L’artiste et le « fou » : frères d’armes ou frères ennemis ?
Auteur : Catherine Thieron, animatrice au Centre Franco Basaglia
Résumé : Il est de bon ton de mettre en valeur la fragilité de l’artiste, sa sensibilité à fleur de peau. D’ailleurs, on ne compte plus les études mettant en relation créativité et troubles psychiques, comme si le lien de cause à effet était évident ; comme si tous les artistes étaient un peu fous, et que tous les « fous » étaient forcément des artistes. Sans surprise, les deux termes sont même devenus quasi-synonymes dans le langage courant, et l’on dit volontiers des personnes faisant preuve d’un grain de folie : « Oh, c’est un artiste ! ».
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Comme 12% de la population européenne (15% si l’on inclut les troubles liés à l’utilisation de substances psychoactives[1]), de nombreuses personnalités des arts souffrent en ce moment-même de troubles mentaux. En revanche, quel crédit accorder aux études et recherches s’attachant à établir des diagnostics posthumes sur base d’éléments plus ou moins factuels, plus ou moins objectifs, sans rencontre possible avec la personnalité étudiée[2] ? Peut-être ces équipes de recherche ont-elles pris au pied de la lettre la citation du poète Lord Byron (1788-1824) qui affirmait : We of the craft are all crazy. Some are affected by gaiety, others by melancholy, but all are more or less touched (Dans notre métier, tout le monde est fou. Certains sont affectés de gaieté, d’autres de mélancolie, mais tous sont plus ou moins touchés). En effet, l’image romantique de l’artiste torturé continue d’exercer son pouvoir de fascination, mais voilà : une âme torturée ne va pas nécessairement de pair avec le talent d’une Virginia Woolf ou d’un Jackson Pollock, dont les œuvres sont aussi – et probablement avant tout – le résultat d’un travail intense fait d’essais, d’erreurs, de périodes de profond découragement, et de recommencements parfois laborieux… Les travaux des artistes « en souffrance » seraient-ils moins intéressants si l’on ignorait les détails de leur vie ?
Par ailleurs, on peut arguer que l’ensemble de la création artistique n’a pas été bâtie sur la souffrance, la détresse et le désespoir, et que celles-ci ne sont parfois que des postures pour laisser planer l’ombre du si populaire poète maudit. Alors pourquoi aime-t-on encore et toujours insinuer que les personnes les plus créatives sont sujettes à une instabilité psychique ? Peut-être parce que notre société estime qu’il faut avoir perdu la raison pour vouloir embrasser une carrière aussi chancelante ? Il est de notoriété publique que la vie d’artiste implique des écarts parfois extrêmes par rapport aux modes de pensée normatifs, et elle suppose de dérouler son existence dans l’organisation sociale de manière ni très cohérente, ni très confortable, ni même très durable : bien plus souvent précaires et dévalorisées que couronnées de succès (fut-il d’estime), les carrières artistiques ne se lancent pas – ni ne se maintiennent – sans leur lot de sacrifices plus ou moins volontaires.
Cet « autre » aux mille talents
L’inconscient collectif aime prêter aux personnes « autres » des talents extraordinaires, à l’image d’un Rain Man ou d’un Will Hunting : ça leur donne une valeur, une fonction, et il peut être rassurant de se dire que « ces gens-là », si différents, sont capables de grandes et belles choses. Les fables qui entourent leurs talents font alors illusion : les personnes ne sont plus perçues comme des êtres dérangés, mais ont accédé au statut de génie. On ne comprend toujours pas l’individu, mais sa nouvelle étiquette suffit à rendre acceptables ses singularités, et que l’on mette le génie sur un piédestal ou qu’on le considère comme une bête de foire, dans les deux cas, on le tient à distance. D’ailleurs, le propre du génie n’est-il pas d’être incompris par l’individu lambda ?
La notion de génie évoque aussi une originalité, une pensée différente, iconoclaste : on attend du génie qu’il brise les idées reçues d’un académisme jugé caduc et poussiéreux. L’œuvre de génie a un caractère fulgurant et extraordinaire qui modifie durablement les modes de penser. Le génie est en rupture avec ses contemporains et ses prédécesseurs. En littérature, il invente une langue nouvelle, une nouvelle pensée : il est révolution et fait l’effet d’une révélation : est vu un quelque chose qui ne l’avait jamais été auparavant[3].
Le plasticien Jean Dubuffet trouva totalement génial l’art créé « en marge », loin de tout académisme, au sein des institutions psychiatriques, et lui donna en 1945 le nom d’art brut[4]. Dès le XIXe siècle, plusieurs médecins en différents endroits d’Europe constituèrent déjà d’importantes collections d’œuvres réalisées par leurs patients. Celle rassemblée par Hans Prinzhorn, historien de l’art devenu psychiatre, est sans conteste l’une des plus significatives, grâce à la publication en 1922 du livre « Expressions de la Folie (Bildnerei der Geisteskranken) ». Dans cet ouvrage, il déplace l’attention de l’art vers l’image et sa capacité expressive. L’étude de Prinzhorn n’entend pas instituer des frontières entre la pathologie et l’esthétique ; bien au contraire, elle veut étendre le champ figuratif, faire voler en éclats les schémas traditionnels de l’histoire de l’art. D’après le modèle proposé par Prinzhorn, l’« artiste fou » rend la vérité visible, dans l’union mystique avec l’univers ; c’est un artiste authentique. En réalité, toute création de l’artiste psychotique est une tentative d’empêcher l’effondrement causé par la psychose[5]. La publication, et surtout la spontanéité des œuvres qu’elle met en lumière, aura une forte influence sur les artistes d’avant-garde[6].
Malgré l’entrée de cet « autre » aux mille talent au sein des musées, maisons d’éditions, salles de spectacle et de cinéma, une partie du public peine à faire fi de la pathologie et potentiellement de la dimension art-thérapeutique des travaux rendus publics : il se rend volontiers aux expositions, concerts et lectures, qui par curiosité (mi-sincère, mi-malsaine), qui pour se donner bonne conscience, et exprimera ensuite son admiration pour le courage extraordinaire de ces gens qui, fondamentalement, lui restent inintelligibles et hors d’accès. Comme les habits neufs de l’empereur[7], les histoires qui entourent ces créations refusent potentiellement au public le droit de porter sur elles un regard innocent, et seuls les sots et les incompétents sont aveugles à leur beauté.
Quant aux premiers intéressés, ils sont, pour la plupart, insensibles au jargon dont les professionnels habillent leurs œuvres…
Modifier les regards
À Revers, dispositif liégeois d’insertion par la culture, l’expression artistique est au cœur des activités menées avec les personnes accueillies, qu’il s’agisse de créations sonores, d’ateliers d’écriture ou de balades photographiques. Ici, pas question d’entrer en « thérapie via l’art », (…) mais [de] prendre part à des ateliers pensés comme espaces de création, exigeants et nécessitant une participation active. (…) Poussées à quitter leur rôle de malade, [les personnes] peuvent se penser enfin comme individu unique, aux identités multiples et s’étonner en se découvrant des capacités méconnues, nouvelles ou oubliées[8].
Ainsi, le processus créatif l’emporte sur le résultat final, et susciter le plaisir de s’exprimer à travers une pratique artistique dans un cadre accueillant est au cœur du dispositif : le lieu de création est avant tout un endroit de détente, de rencontres, d’échanges et de socialisation, où le public peut se concentrer sur l’apprentissage de nouvelles techniques, en approfondir d’autres, hésiter, arrêter, recommencer, passer à autre chose.
Mais que faire ensuite des travaux réalisés ?
Il existe une production d’objets culturels qui sommeille dans des lieux où la créativité se pratique sous diverses formes. Cet immense champ de production intéresse peu les professionnels de l’art contemporain (…). Loin de ce monde, des personnes seules ou réunies dans des ateliers collectifs expérimentent la création de manière modeste, dans le sens où l’ambition n’est pas un but en soi. De ces lieux, émergent quelques fois de petites merveilles, quelques curiosités, quelques traces sensibles qui méritent d’être montrées, échangées, regardées, humées. Elles n’ont sans doute pas une grande valeur marchande mais pourtant l’envie de les faire découvrir est partagée. Ces productions questionnent alors la valeur que chacun peut lui donner ou non[9].
Régulièrement, Revers rend publiques les œuvres réalisées au sein des différents ateliers à travers des publications et expositions qui touchent surtout un public déjà sensibilisé et sensible aux actions de la structure. Bien que les artistes soient alors contents de savoir leurs travaux hors les murs (Ça encourage à continuer, me confie une participante de l’atelier « Explorations artistiques et poétiques »), et que certains d’entre eux travaillent davantage et bien plus méticuleusement à leurs créations quand ils savent que celles-ci seront exposées et éventuellement vendues, l’idée qu’elles puissent rester dans une farde ne les dérange pas non plus. Ce qui prime, c’est que les ateliers leurs soient ouverts pour venir dessiner, broder, sculpter la terre ou créer des supports sonores de manière individuelle ou collective.
Pour l’équipe d’encadrement, l’art est communication et c’est peut-être là le vrai défi de son incorporation dans une institution sociale : porter à l’extérieur les multiples expressions qui émergent au sein des ateliers, provoquer la rencontre pour modifier les regards et permettre un enrichissement mutuel[10]. Le but d’une structure comme Revers est d’interpeler au-delà de la maladie mentale et de faire en sorte que les œuvres puissent aussi circuler sans accompagnement particulier : quand l’association organise une exposition ou publie un ouvrage reprenant les travaux de ses usagers, le cadre est toujours explicité, mais de manière discrète afin d’éviter que le contexte de création ne fasse de l’ombre aux œuvres. La maison de Revers aime aussi ouvrir ses portes lors de parcours d’artistes ou d’événements plus vastes, dont le public circule de lieu en lieu sans toujours savoir où il se trouve. Cela produit des rencontres inédites qui font sortir tout le monde de sa zone de confort, comme quand les membres de Revers quittent les ateliers pour fréquenter les galeries de la ville et se confronter à des artistes confirmés.
Modifier les regards implique de retirer les œillères sociales, culturelles et académiques qui imposent une certaine vision des choses à celles et ceux qui les portent, de réapprendre à faire fi des grands et beaux discours auréolés de convictions, de retrouver une part de naïveté, comme l’enfant constatant en toute simplicité que l’empereur est nu comme un ver[11].
C’est aussi être capable de reconnaître que les grandes souffrances ne sont pas nécessairement synonymes de grandes œuvres, et que parfois, la frontière entre préjugés et « discrimination positive » est mince : si tout le monde – « fou » ou non – peut avoir une pratique artistique, suffit-elle à faire de nous des artistes ?
Références
[1] Source : Organisation mondiale de la santé, « Santé mentale – Aide-mémoire », 2019. https://www.euro.who.int/__data/assets/pdf_file/0005/404852/MNH_FactSheet_FR.pdf
[2] Bien que [le diagnostic posthume] soit relativement sans conséquences quand il s’agit de maladies évidentes, cela peut mener à des répercussions indésirables dans le cas de troubles psychiatriques, créer des mythes et perpétuer la stigmatisation. – in « The Dangers of Posthumous Diagnoses and the Unintended Consequences of Facile Association: Jeffrey Dahmer and Autism Spectrum Disorders », Mark T. Palermo et Stefan Bogaerts, 2014 (p. 1). https://www.academia.edu/16952496/The_Dangers_of_Posthumous_Diagnoses_and_the_Unintended_Consequences_of_Facile_Associations_Jeffrey_Dahmer_and_Autism_Spectrum_Disorders
[3] « La question du rapport entre ‘génie’ et ‘folie’ », Philippe Lekeuche, 2018 (p. 8). https://www.arllfb.be/ebibliotheque/communications/lekeuche14042018.pdf
[4] Aujourd’hui, le terme englobe aussi des créations de non-professionnels et célèbre plus largement l’art autodidacte, l’art « modeste », celui que l’on crée discrètement dans l’intimité de son jardin secret.
[5] Cf. dossier de presse de l’exposition « La Folie en tête : aux racines de l’art brut », Maison de Victor Hugo, 16 novembre 2017–18 mars 2018 (p. 8). https://www.maisonsvictorhugo.paris.fr/sites/victorhugo/files/cp_dp_visuels/dossiers_de_presse/dp_folie.pdf
[6] Par une cruelle ironie du sort, plusieurs des artistes conquis par la collection de Prinzhorn côtoieront cette dernière à la tristement célèbre exposition d’art dégénéré présentée par le régime nazi en 1937.
[7] Conte de Hans Christian Andersen paru en 1837.
[8] « Que peut faire le culturel à la santé mentale », Véronique Renier, 17 septembre 2012 : https://www.psychiatries.be/reconnaissance-et-emancipation/que-peut-faire-le-culturel-a-la-sante-mentale/
[9] « Quelle valeur d’un objet culturel dans des ateliers artistiques ? », Cécile Mormont, 11 décembre 2017 : https://www.psychiatries.be/reconnaissance-et-emancipation/valeur-objet-culturel-ateliers-artisitiques/
[10] « L’art, performance de trajectoires défaillantes », Véronique Renier, 8 mars 2013 : https://www.psychiatries.be/reconnaissance-et-emancipation/lart-performance-de-trajectoires-defaillantes/
[11] Cf. « Les Habits neufs de l’empereur », Hans Christian Andersen, 1837.