Au pied du mur

Au pied du mur

Auteur : Christian Legrève, animateur au Centre Franco Basaglia

Résumé : Le monde du travail est drôlement secoué. Les emplois sont menacés, les entreprises sont sous pression. Le système économique est mis en question. Dans ce contexte, Il est plus que temps, sans doute, de faire le point sur les expérimentations qui sont en lien avec la proposition 03 du mouvement pour une psychiatrie démocratique « Reconnaître et développer des services d’accompagnement dans l’emploi »

Temps de lecture : 20 minutes

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Le cahier de propositions politiques du Mouvement pour une psychiatrie démocratique[1] présente une série de pistes pour changer l’organisation sociale autour de la situation des personnes qui vivent avec la souffrance psychique. La proposition 03 Reconnaître et développer des services d’accompagnement dans l’emploi vise à  « ouvrir à une reconnaissance de leur contribution sociale dans une organisation ».

Dans l’ensemble du cahier, cette proposition a pour particularité de connaître, et depuis plusieurs années, des expérimentations, des mises en œuvre, inspirées ou non par le Mouvement lui-même. On peut citer les initiatives financées dans le cadre du projet pilote fédéral IPS[2], ceux des  CISP[3] qui privilégient le public concerné par les troubles psychiques, le projet pilote activation financé par la Région Wallonne et géré par article 23 et l’AIGS.

Il est temps de faire le point sur ces expérimentations, et sur ce qu’elles nous apprennent. La formulation actuelle de la proposition politique pourrait évoluer à la lumière de ces expériences. Une opportunité se présente, puisque le projet activation en région wallonne arrive à échéance fin 2020. Il est à prévoir que ces dispositifs, et d’autres, peut-être, soient prolongées dans le cadre d’un texte de loi qui fixerait dans la durée les conditions de leur réalisation.

Il est donc important que les opérateurs de ces multiples actions tirent les enseignements de leur pratique, afin d’en faire profiter le législateur, à quelque niveau qu’il soit.

Si on met en relation le texte de la proposition 03 et les échos qu’on peut recueillir informellement auprès des intervenants, un constat s’impose : la pratique est traversée par des controverses qui ont été, en quelque sorte, gommées lors de la rédaction de la proposition. Après-coup, on peut faire l’hypothèse que, pour privilégier la force propositionnelle du texte, ces controverses, pourtant présentes à notre esprit et dans les discussions, sont passées au second plan.

En simplifiant très fort, on pourrait dire que la proposition 03 est rédigée de telle façon qu’elle donne à penser l’évidence qu’il suffit de « développer des équipes qui accompagneraient ces personnes dans l’emploi selon des méthodes adaptées à leurs spécificités et aux exigences des entreprises » pour résoudre la question de « leur situation économique et la citoyenneté réciproque de ces personnes et de leurs employeurs ».

On peut le constater aujourd’hui, ces pratiques sont traversées au quotidien par des controverses entre les intervenants, au sein des services et des institutions, avec les employeurs, avec les bénéficiaires. Des controverses insuffisamment identifiées, exprimées, déployées, partagées. Souvent, même, elles restent intériorisées et suscitent perte de confiance, ressentiment, abattement. Il n’est, dès lors, pas surprenant de constater l’important taux de rotation du personnel d’accompagnement.

Ces controverses, on peut les regrouper en trois ensembles : celles qui portent sur les publics, celles qui interrogent les résultats auprès des bénéficiaires, et celles qui concernent les impacts sur le monde du travail. Elaborer un cadre législatif sans prendre en compte cette complexité ne peut que conduire à la mise en échec permanente des initiatives, et, au final, des politiques elles-mêmes, au gaspillage de l’argent public, et à l’exacerbation des difficultés des personnes concernées.

 

Publics

Même si, aujourd’hui, chaque projet pilote définit un public éligible, on ne pourra pas, sur le long terme, faire l’économie d’une réflexion croisée critique approfondie sur ces définitions, leur pertinence, leur efficacité, leur valeur scientifique et éthique, leur sens politique. Comment faut-il nommer les publics qui bénéficient de ces interventions ? Comment convient-il de les désigner dans la communication, aux personnes elles-mêmes, à l’intérieur des secteurs concernés, au quotidien et vers le grand public ? Quel est l’impact de ces nominations sur les représentations, sur les relations sociales ?

Comment sélectionner les personnes ? Qu’est-ce qui les distingue d’autres travailleurs ? D’autres travailleurs en difficulté ? D’autres bénéficiaires ? Des critères sociaux ? D’ordre médical ? En se référant aux catégories de la psychiatrie ? De la santé mentale ? En utilisant quels outils ? Quelle expertise ? Est-ce fondé ?

Y a-t-il, faut-il des critères d’exclusion ? Quels en seraient les fondements ?

La France a institué en 2005 le statut de personne en situation de handicap psychique[4]. Même si ce n’est pas (pas encore) le cas en Belgique, il est clair que cette vision tend à s’imposer. Pour notre part, même si nous percevons les  possibilités qu’ouvre un tel statut, nous ne perdrons jamais de vue une caractéristique essentielle des troubles psychiques : c’est, précisément, leur caractère trouble, la résistance absolue à toute catégorisation, à toute mise en forme[5].

David Sauzé a analysé l’impact de cette loi française sur l’accompagnement des personnes concernées : « Désormais la prise en charge d’une partie des personnes présentant des troubles mentaux stabilisés est, de fait et de droit, en partie réalisée en-dehors des structures médicales de la psychiatrie de secteur. C’est alors notamment dans les structures médico-sociales d’aide par le travail dépendantes du secteur du handicap, les ESAT, que sont orientés et accueillis, du fait de leur handicap reconnu, d’anciens patients du secteur psychiatrique avec pour objectif de les accompagner dans leur parcours d’insertion ou de réinsertion sociale »[6].

Or, selon Jean-Marie Danion, « il convient de distinguer deux conceptions différentes de la réadaptation, l’une médicale et l’autre médico-sociale. La première découle du modèle médical du handicap, centré sur les incapacités de la personne. [ ] La conception médico-sociale de la réadaptation découle quant à elle du modèle médico-social du handicap. Selon cette conception, ce n’est pas la personne qui doit être réadaptée, mais son milieu et ses conditions de vie»[7].

Ces deux logiques sont observables dans l’accompagnement. Elles ne sont pas antagonistes, mais la prise en compte de leur coexistence, qui est un fait, nécessite de les inscrire explicitement dans les dispositifs, en distinguant les éléments qui découlent de chacune. L’agencement des deux logiques doit cependant être suffisamment fluide que pour pourvoir varier dans le temps et en fonction des personnes.

 

Résultats

Que vise-t-on, en fait ? La mise à l’emploi est-elle un objectif en soi ? Une mise à l’emploi définitive ? Quel type d’emploi ? Quels autres objectifs poursuit-on? L’intégration des personnes dans la société en général ? Leur insertion dans des milieux spécifiques ? Au-delà du milieu de travail ? Vise-t-on L’inclusion de publics spécifiques dans la société ? Pourquoi ceux-là ? En quoi ces publics particuliers posent-ils problème ? Vise-t-on leur émancipation ? Leur rétablissement ? Le développement de leur citoyenneté ?  De la citoyenneté en général ? Ça s’évalue ?

Dans sa formulation actuelle, la proposition ne met pas en lumière ces questions. Elles se posent pourtant chaque jour, pour chaque personne, chaque démarche. C’est bien la tension entre des positions contradictoires qui est le moteur de la relation d’accompagnement. « Sur cette question de l’intégration en milieu ordinaire deux visions s’opposent, correspondant à deux conceptions des troubles psychiques. D’un côté, pour certains ces troubles sont à associer à un manque de volonté, un désir de confort, un refus de se confronter à la réalité et la dureté du monde social, comme tout un chacun, et dans le milieu protégé ces personnes trouveraient un confort de vie qui ne les inciterait pas à « franchir le pas ». Tandis que d’autres professionnels, essentiellement parmi les psychologues, ont une toute autre approche des troubles psychiques, entendus comme un rapport altéré à la réalité, et font une toute autre lecture des difficultés rencontrées pour intégrer le milieu ordinaire »[6]. Nous laisserons à David Sauzé la responsabilité de ses catégorisations, pour retenir qu’il confirme l’existence, sur le terrain, de contradictions sur l’accompagnement.  Pour en tirer bénéfice, il est indispensable de les désigner et d’organiser leur reconnaissance dans les dispositifs.

Les controverses entre intervenants prennent sens aussi à un niveau plus conceptuel, dans les contradictions à l’œuvre autour du paradigme du rétablissement « Deux principes du rétablissement sont [des] clés dans cette pratique : le principe d’autodétermination et celui de responsabilité. Sur le terrain, le respect de ces principes confronte les accompagnants à des difficultés qui s’apparentent à des dilemmes éthiques [ ]»[8]. Si nous retenons la qualification de dilemme éthique, il devient très évident que l’accompagnement nécessite un cadre particulier, qui donne place à l’expression et l’analyse de ces controverses.

 

Effets et impacts

S’agit-il d’adapter les personnes au monde du travail ? Ou aussi – d’abord ?, de transformer le monde du travail ? À quels niveaux ? Les lieux de travail ? Les acteurs ? Les institutions ? Les normes ? Seulement pour ces catégories choisies de personnes, ou pour tout le monde ?  Dans quel sens ? Est-ce possible ? La souffrance psychique au travail : cause ou conséquence ?

Assurément, le travail est, en soi, un vecteur d’émancipation sociale. Il reste que, tel qu’il est organisé dans notre société, il est tout autant source de problèmes, notamment en termes de santé mentale. Jean-Marie Danion mobilise la théorie de la reconnaissance selon Axel Honneth, pour analyser l’expérience de la mise au travail des personnes en situation de handicap psychique. Il met en évidence que « La pression néo-libérale contraint les individus à se penser eux-mêmes comme des produits et à se vendre en permanence, car il leur faut sans cesse se présenter comme motivés, flexibles, adaptables. Ce n’est donc plus l’aptitude à la solidarité et à la reconnaissance mutuelle qui se trouve privilégiée, mais au contraire ce qui contribue à ruiner cette aptitude, un rapport marchand et stratégique à soi-même et aux autres. »[7]

Cette évolution est à replacer dans le cadre plus large de la mise en œuvre progressive, par public-cible, des politiques d’insertion professionnelle, qu’analysait Gérard Mauger, il y a 20 ans déjà : « la réorganisation sociale du non-emploi autour d’une perspective de réadaptation bouleverse la figure du sans-emploi : il n’est plus un inactif, situé aux marges de l’emploi, mais un inadapté, voire un handicapé social »[9]. Peu à peu, c’est la figure de l’ « inemployable » qui est construite. « La deuxième phase des dispositifs d’insertion, dont l’insertion par l’économique est devenue la clé de voute (i.e. placer les populations ciblées en situation de travail), invite tout candidat à l’insertion – de l’exécutant à l’acteur responsable – à « bâtir son employabilité », c’est-à-dire à intérioriser l’habitus requis (l’esprit d’entreprise), à faire preuve de capacité d’innovation et de changement, etc. »[9]

Ces questions dépassent très largement le cadre des dispositifs d’accompagnement. Elles balisent toutefois le contexte dans lequel ils se déploient. Il ne peut être question, ni de les ignorer, ni d’en (faire) porter la responsabilité sur le plan individuel. Faire peser sur chaque personne l’écart entre cette complexité et le discours sur le rétablissement ne peut que conduire à un sentiment d’échec et des dynamiques d’auto-exclusion.

 

Démantèlement

Dans ce contexte, c’est aussi l’identité professionnelle des accompagnant.e.s eux-mêmes qui se trouve prise dans des jeux qui la menacent. Philippe Chavaroche fait référence au mécanisme de démantèlement autistique[10]. Il se dit frappé par la similitude avec l’évolution de la psychiatrie et du champ psychosocial en général. « Si le démantèlement autistique vise à empêcher l’émergence d’une pensée sur une réalité impossible à appréhender dans sa totalité ou trop angoissante, on peut se demander si ce ne sont pas les mêmes ressorts qui sous-tendent non seulement les formations mais l’ensemble du secteur sanitaire et social. Soigner le malade grave, accompagner la personne âgée démente, soutenir la relation avec l’enfant autiste, laver l’adulte polyhandicapé, aider celui qu’un système économique a broyé à se relever, écouter le délire d’un schizophrène, contenir la violence du jeune délinquant, cheminer avec le toxicomane dans son rapport au produit, opposer la vie au suicide, accueillir l’exilé…, constitue certainement autant d’attaques répétées contre l’identité professionnelle de ceux qui se consacrent au « travail sur autrui »[11].

Chavaroche suggère cyniquement que, face à ces attaques, le démantèlement serait, au niveau individuel, un mécanisme de défense approprié. Mais il met en critique la position du secteur comme ensemble.  Il y voit le fondement d’un morcellement des pratiques, y compris de formation, et de la pensée : fascination pour les référentiels de toutes sortes, au premier rang desquels le DSM, séparation des champs théoriques et professionnels, obsession du projet, culture du contrôle, négation des affects. Il va jusqu’à décrire un risque de dérive maniaque qui menace le professionnel qui tente d’échapper au risque de dépression.

Sans aller aussi loin, on sera d’accord pour affirmer que les professionnels de l’accompagnement sont pris dans des contradictions qui les touchent dans leur identité professionnelle, et au-delà. La réponse à cette tourmente ne peut pas se trouver dans des cadres rigides, des critères, des procédures, des normes.

 

En avant !

Les questionnements que nous venons d’évoquer ne disqualifient aucunement les dispositifs dont il s’agit. Leur prise en compte dans les conditions de mise en œuvre, et, notamment, dans les textes qui réglementent leur agrément et leur financement par les pouvoirs publics, est une condition essentielle de leur pertinence et, en fin de compte, de leur réussite.

Il importe donc de reformuler la proposition 03 pour qu’elle s’ouvre à cette complexité, et inspire les conditions d’un cadre soutenant pour les intervenants et les bénéficiaires, et d’une réussite des politiques.

Est-ce possible ? Peut-on formuler un ensemble de dispositions qui constitue une norme, qui permet de faire émerger des initiatives, de les qualifier, de les évaluer ; et qui rencontre la complexité du rapport au travail et la singularité des personnes qui vivent avec des troubles psychiques ? Oui !  Non !

La chose la plus importante à prendre en compte est le trouble lui-même. Le caractère fluctuant, irrégulier, imprévisible et insaisissable de ses manifestations. Si l’entreprise ne peut s’en accommoder, le projet d’accompagner ces personnes vers et dans l’emploi est une chimère. Ou une mystification. Ou un piège. Ou tout ça à la fois. Mais si, avec l’expérience de la rencontre du trouble psychique, le monde du travail peut s’ouvrir aux variations, à la mobilité, à l’incertitude, il peut alors, pour chacun.e d’entre nous, cesser d’être cette expérience violente et délétère que beaucoup connaissent.

Une des voies pour organiser la rencontre avec la complexité du rapport au travail des troubles psychiques semble être alors à trouver dans la circulation entre des dispositifs qui intègrent l’accompagnement dans l’emploi, l’émancipation par la culture, le suivi médical, l’écoute, le développement des relations de proximité, l’action citoyenne, syndicale, la réflexion critique …  L’émancipation par le travail des personnes en souffrance psychique ne doit probablement pas être uniquement l’affaire de spécialistes de l’insertion professionnelle.

Nous en appelons aujourd’hui, auprès de nos compagnes et compagnons de route, des opérateurs, des accompagnant.e.s, des responsables politiques, et des parties prenantes au sens large, à une démarche de mise à plat des expériences qui sont menées. Une démarche de critique constructive, méthodique, éthique, dialectique, sans a priori idéologique ni repli corporatiste, visant uniquement le développement des conditions d’une vie digne pour toutes les personnes concernées.

Lire la proposition 03 - "Reconnaître et développer des services d’accompagnement dans l’emploi"

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Références

[1] Ce Mouvement associe des forces socio-politiques et des citoyens dans les transformations sociales et affectives auxquelles invitent les problèmes de santé mentale.

[2]  En 2017, le Service des indemnités de l’INAMI a lancé une étude d’envergure consacrée au modèle « Individual Placement and Support » (IPS). Un des principes du modèle consiste à accompagner ces personnes vers la recherche d’emplois le plus tôt possible et à continuer à leur offrir un accompagnement individualisé et soutenu après qu’elles aient trouvé un emploi. https://www.inami.fgov.be/fr/publications/ra2017/themes/Pages/ips.aspx

[3] Les Centres d’insertion socioprofessionnelle (CISP) assurent la formation de stagiaires éloignés de l’emploi.
Ils remplacent les Organismes d’insertion socioprofessionnelle (OISP) et les Entreprises de Formation par le Travail (EFT).

[4] La loi du 11 février 2005 dite « loi sur le handicap » n’utilise pas explicitement le terme de handicap psychique mais retient les troubles psychiques comme source possible de handicap, à côté des troubles des fonctions motrices, sensorielles et mentales.

[5]Olivier Croufer ; Ecrire avec les troubles et la souffrance, chapitre 1 ; Centre Franco Basaglia, 2019

[6]David Sauzé ; Reconnaissance du handicap psychique et intégration dans les structures d’aide par le travail ; Journal des anthropologues ; 122-123 ; 2010.

[7]Jean-Marie Danion ; La personne en situation de handicap psychique : quelques considérations sur la notion de reconnaissance mutuelle ; Les Cahiers philosophiques de Strasbourg ; 31 | 2012

[8] Inès de Pierrefeu et Bernard Pachoud ; L’accompagnement vers et dans l’emploi comme voie de rétablissement pour les personnes en situation de handicap psychique ; in l’information psychiatrique ; 2014/3.

[9] Gérard Mauger ; Les politiques d’insertion, une contribution paradoxale à la déstabilisation du marché du travail ; in Actes de la recherche en sciences sociales ; 2001/1-2.

[10] Le « démantèlement » est un mécanisme autistique mis en évidence par D. Meltzer (1980). Il consiste à éparpiller une réalité trop menaçante pour une identité peu ou pas constituée ou bien trop fragile en  opérant un clivage de la réalité perceptive selon les plans d’articulation des différentes modalités sensorielles.

[11] Philippe Chavaroche ; psychopathologie de l’identité professionnelle ; in ERES | « VST – Vie sociale et traitements » ; 2005/3 no 87