Comment dire
Auteur : Christian Legrève, animateur au Centre Franco Basaglia
Résumé : C’est devenu difficile d’utiliser le mot fou. Ça dérange. Je le fais pourtant volontiers, pour mettre en évidence ce problème de dénomination. On n’en finit jamais. Comment doit-on – peut-on, parler des personnes qui vivent avec un trouble psychique ? Comment les désigner ?
Temps de lecture : 15 minutes
C’était Madame Leplat, la maman d’un de mes copains de l’école primaire. Tablier de ménagère 1950, mains rougeaudes de femme qui travaille au potager et à la maison, accent liégeois à couper au couteau de cuisine. Elle ponctuait sa conversation de « comment dirais-je (dîréche)? ». Sage question. On n’en finit jamais. Comment doit-on – peut-on, parler des personnes qui vivent avec un trouble psychique ? Comment les désigner ? « Tu dis qu’on est un groupe de personnes qui vivent avec des troubles psychiques » me disait Roger dans un podcast « ça me dérange… Je sais bien que j’ai une maladie, mais je veux rester normal ».
C’est devenu difficile d’utiliser le mot fou. Ça dérange. Je le fais pourtant volontiers, pour mettre en évidence ce problème de dénomination. C’est curieux, d’ailleurs : il me semble qu’on peut sans choquer personne utiliser le mot folie, mais pas fou. Comme si tout le monde percevait confusément que la folie est quelque chose qui existe, qui traverse l’humanité, et qui est même parfois valorisé (plus volontiers en verlan, maintenant – « un truc de ouf ! »). Alors que dire de quelqu’un qu’il est fou, ça le met à l’écart du monde, ça le discrédite, et ça le rend inquiétant. La folie comme chacun l’entend ne serait pas ce qui caractérise les fous, comme chacun les envisage.
Ce sont des gens qui ne sont pas comme tout le monde. Ok. Mais personne n’est comme tout le monde ! C’est en ce sens seulement que je peux entendre qu’ « on est tous un peu fous ». Cependant, il reste, chez eux, quelque chose qui semble irréductible, comme le disait Anne[1] « En fait, chacun est différent. Mais les gens comme Julienne sont d’un différent différent» .
On peut se rabattre sur les diagnostics de la psychiatrie. C’est d’ailleurs ce que Roger préconise. « Je suis bipolaire, ben voilà». Avec un petit problème, pour moi. Roger peut dire ça de lui. Un psychiatre l’a établi. Utiliser le diagnostic du psychiatre circonscrit le « problème » de Roger dans le champ médical, et ça lui convient. Mais moi, je ne peux rien faire de ça, dire d’un tel qu’il est bipolaire, d’une autre qu’elle est schizophrène, et d’un troisième qu’il est borderline. D’abord, je n’y connais pas grand-chose, et je n’y comprends rien. Mais, en plus, ça ne me dit rien de la personne. Je ne retiens d’ailleurs pas que Suzette « est » ceci, et que Tonio « est » cela. Mais Roger préfère cette manière de désigner sa singularité, parce qu’elle lui semble plus respectable. Plus inclusive, si on veut. Quand je l’associe à l’ensemble des « personnes qui vivent avec des souffrances psychiques », il perçoit bien que c’est une formule qui cherche à dire de manière acceptable qu’il fait partie des fous, des écervelés, affolés, égarés, aliénés, anormaux, étourdis, étourneaux, atteints, azimutés, barjos, biscornus, bizarres, bouffons, bouleversés, branques, branquignols, braques, brindezingues, chimériques, cinglés, cinoques, cintrés, débridés, délirants, déments, dangereux, déréglés, déraisonnables, dérangés, déséquilibrés, désaxés, désembrayés, désespérés, désordonnés, détraqués, dingues, dingos, engoués, enragés, exaltés, excentriques, extravagants, fêlés, fadas, fanatiques, fantasques, farfelus, fatigués, fayards, folâtres, foldingues, folingues, follets, fondus, forcenés, foufous, frénétiques, frappés, furieux, givrés, hallucinés, hystériques, idiots, imbéciles, inconséquents, inconscients, insanes, insensés, internés, irraisonnables, irrationnels, jetés, jobards, loufs, loufoques, louftingues, lunatiques, mabouls, malades mentaux, mélancoliques, maniaques, marteau, névrosés, obsédés, obsessionnels, paranoïaques, paraphréniques, pétés, phobiques, piqués, psychopathes, psychosés, schizos, sinoques, siphonnés, sonnés, sots, stupides, tapés, timbrés, toc-toc, toqués, tordus, échappés des petites-maisons[2]. Il se sent noyé dans la masse de ceux qu’on rejette.
Il est devenu courant de parler de trouble psychique, plutôt que de maladie mentale. Le mot trouble présente l’intérêt de ne pas être connoté médicalement. Et de ne pas se circonscrire à la personne. « Au vrai, on ne sait pas (ce) qui est troublé et (ce) qui est troublant »[3]. Au CFB, on dit volontiers que « le trouble est partout ». Malheureusement, quand le terme trouble est utilisé au pluriel, on peut supposer qu’il s’agit d’une autre manière de désigner les maladies mentales, les pathologies psychiatriques dont la plupart d’entre nous ne savons rien.
Par contre, l’utilisation du mot trouble efface la souffrance qui peut être, parfois temporairement, parfois durablement, une dimension de ces existences. Moi-même, j’ai tendance à l’escamoter quand j’en parle. Parce que je suis obnubilé par le désir de donner une image positive des personnes. Pourtant, la question de la souffrance est importante. Elle fait la différence avec celles et ceux qui sont « un peu fous, comme tout le monde ». Roger, Suzette et les autres la revendiquent comme étant leur. Mario Colucci en parle : « Basaglia n’a jamais exclu la dimension clinique du trouble psychique. À la rigueur s’est-il interrogé sur son organisation en doctrine et en institutions, en d’autres termes, sur ce qu’il appelle lui-même la « rationalisation de la souffrance ». C’est là qu’il voit à l’œuvre une idéologie médicale, puissante et envahissante, dont la tâche précise est de cacher cette souffrance derrière le masque compréhensible et immédiatement accepté de la maladie, et d’en permettre la gestion grâce à la machine asilaire, c’est-à-dire dans des espaces et au moyen de techniques qui, en apparence, affrontent la maladie dans sa dimension pathologique, mais qui concrètement en mystifient la réalité en tant que besoin. »[4]
Enfin, il y la question des incapacités (appelons ça comme ça… ). Là encore, pour valoriser les personnes, j’ai tendance à limiter cet aspect de leur existence, à mettre en avant ce qu’elles ont que les autres n’ont pas. Ce qu’elles ont de plus, ou de mieux, ou de différent, plutôt que ce qu’elles ont moins. Je persiste à penser que c’est important, mais je dois reconnaître que les moins prennent beaucoup de place dans leur vie. Bien sûr, c’est l’organisation de la société qui leur rend la vie infernale, et non leurs incapacités elles-mêmes. Mais c’est dans ce monde-là que nous vivons. Ils subissent, comme nous tous, les diktats de la performance, de la réalisation de soi, de l’autonomie, de la responsabilité, mais font, en outre, l’objet d’injonctions spécifiques, de mesures de contrôle, d’une surveillance qui ne s’arrête jamais.
A partir de cet angle-là, celui de ce que j’appelle les incapacités, comment nommer les personnes dont je parle ? Là, ça devient très très délicat. Pourtant, Jean-Louis insiste souvent : « un handicap physique, ça se voit ; nous, ça ne se voit pas ». Et Roger complète : « il y a des choses que je ne sais plus faire. Je ne sais plus travailler. Mais ça ne veut pas dire que je ne sais plus rien faire ».
Pour parler de ça, on dispose du mot invalide (du latin invalidus). Le dictionnaire nous dit que ça se dit de quelqu’un qu’une infirmité rend incapable d’activité. (Et pour infirme : qui ne jouit pas de toutes ses facultés physiques. Terme remplacé dans le langage médical par invalide ou handicapé.)
Le terme « invalidité » est un terme légal dans notre système belge[5]. « Il ne signifie nullement que la situation médicale est stabilisée ou définitivement figée. L’invalidité est simplement une incapacité de travail qui se prolonge au-delà d’un an et à laquelle le médecin-conseil ou vous-même, si vous retrouvez une nouvelle activité professionnelle par exemple, pouvez mettre fin à tout moment ».
Il y a le terme handicapé, handicapée : personne atteinte d’une infirmité ou défavorisée sur un point quelconque.
« Le groupe des personnes handicapées est plus large[6] et regroupe l’ensemble des personnes ayant un handicap physique, mental, psychique ou social. Les autorités essaient de limiter autant que possible l’impact de ce handicap au moyen de mesures spécifiques ».
La réponse est strictement financière : L’INAMI prévoit, pour les invalides, des interventions « pour l’achat notamment de prothèses, implants et fauteuils roulants ». Il garantit aussi un revenu pendant l’incapacité de travail. Pour les personnes reconnues comme handicapées, il peut y avoir une allocation de remplacement de revenus et une allocation d’intégration qui doit permettre « de compenser les frais supplémentaires que ces personnes doivent faire en raison de leur autonomie réduite ».
La difficulté prise en compte par le système social est d’abord l’incapacité de travail. On peut considérer que c’est normal structurellement, puisque la sécurité sociale, en tous cas en Belgique, est financée en majeure partie par les cotisations sociales liées au travail. Mais ça signifie que l’aide prend peu en compte les autres manques, difficultés ou besoins des personnes. Maintenant, je ne perds pas de vue que ces statuts et les allocations qui y sont liées sont des conditions indispensables pour mener une vie digne. Elles sont indispensables et insuffisantes. Et, bien sûr, elles sont menacées au nom de la rigueur budgétaire, puisque ces diverses interventions mobilisent les cotisations. Les personnes concernées ne sont pas épargnées par les plans et dispositifs de remise à l’emploi, d’activation[7] et autres injonctions à l’autonomie et à la responsabilité. Les dévoiements du paradigme du rétablissement et de la pair-aidance en sont de bons exemples [8].
Fondamentalement, on peut dire que l’organisation sociale réduit les personnes à des agents économiques utiles au système. À l’intérieur de cette réalité peu inspirante, il nous appartient de faire ce que nous pouvons pour donner toute la place à la richesse des relations humaines. Je pense que je vais continuer à désigner Roger, Suzette, Tonio et les autres comme mes camarades, et à les appeler par leur prénom.
Notes
[2] Le masculin est utilisé à titre épicène !
[3] Au bord du vide ; CFB ; 2020
[4] Mario Colucci ; Le Scadale Basaglia ; Érès | « Sud/Nord » ; 2010/1 n° 25 | pages 27 à 37
[5] Toutes les précisions viennent du portail de la sécurité sociale belge https://www.socialsecurity.be
[6] Que celui des invalides
[7] Lire Au pied du mur ; CFB ; 2020
[8] Lire aussi Abraham Franassen ; De la critique de l’activation à la démocratisation de l’action sociale ; revue Politique ; Hors-série N°9 ; 20 janvier 2009