Fantaisie militaire
Auteur : Tatiana Klejniak, Artiste licenciée en philosophie
Résumé : L’enfer c’est les autres. On le sait (qui ça on?). Tous ces autres, qui parlent, gardent le silence, nous aiment, ou pas, trop, ou trop peu, nous regardent, ou plus… Rapports complexes, tordus, impossibles. Et pourtant. Que serais–je sans toi? Comme se le demandait ce chanteur moustachu que mes parents aimaient tant. H, elle, sait ce qu’elle veut: des contacts et du rythme, principalement. Nous verrons, par son récit, comment, seule et soutenue par d’autres, elle a pu structurer ce désir.
Temps de lecture : 10 minutes
J’ai rencontré H, il y a quelques années, à un atelier de peinture. M’a marquée, d’emblée, son énergie, son sens de la couleur, explosive. H aime peindre, profondément, jouer avec les couleurs, y aller, complètement. Sa demande était claire : du contact, être en groupe, des consignes, ne serait-ce que pour les déborder. Tatiana, disait-elle, que vas-tu encore nous donner comme défi, et elle éclatait de rire. La regardant peindre, j’éprouvais, clairement, la joie, l’élan qui est celui de l’acte pictural. Y aller, essayer, se tromper (mais on ne se trompe pas en peinture, ça fait partie de l’aventure), faire, défaire, recommencer, lutter, aussi. Bon, je ne vais pas vous faire un cours accéléré sur la peinture, mais quelle aventure, comme chantait l’autre, sans moustache (Biolay, La superbe).
Des flingues
H donc. Une sacrée énergie. Sa peinture la dévoile. Mais pas seulement. H ne se cantonne pas, elle aime la multiplicité. Elle aime travailler. Partons de là, le travail. Et j’ouvre, une parenthèse, pour débuter. Le travail, c’est quoi pour vous ? Vous avez remarqué que la plupart du temps, on associe le travail à gagner sa vie, avoir un salaire, être rentable. Certes. Mais parfois, aussi, on ne gagne pas sa vie, avec son travail. Peindre, par exemple. Oui, un travail, la peinture. Travailler, peut s’entendre, aussi, dans le sens d’un effort, d’un but, visé, même si on ne le connaît pas, dans le sens de créer (produire dirait-on aujourd’hui) quelque chose qui n’existait pas avant. Sans but financier, ou pas prioritairement. Et parfois, le travail s’avère aussi souffrance, insupportable.
Nous avons vu, dans mes deux articles précédents, que pour M, de fait, travailler s’apparentait à aller en prison. Pour A, trop de stress, trop d’angoisse. Quitter leur travail, notamment, leur a permis d’entrevoir de nouvelles possibilités de vie.
Pour H, par contre, le travail était vital. Quand elle l’a perdu, elle s’est retrouvée seule, chez elle, et tout a refait surface. Le suicide de sa mère, la mort de son père, d’une cirrhose du foie, sa sœur paraplégique, son frère qui a perdu un œil, sa fausse-couche…. « J’ai pété une case. J’ai retravaillé un mois, j’aimais bien, je voulais tout le temps travailler, travailler. Et puis je me suis retrouvée à l’hôpital parce que j’ai déconné, j’ai fait des choses un peu en-dehors de la réalité et voilà. Je voulais retravailler absolument ».
Poussée, particulièrement, par un besoin urgent de contacts, H a eu, comme elle le dit, des flingues. Aller dans des endroits où elle n’était pas invitée, exposer ses peintures dans la rue, se présenter aux élections, foncer dans la voiture d’un homme qui l’avait invitée au restaurant mais l’avait laissée payer, voiture qui en fait était celle de la mère de cet homme, peu fréquentable … « J’étais un peu allumée. Tu es poussée, tu as envie, mais t’es bien. Tu es énervée, révoltée, quelque chose te pousse. Il y a quelque chose qui déclenche et puis tu t’énerves, tu t’énerves. Quand c’est comme ça, tu es sur ta lancée, tu es bien, tu y vas. Tu veux attirer les contacts ». Et des contacts, H en manquait à cette époque. Son ex-mari ne savait plus quoi faire avec elle. Son médecin ne savait rien faire pour elle. Or, comme elle le souligne, « j’aurais peut-être eu besoin de parler, de me confier plus. Pourtant j’allais chez le psy, mais une fois tous les mois. Il fallait calmer l’affaire. Les médicaments, ce n’était pas assez. J’avais une piqûre et des médicaments, mais j’étais en rage, sur la commune, les voisins, je devais me faire passer pour la folle ».
Parler, de fait, c’est sortir de l’anonymat, la possibilité de se faire un nom. De créer du lien, aussi. De faire avec les autres, avec l’Autre. Nous parlons, chacun à notre façon, comme on peut. Nous sommes marqués par le langage, d’emblée, y sommes voués, condamnés. Il nous préexiste. Marque humaine, d’une séparation, d’une coupure, primordiale, d’avec le monde, la nature. L’homme vient après le monde, il n’est que cet après, doté dès lors de la possibilité d’en parler. Coupés, divisés, aliénés, mais liés, car parler nous rend semblables, et différents. Les deux ? On en reparle.
J’ai été bombardée
Bombardée ? Où ça pardi ? A l’hôpital. H y fera plusieurs séjours. A la demande de son mari, puis de sa sœur. Elle s’est laissée faire, car, comme elle le dit, « si je n’avais pas été hospitalisée, je ne sais pas ce que j’aurais encore fait comme flingue. Il fallait calmer l’affaire. J’ai été bombardée. Quand je suis revenue j’étais un peu zombie ». Alors certes elle y a trouvé peu de lien social, peu de connivence, néanmoins, pour H, c’était mieux que la solitude. « Me retrouver chez moi sans voir personne, à tourner entre mes quatre murs, pas de buts, et avoir l’énergie, j’ai paniqué, et je suis retournée à l’hôpital de moi-même. Cependant, tu te sens peut-être en sécurité, mais tu vois tous les paumés, ce n’est pas mieux. Et le traitement, on t’oblige à prendre des médicaments ».
Cette troisième hospitalisation marquera un tournant dans la vie de H, une ouverture, le début d’un autre mode de faire, et d’être-avec. «Après la troisième hospitalisation, de moi-même, le médecin ne m’a pas laissée sortir tant qu’il n’y avait pas de la place au club André Baillon. Je suis revenue chez moi, et je suis repartie au club André Baillon, pour avoir un rythme, des activités, des contacts. Pour trouver un but. C’était compliqué, sortir le chien, prendre le bus, mais je suis restée un an, ça me faisait du bien. Je suis un peu restée en contact avec eux. C’était surtout pour les contacts ». Un rythme, des activités, du contact, là s’ancrait le désir de H. Il s’agissait de pouvoir l’articuler, le structurer. Non pas selon des normes imposées, mais au cas par cas, éclairé par la distinctivité absolue de la personne[1].
H peint depuis qu’elle a quatorze ans. Vers quarante ans, sur les conseils d’un galeriste, elle s’inscrira à l’académie, mue par la même évidence. « Pour avoir un rythme, me resocialiser. Je prenais le train. J’y ai rencontré des amies, que je vois toujours. J’étais bien, dans une ambiance un peu famille. Comme je n’ai pas connu l’esprit famille heureuse, je me sentais bien, entourée. Je n’ai jamais arrêté de peindre. Exposer, c’est important. J’ai un but pour faire quelque chose, alors j’y vais, je suis dans la dynamique du groupe. Le fait qu’on me regarde faire, ou d’avoir les avis».
H veut des buts, et surtout, ne pas être seule. Elle multiplie les possibilités. La peinture, la gym, la porterie, où elle rencontrera un homme, … Créer du lien, tisser des fils, multiples. «C’est le fait de sortir de chez moi, car je suis fort isolée dans ma bulle ici. Quand je veux des contacts, je pars, mais il ne faut pas que je reste deux jours renfermée toute seule. Je vais boire une tasse de café chez ma voisine, je vais dans le village, ou plus loin. J’ai différents endroits. Rester entre mes quatre murs, non. J’ai des passes, on me voit à divers endroits, ou plus ». H crée, innove, elle invente des possibilités, la possibilité qu’il se passe quelque chose. Surtout, sortir de la monotonie, de façons diverses, et accéder, un peu, au singulier.
H, grâce à des rencontres, médecin, galeriste, amis, voisins, …, a pu trouver comment concentrer son élan. Du sentiment d’être poussée, par une énergie, une force qui la dépassait, inconnue, elle a ouvert de nouveaux champs, et ainsi créé d’autres modes de vie. Du lien, le regard de l’autre, être vue et ainsi reconnue. Greffer de l’ouvert, car elle le sait, « je ne dois pas rester ici. Je n’ai qu’une petite fenêtre. Mais maintenant je sais gérer, je n’ai plus eu de flingues. On ne me provoque plus ». L’autre, les autres ne la provoquent plus, et lui sont, dans son cheminement singulier nécessaires. Effectivement, comme le soutient Oury, « une personne, c’est fait de l’entrecroisement d’une quantité d’appartenances ; ça n’existe jamais seul »[2].
Etre-avec les autres, une évidence, pour H. Pas la même pour chacun(e). L’enfer… oui, mais pas seulement. Certes, face à toi, je m’interroge, toi, mon semblable, mais que me veut-elle, il ? Que suis-je pour elle, il ? Mais, il s’agira, toujours, d’en passer par la médiation, par l’Autre, pour pouvoir se demander mais que veux-je ? Allez, une phrase de Lacan, pour terminer : si « je ne sais pas quel objet a je suis pour le désir de l’Autre », indubitablement, « à l’Autre humain quelque chose me lie, qui est ma qualité d’être son semblable »[3]. Oui, comme toi, pas le choix, je parle. Alors, certes ça rate, ça manque, ça marque la perte, d’où la peinture, l’art, aussi. Mais je parle, tu parles, nous parlons… Oui, on parle à l’autre, on introduit du manque, là où il y a du trop, comme disait l’autre (!).
Références
[1] « Ce qu’il faut construire avec toute personne en proie au délire ou à la dépression, c’est la possibilité d’une vie plus supportable selon ses propres critères plutôt que selon une norme dictée par autrui ».
Matthieu BELLAHSEN, La santé mentale. Vers un bonheur sous contrôle, Editions La fabrique, Paris, 2014, pp.56-57.
[2] Jean OURY et Marie DEPUSSE, A quelle heure passe le train…, op.cit., p.168.
[3] Jacques LACAN, Le séminaire livre X, L’angoisse, Paris, Editions du Seuil, 2004, p.376.