créant et délivrant de la valeur

Qu’est-ce qu’un marché ? Ou plutôt, je préférerais employer l’expression, qu’est-ce que « faire marché », comme dans l’anglais « marketing ». Une définition classique et, à mon avis suffisamment élaborée pour nous permettre de comprendre et de réfléchir, est celle-ci : « Faire marché » consiste à « créer, communiquer, et délivrer de la valeur aux clients[2] ». Le client va obtenir quelque chose qui a, pour lui, de la valeur. C’est un élément essentiel. Si les personnes consomment des psychotropes, c’est qu’elles y perçoivent de la valeur. Elles n’agissent pas par une pure impulsion irrationnelle. Je passe par-dessus l’évaluation de la valeur par les promoteurs d’un marché ; c’est souvent un rapport coûts/bénéfice. Et je reviens sur le début de la définition de « faire marché » :  créer et communiquer de la valeur aux clients. Il ne s’agit pas seulement de créer un produit ou un service, une chemise ou une livraison, un antidépresseur ou une consultation médicale, mais également la valeur de cette chemise et de cette livraison, la valeur de cet antidépresseur et de cette consultation. La communication est évidemment essentielle à la création de valeur. Deux melons identiques sur le marché dépendront, pour la création de leur valeur, de la communication qui sera faite sur leur origine, leur culture biologique, ou leur prix. Dans un marché, les producteurs vont se démener pour créer et communiquer cette valeur. En l’occurrence, les industriels de la pharmacie vont s’affairer pour créer et communiquer la valeur de leurs psychotropes, mais ils ne sont pas les seuls acteurs : il y a aussi les médecins prescripteurs, les scientifiques qui établissent les « troubles psychiques », les médias qui les divulguent au public, etc.

Évidemment, les acteurs d’un marché ne créent pas de la valeur tous azimuts, pour des melons, des livraisons et des chemises. Un marché spécifique va se définir dans lequel les acteurs vont se reconnaître. Comme on s’intéresse à la valeur pour des clients, ce n’est pas directement le produit qui définit le marché, mais la demande du client ; certains diront le besoin du client. Par exemple, pour une gaufre de Liège, le marché pourrait être… la demande pour une petite gourmandise. Il faut que le marché ne soit ni trop large ni trop étroit. Dire que la gaufre de Liège se situe dans le marché de l’alimentation n’est pas très opérant pour spécifier la valeur qui va être délivrée au client. Car la demande du client ne va pas hésiter entre une choucroute garnie et la gaufre. Par contre, si le client a besoin d’une petite gourmandise, il pourra hésiter entre cette gaufre et une barre de chocolat.

Une fois le marché défini, les faiseurs de marché vont s’efforcer de créer, communiquer et délivrer de la valeur aux clients. Un marché est, par nature, concurrentiel. Du coup, ils vont aussi tenter de capter des parts de marché.

 

Établir un marché et de la valeur pour la santé mentale

Je reviens à cette consommation de psychotropes pour essayer de formuler sa dynamique dans une logique de marché. Pour ces psychotropes, le marché pourrait être la demande de santé mentale. Une personne prend un somnifère, un calmant, un antidépresseur car elle demande à vivre en meilleure santé mentale. Il est possible d’élargir davantage la formulation du marché : celui-ci pourrait être la demande en bien-être. La santé mentale viendrait prendre place dans un ensemble plus large où l’on pourrait retrouver le fitness et les activités psychocorporelles, la diététique, les médecines alternatives ou spirituelles et les soins de beauté. Cette formulation du marché peut sembler trop large pour être opérante, mais il vaut le coup de la garder à l’esprit. Un marché est orienté vers la croissance et son élargissement peut se présenter comme une opportunité. « Santé mentale » semble être un bon compromis : il permet de capter la demande de bien-être tout en restant focalisé sur ce que le secteur existant des soins de santé véhicule comme représentation de la santé. Notamment de soigner la maladie et d’alléger autant que possible la douleur.

Dans ce marché, créer de la valeur revient à ce que les personnes demandent du soin de santé, un accompagnement ou un parcours de santé quand ils ressentent du mal-être. Pour une douleur physique, le schéma s’impose souvent avec évidence. Si j’ai une fracture ou une grippe, je souhaite un soin qui me guérira ou tout au moins qui apaisera ma douleur. Pour la santé mentale, l’enchaînement entre mal-être et soin de santé mentale est moins évident. Prenons l’exemple d’un mal-être dans son lieu de travail. On peut le comprendre comme une souffrance existentielle causée par les rapports de production, par l’organisation de l’entreprise ou son management. Sous ce jour, cette souffrance existentielle peut devenir l’enjeu de luttes sociales. Elle peut inspirer des collectifs de camaraderies ou d’amitié. Faire passer le « mal-être » sous la bannière du « burn-out » et de la « maladie » puis de « l’invalidité » change la perspective sur le problème. C’est la tendance qui établit de plus en plus une dominance dans la compréhension de cette souffrance existentielle. Sur le plan d’un marché de la santé mentale, cette souffrance est l’occasion d’une nouvelle demande qui, auparavant, n’apparaissait pas ou n’était pas envisagée sous l’angle de ce marché. Dans la logique d’un marché, cette demande apparaît comme une opportunité de croissance. C’est l’occasion de créer de la valeur pour des clients en leur proposant des coachings, des services, des traitements qui vont les accompagner dans leur demande de bien-être.

 

La valeur des psychotropes en croissance

La croissance de la consommation des psychotropes s’inscrit dans cette dynamique. En 2022, une personne sur quatre a consommé des psychotropes en Belgique[3]. C’est la donnée objective qui a conduit le ministre de la santé à déclarer une « surconsommation épouvantable ». Si nous définissons ce marché par une demande qui s’étayerait sur le mal-être vécu par la population, nous pouvons profiter d’une belle assiette dont la croissance a tendance à augmenter. Une des dernières études globales fiables est celle de l’enquête de santé réalisée par l’agence fédérale Sciensano que tous les Belges connaissent depuis l’épidémie de covid. Cette vaste enquête a lieu tous les cinq ans. La dernière eut lieu en 2018, celle de 2023 est en cours. En 2018, une personne sur trois (33 % de la population âgée de 15 ans et plus) éprouve des difficultés témoignant d’un mal-être psychologique. Parmi ces personnes, un peu plus de la moitié présente des symptômes d’une intensité qui relève d’une pathologie mentale probable. Sur les dix dernières années précédant cette enquête, la tendance est légèrement à la hausse[4].

La santé mentale vient plonger dans cette assiette de mal-être. Elle vient dire que ce mal-être, vous pouvez le comprendre comme un « trouble psychique ». Une des formules pour répondre à ce trouble psychique est de consulter un médecin qui pourra notamment vous prescrire un psychotrope. L’augmentation de la consommation de psychotrope raconte que le marché de la demande en santé mentale capte une part croissante du mal-être. Prenons l’exemple des antidépresseurs, l’un des principaux psychotropes à côté des calmants, des somnifères, des antipsychotiques et des psychostimulants. La croissance de la consommation des antidépresseurs est de 6 % en dix ans[5]. À savoir, un rythme plus élevé que la croissance du mal-être. Autrement dit, les acteurs du marché de la santé mentale parviennent avec une belle réussite à créer et communiquer que ce qui a de la valeur pour répondre à son mal-être est de le comprendre comme un trouble psychique appelé dépression dont le traitement est notamment un antidépresseur. Dans la logique qui dynamise le marché, il n’y a pas de raison que ce processus s’arrête. Il convient juste de veiller à ce que les psychotropes continuent à délivrer de la valeur, ce qui pourrait être remis en question si leur prescription était inadéquate. Et cela est le message que nous délivre le ministre : « Ceci n’est pas de dire qu’il ne faut jamais de médicaments. Il y a des patients pour lesquels il faut absolument une stratégie médicamenteuse, mais le médicament doit être utilisé de façon appropriée.[6] » A la suite, le Service Public Fédéral Santé Publique a mis en place un site internet avec des outils pour « un usage adapté » des psychotropes[7].

 

En prélude à la rencontre des habitants de la ville

Il y a au moins deux manières de penser des alternatives à cette croissance de la consommation des psychotropes. La première s’envisage au sein de ce marché élargi du bien-être. En complément ou en alternative aux psychotropes, il existe désormais des offres de soins énergétiques ou chamaniques, de la médecine traditionnelle chinoise, de l’ayurvéda, du fitness, des compléments alimentaires, des coachings diététiques, des thermes, des coaches bien-être dans l’emploi, etc. Ce marché est en pleine croissance. Pour s’en donner une idée, je vous recommande le site du Global Wellness Institute[8] qui détaille la croissance dans les différentes industries du bien-être.

Une autre manière de penser des alternatives est de sortir de l’analyse qui vient d’être proposée en termes de marché. J’ai déjà donné l’exemple des rapports de production dans le travail. On pourra penser selon des termes de justice sociale : la souffrance existentielle se comprend-elle à partir de conditions matérielles de pauvreté, par exemple. Ou l’on peut penser en termes de genre : la souffrance existentielle se comprend-elle à partir de la répartition des rôles genrés ? Etc.

Poser ces alternatives, c’est commencer à déplier le problème quand, en me promenant en ville, je rencontre une personne sur quatre.

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Notes

[1] Frank Vandenbroecke au Journal télévisé de la RTBF, le 18 septembre 2023.

[2] Voir par exemple, Lendrevie, Jacques et Lévy, Julien. Mercator, Dunod, 2014, p. 5-6.

[3] La donnée est disponible sur le site du Service Public Fédéral Santé Publique : https://www.health.belgium.be/fr/news/1-belge-sur-4-consomme-des-psychotropes-en-2022

[4] Gisle, Lydia. Santé mentale. Enquête de santé 2018, Sciensano, 2020, p. 19-20.

[5] La base de données de l’agence intermutualiste (aim-ima.be) est disponible en ligne. J’ai pris l’évolution de la consommation de dosées journalières stantardisées (DDD) d’antidépresseurs de 2011 à 2021, dernières données disponibles en ligne.

[6] Interview de Frank Vandenbroecke au JT de la RTBF du 18 septembre 2023.

[7] usagepsychotropes.be

[8] globalwellnessinstitute.org