Comment le foot nous attache dans une institution de santé mentale ?

Foot santé mentale Siajef

Auteur : Clémence Mercier, animatrice au Centre Franco Basaglia

Résumé : Francesco travaille au Siajef. Il m’a livré quelques souvenirs autour d’une expérience, celle d’avoir constitué une équipe de mini-foot. Cette constellation de souvenirs permet de s’interroger sur la fonction et la possibilité socio-politiques de créer des attachements dans une institution de santé mentale.

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Au sein des Expériences du Cheval Bleu[1], il y a eu aussi une histoire de foot.[2]

Elle a un sens propre, un sens qui se déploie au travers des coordonnées qui étaient celles du Siajef à cette époque. Francesco Laporta m’a partagé un bout d’expérience qui fait sentir la nature même des concepts d’équipement, d’agencement et de dispositif.

 

1. Équipement, dispositif et agencement

On est dans les années nonante. A ce moment-là, le Siajef a une petite dizaine d’années ; il a comme projet de déployer un dispositif d’accompagnement de personnes en souffrance psychique sur le territoire du quartier nord de la ville de Liège. Le dispositif[3], ici, est constitué d’un ensemble de lieux dont la fonction est d’assurer une circulation et un soutien à des personnes en prises avec des souffrances psychiatriques. La circulation se fait dans un tissu serré composé de ce qui fait milieu de vie pour la personne (son habitation, l’habitation de ses proches, les commerces qu’elle fréquente, ses lieux de loisirs éventuellement, les lieux administratifs auxquels elle est liée) et des institutions d’accompagnement psycho-social ancrées dans le quartier. Circulation serrée au point qu’elle n’inclut pas l’hôpital et s’en distingue même assez franchement (farouchement ?). Circulation serrée qui se déplie à plusieurs endroits pour permettre aux gens de vivre quelque chose, de se vivre en prise avec des expériences diversifiées. L’horizon du Siajef n’est pourtant pas simplement que les personnes en souffrance puissent vivre des expériences diversifiées ; il implique aussi un travail continu au sein et sur le corps social pour qu’il interroge, fabrique, conduise une analyse critique des rapports socio-politiques à la souffrance psychiatrique.

Ce dispositif « Siajef » repose principalement sur l’ancrage territorial et sur le milieu de vie ; mais pas que. Il repose aussi sur le fait que les collectifs qui se font et se défont autour du Siajef s’équipent, chemin faisant, de diverses manières de soutenir des processus de subjectivation et de collectivisation. Ces équipements, peuvent être de natures diverses, avoir un degré d’organisation et d’institutionnalisation plus ou moins élevé ; le cœur de la fonction des équipements, c’est de repérer et d’exprimer.[4] Repérer et exprimer, à partir de contextes particuliers, les positions subjectives et collectives qui sont en jeu dans l’espace social. Cela veut dire, dit encore autrement, que les équipements organisent la vie sociale, participent à faire fonctionner la norme dans les rapports sociaux, à faire en sorte que la norme soit praticable par les individus.

Et certains équipements permettent que quelque chose passe entre les positions où sont attendu.e.s chacun.e. C’est alors que se dessinent, par le biais d’un équipement, des agencements. Un agencement, c’est ce qui soutient la possibilité pour une subjectivité d’« exister selon l’économie singulière de son désir »[5]. Tout ceci peut donner l’impression que l’on se paie de mots : dispositif, équipement, agencement.

Mais ces trois concepts peuvent prendre sens à partir des effets de l’équipement « mini-foot » au Siajef, effets qu’on peut déceler et raconter. Rentrons donc dans cette histoire.

 

2. Le foot, dans tout ça

Au Siajef, dans les années nonante, on disposait de moyens financiers divers. Des moyens dont on peine à imaginer la nature dans le contexte des institutions psychiatriques actuelles.[6] Francesco me raconte que le Siajef, par exemple, disposait d’une camionnette, pour faire des excursions. Cette camionnette avait été offerte par la loterie nationale. On imagine déjà, une joyeuse troupe qui, avec la sensation d’avoir gagné à la loterie, pouvait partir voir ailleurs, faire autre chose. Il paraît même qu’elle a abrité des enfants du quartier qui partaient avec la troupe Siajef une journée à la mer durant l’été. Il restait des places dans le car et les gamins-voisins sont montés dedans. Aussi fluide et simple que je vous le décris.

Le mini-foot s’est inscrit dans la grille[7] du Siajef sur la proposition d’un usager. A ce moment-là, il y avait un espace-temps spécifique, le Club de Rencontres, pour discuter de ce qu’on pouvait faire ensemble, de ce qu’on désirait vivre à plusieurs. L’activité du mini-foot s’est initiée depuis le Club de Rencontres et a trouvé relais auprès de Francesco qui entraînait, déjà, dans d’autres contextes, des équipes de mini-foot. Une réalité se crée, s’organise à partir de ce désir et des moyens qui étaient susceptibles de le soutenir (la camionnette par exemple).

L’équipe de mini-foot se constitue dans un contexte où de nouvelles pratiques se développent dans les lieux dits « cliniques ». Ces nouvelles pratiques concernent l’accompagnement des personnes toxico-dépendantes, notamment via la délivrance de méthadone[8]. Au Siajef, cette nouvelle pratique donne lieu à un renouvellement des profils socio-cliniques des personnes qui passent la porte. D’après Francesco, l’équipe de mini-foot se constitue, principalement, autour de ce nouveau public : des hommes jeunes et en situation de toxicomanie. L’équipe joue deux saisons ; mais dans cette expérience d’équipe de mini-foot, il y a une série de micro-expériences. C’est tout un processus qui est engagé entre les personnes : il ne s’agit pas seulement d’être là pour le match, ni de courir derrière la balle. Il s’agit de s’organiser, de s’équiper, de trouver des maillots, des chaussures, de s’entraîner, de rappeler les uns et les autres, d’aller chercher un tel pour venir, de le raccompagner. C’est tout un ensemble de gestes qui se forment et qui forment de nouveaux liens, un autre esprit, « un esprit d’équipe, une identité » me dit Francesco.

« Qu’elle porte les couleurs d’une nation, d’une banque ou d’une compagnie aérienne qatari, une équipe de football relève de fonctions d’équipement dès lors qu’elle s’identifie à un maillot, un drapeau, un score ou aux règles du jeu qui prescrivent d’avance comment interagir. S’il y a bel et bien agencements collectifs au fil des phases de jeu, c’est dans la mesure où des corps et des esprits entraînés à coopérer sont invités à improviser des mouvements collectifs que rien ne peut systématiquement programmer (au sens d’écrire par avance). »[9]

On le sent assez bien, l’équipement d’un maillot de foot peut être débordé par les réalités qu’ils provoquent. Et Francesco me partageait cette tension intéressante : au milieu de tout ce dispositif de solidarité, de suivi entre les participants, des tensions ont pu voir le jour. Des tensions qui portaient sur la condition physique des joueurs. En effet, les personnes qui avait initié la création de l’équipe de mini-foot étaient plutôt jeunes et leur entrée en psychiatrie étaient principalement liée à des processus de sevrage toxicomanique. Ce public était, d’après Francesco, assez aguerri sur un terrain de football. Par contre, d’autres usagers qui étaient pris dans des pathologies psychiatriques qui nécessitaient d’autres types de traitement, des traitements lourds, avaient une autre façon de se mouvoir et de disposer de leur corps sur un terrain. Les traitements psychotropes ont, en effet, une incidence sur le corps, notamment en termes de prise de poids, de mobilité. Parfois, ces personnes étaient très décompensées, prises dans une réalité psychique difficilement partageable. Les interactions n’allaient pas de soi et le dispositif du terrain, de la balle, des règles footablistiques ne suffisait pas à prédire comment ces corps allaient pouvoir interagir. D’ailleurs, il ne s’agissait peut-être pas temps d’interaction que de composition dans cette situation car, malgré ces différentiels de perception et de corporéité, les personnes sur le terrain composaient quelque chose, une équipe voire une alliance. A ce niveau-ci, ce qui se déployait comme un agencement, c’est bien la pluralité des personnes en présence, la pluralité de leurs expériences vécues et une composition à partir de cette pluralité.

Mais l’agencement lié à l’équipement football permettait aussi autre chose : remettre en cause les statuts de chacun. Francesco me raconte qu’il n’était plus seulement un intervenant psycho-social ; les usagers n’étaient pas des usagers d’un service de psychiatrie. Tous étaient des équipiers ; et cela, ça reste, me dit Francesco. Qu’est-ce qu’il reste ? Le fait d’avoir, à partir d’un équipement, fait l’expérience d’un agencement où l’on n’était pas réductible à une seule identité (intervenant ou usager). On est « ça » mais on est également autre chose et cet autre chose soutient des autres possibilités de relation autour voire en dehors de la relation thérapeutique.

Cette expérience à cheval sur l’équipement (maillot de foot), le dispositif (équipe, règles et match de foot), l’agencement (expérience d’être co-équipiers) a posé une question épineuse, épineuse pour tout collectif : fallait-il chercher à pérenniser ce dispositif et les relations qui s’y agençaient ? L’équipe a émis l’idée de s’inscrire en fédération mais a finalement renoncé car cette formalisation rendait les choses « lourdes ». Pérenniser, inscrire, institutionnaliser sont des gestes dont on peut sentir les ambivalences lorsque nous travaillons dans le secteur dit « de la santé mentale. » Car pérenniser, inscrire, institutionnaliser sont des opérations de maillage, de quadrillage, d’organisation qui étouffent potentiellement la fabrique d’agencements et d’expériences collectives. Un service de santé mentale comme le Siajef a connu différentes institutionnalisations, différents régimes d’existence ; l’institutionnalisation qui régit sa forme actuelle est celle du « service de santé mentale ». Le récit du mini-foot permet de se rendre attentif à ce qui peut vivre autour de l’institution, autour du « service de santé mentale », avec ceux qui s’y trouvent mais aussi avec d’autres et dans des rapports qui échappent à ce qui est attendu de l’équipement « service de santé mentale. »

Aujourd’hui, ce n’est peut-être plus une équipe de mini-foot, mais quels équipements ou dispositifs devons-nous guetter, créer, relancer pour soutenir l’émergence d’agencements qui nous font vivre ?

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Notes

[1] www.chevalbleu.be

[2] Je dis aussi car j’écris cette analyse à la suite d’une première histoire de terrain de foot : Équipement collectif – un terrain de foot dans un hôpital psychiatrique, un terrain de foot sur un sol colonisé.

[3] Je fais varier, autour du contexte institutionnel des Expériences du Cheval Bleu, la notion de dispositif telle qu’elle a été décrite par Gorgio Agamben.

AGAMBEN, G., Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Rivage, 2014.

[4] GUATTARI, F., Lignes de fuite. Pour un autre monde de possibles, Editions L’Aube, 2014, p. 32.

[5] Ibid., p. 155.

[6] Aujourd’hui, les Services de Santé Mentale sont financés par le pouvoir organisateur régional alors que la plupart des dispositifs et institutions psychiatriques restent financés par des budgets fédéraux attribués aux hôpitaux. L’hôpital reste le centre de la politique de financement de la psychiatrie et l’organe chargé d’allouer des redistributions à des dispositifs qui lui sont accolés (les équipes mobiles par exemple).

[7] Je m’amuse à utiliser un terme largement théorisé par Guattari. Il utilisait, dans l’institution de soins dans laquelle il travaillait, à la Borde, le système de grille. Ce dispositif maintenait de la mobilité entre les différentes tâches de la vie quotidienne en institution et provoquait une non-spécialisation des personnes présentes à la Borde. Un matin, le médecin-chef se retrouvait à la vaisselle, un patient à la cuisine ou à la distribution des médicaments, le cuisinier à la laverie.

La grille désigne un rapport au temps et à l’implication de tout.e un.e chacun.e dans le déroulement de la vie quotidienne indépendamment de son statut. Voir : Félix Guattari, « La Grille », La Fabrique des Affects, Chimères, n°34, 1998, pp. 7 – 20.

[8] La méthadone est la substance utilisée en pharmacologie pour soutenir le processus de sevrage d’une personne consommatrice d’opiacé, notamment d’héroïne. Elle a une action plus longue (24 à 36 heures d’effets après une prise) et permet de supprimer les symptômes de manque.

[9] Yves Citton, « Equipements, agencements, diagrammes : pour une conception guattarienne des infrastructures », Multitudes, n° 88, 2022, p. 211.