Constituer un commun : singularité, vulnérabilité, soin
Auteur : Marie Absil, Philosophe et animatrice au Centre Franco Basaglia avec la collaboration de Clélia Van Lerberghe, Philosophe
Résumé : Etude publiée en 2014 et portant sur le concept de singularité
Temps de lecture : 2 h
Dans cette étude, nous interrogeons le concept de « singularité » dans ce qui le relie aux modifications contemporaines de la notion d’identité. Les singularités n’existent que dans la mesure où elles s’inscrivent dans des contextes collectifs.
En effet, l’affirmation de sa singularité contient une attente de réciprocité, d’égalité et de reconnaissance mutuelle de la vulnérabilité originaire de chacun. C’est pourquoi des questions jadis considérées comme des épiphénomènes des processus démocratiques deviennent aujourd’hui le cœur même de la démocratie.
Car la constitution d’un commun ne suppose rien de donné d’avance ou qu’il faudrait se procurer. Constituer un commun, c’est d’abord se rassembler pour faire mouvement, pour mettre en mouvement. Nous développons ainsi une idée du commun non comme état, mais comme relation sans cesse à construire et qui nécessite un soin constant.
Nous interrogeons enfin le statut du soin et les conditions de possibilités de la constitution d’un commun du soin.
Le concept de care formulé par les éthiques féministes américaines permet de ressaisir les enjeux pratiques du commun des singularités.
Introduction
« Le problème de la démocratie n’est plus seulement de partager la souveraineté politique, il est aussi de faire société ensemble. »
Pierre Rosanvallon
L’an passé, le Centre Franco Basaglia a consacré son étude à la question importante de la participation. Il s’est agi d’examiner ce que la prise en compte des voix des personnes qui ne sont habituellement pas considérées comme des acteurs à part entière des processus démocratiques, apporte néanmoins aux nouvelles configurations de la démocratie. L’espace public ne prend pas toujours véritablement en compte la multiplicité des expériences concrètes et particulières des vies les plus vulnérables. Pour exister sur la scène publique, pour se faire entendre et reconnaître, elles doivent donc inventer de nouvelles manières de sortir de l’invisibilité, de retourner les stigmatisations en outils de résistance, de faire bouger les imaginaires qui les enferment sous des étiquettes souvent vides. Ces vies fragilisées et tous les travailleurs impliqués dans le complexe de soin qui les soutient contribuent ainsi à créer des solutions spécifiques capables de stimuler et d’étendre une démocratie des allègements attentive à toutes les personnes dans ce qui fait leurs singularités, dans ce qui peut les réunir et démultiplier leur puissance d’agir.
Avec la participation s’ouvre non seulement un questionnement autour des formes de citoyenneté (qu’est-ce qu’être un citoyen aujourd’hui ? Comment faire en sorte que les débats, les forums participatifs permettent à chacun de faire véritablement entendre sa voix ? Quelle politique la participation ouvre-t-elle ? Etc.), mais aussi tout un champ de pensée et d’expérimentations politiques autour des modalités du vivre-ensemble. Car participer, c’est ne pas se contenter d’un statut de citoyen doté d’un ensemble de droits inaliénables. Participer, c’est vouloir renourrir l’égalité pour qu’elle existe ici et maintenant à même les relations que nous nouons les uns avec les autres.
Sous-jacente à la citoyenneté juridique, envisagée comme un ensemble de droits et de devoirs (politiques et civils) on trouve la citoyenneté comme forme sociale, liée à une idée du commun non comme état, mais comme relation sans cesse à construire et qui nécessite un soin constant.
C’est à ce qui se passe et peut se passer au cœur des relations que nous consacrons notre étude cette année. L’ambition est de se demander s’il est possible de déterminer le commun qui nous lie tous les uns les autres que nous le voulions ou non (mais qu’est-ce qui nous est commun, au fond ?) et de se demander sur quoi nous nous appuyons pour construire le commun et ainsi créer de la coopération, du partage. Le commun se résume-t-il à l’espace vivable (la terre) que nous partageons contraints et forcés avec les autres ? Quel commun construisons-nous lorsque nous choisissons de nous engager dans des relations plutôt que de nous en retirer ? Quelle politique produisons-nous lorsque nous assumons notre commune vulnérabilité, c’est-à-dire lorsque nous acceptons en pleine conscience que nous sommes exposés les uns aux autres pour le meilleur et pour le pire ? Comment élargir les discussions sur la justice et sur la démocratie – réduites souvent aux questions de redistribution et de souveraineté – à la question de la construction du commun et de l’intensification de la vie sociale ?
Pour poser ces questions et tracer quelques chemins de réflexion nous procéderons en trois phases. Le premier chapitre interroge le concept de « singularité » dans ce qui le relie aux modifications contemporaines de la notion d’identité. Quelle dynamique est à l’œuvre dans ce que l’on appelle la « montée des singularités » ? Quels sont les points névralgiques de ce tournant singulariste de nos sociétés ? Par rapport à l’individualisme classique, quelles modifications le singularisme apporte-t-il au niveau des revendications d’égalité et de reconnaissance ? Le singularisme appelle-t-il des dispositifs spécifiques pour soutenir les existences ?
Le deuxième chapitre entreprend de décliner les dimensions du « commun » pour l’ouvrir dans son amplitude maximale. Nous verrons que le commun n’est ni un a priori « conteneur », (il n’est pas l’espace pré-donné, transcendant et fondateur contenant l’être-ensemble dans lequel il suffirait de se plonger), ni le souci exclusif d’une élite censée penser et agir l’être-ensemble pour tous les autres. Dès lors qu’on prétend prendre ou donner procuration pour la construction du commun, le commun disparaît. S’il n’est rien de pré-donné, transcendant sur quoi fonder nos communautés, si le commun ne peut être que l’affaire de tous, comment se constitue-t-il ? De quels sujets politiques est-il l’accomplissement ? En quoi concerne-t-il l’existence quotidienne des individus ?
Dans le dernier chapitre, nous interrogeons le statut du soin et les conditions de possibilités de la constitution d’un commun du soin. La manière dont le souci et le soin des vulnérabilités sont considérés et organisés par nos sociétés occidentales contribue grandement à maintenir et à engendrer toujours à nouveau nombre d’inégalités et d’injustices. En tant que travail et en tant que concept, le soin occupe dans nos sociétés une place à la fois centrale et radicalement marginalisée socialement et politiquement. Comment ce paradoxe peut-il encore ne pas nous étonner ? Le soin dans son sens le plus général, et tout le champ lexical qui l’accompagne (attention, sollicitude, relation, ajustement, responsabilité…) sont pourtant au cœur de toute constitution du commun. Le concept de care formulé par les éthiques féministes américaines permet de ressaisir les enjeux pratiques du commun des singularités.
Comment créer un souci commun du commun ? Comment mettre en place une culture de la coopération sociale, une entente partagée et un travail collectif du commun pratique ? Bref, comment « constituer » un commun ? Telles sont les questions qui sont à l’horizon de cette étude. Le terme « constituer » n’est pas choisi au hasard. Il faut le rapporter au sens que Foucault lui a donné. Bien qu’on puisse penser un « droit » du commun, la « constitution » ne doit « pas être entendue comme un ensemble explicite de lois qui auraient été formulées à un moment donné. Il ne s’agit pas de retrouver non plus une sorte de convention juridique fondatrice […]. Il s’agit de retrouver quelque chose qui a consistance et situation historique ; qui n’est pas tant de l’ordre de la loi, que de l’ordre de la force; qui n’est pas tellement de l’ordre de l’écrit que de l’ordre de l’équilibre. Quelque chose qui est une constitution, mais presque comme l’entendraient les médecins, c’est-à-dire : rapport de force, équilibre et jeux de proportions, dissymétrie stable, inégalité congruente. »[1]
Voyons donc en quoi consistent ces processus risqués de réinvention du réel, ces devenirs collectifs où s’explore, s’expérimente et se redéfinit ce qui nous est commun et où s’aiguise aussi notre goût du particulier.