La folie à la portée des enfants
Auteur : Catherine Thieron, animatrice au Centre Franco Basaglia
Résumé : Depuis « Alice au pays des merveilles » de Lewis Carroll (1865), peu de publications estampillées « jeunesse » ont abordé ce que l’on appelle la folie avec autant d’audace, de fantaisie et de légèreté. Aussi emblématique qu’iconoclaste, le roman illustré a passé l’épreuve du temps et reste une entrée en la matière formidable pour mettre le trouble psychique à la portée des enfants… Mais qu’en est-il de l’édition jeunesse contemporaine ?
Temps de lecture : 15 minutes
L’auteure remercie Claire Nanty, de la librairie La Grande Ourse, pour sa disponibilité et sa sélection bibliographique (voir fin de texte).
« Mais je n’ai nulle envie d’aller chez les fous », fit remarquer Alice.
« Oh ! vous ne sauriez faire autrement, dit le Chat : Ici, tout le monde est fou. Je suis fou. Vous êtes folle. »
« Comment savez-vous que je suis folle ? » demanda Alice.
« Il faut croire que vous l’êtes, répondit le Chat ; sinon, vous ne seriez pas venue ici. »[1]
Dès leur première rencontre, le Chat du Cheshire donne le ton : Alice est dans un endroit où la folie est la norme, et il va falloir qu’elle s’y fasse !
L’ouvrage offre là une proposition tout à fait rafraîchissante : et si c’était aux « sains d’esprit » de faire l’effort d’ajuster leurs comportements face à ce qu’ils appellent la « folie » plutôt que l’inverse ? Et si, au contact de ces personnages qui évoluent dans un monde délirant et absurde, les lecteurs et lectrices de tout âge apprenaient à accueillir ces différences avec la désinvolture – certes un peu confuse et maladroite – de la jeune Alice ?
Qui pourrait croire en l’impossible ? [2]
Tout a été dit mille fois au sujet du légendaire « Alice au pays des merveilles » de Lewis Carroll (1865) – tout, et même souvent n’importe quoi, tant le roman illustré s’est imposé comme un classique de la littérature et fait l’objet d’adaptations, d’études et d’analyses tous azimuts. Aussi emblématique qu’iconoclaste, il a passé l’épreuve du temps et reste, aujourd’hui encore, une entrée en la matière formidable pour mettre le trouble psychique à la portée des plus jeunes…
De fait, force est de constater que le sujet est plutôt rare en littérature jeunesse, et tout particulièrement chez nous. Malgré une récente et légère augmentation des publications abordant le trouble, il demeure peu visible en Francophonie (hors Québec), et lorsqu’il est représenté, c’est souvent avec moult maladresses.
Claire Nanty tient depuis 2019 la librairie La Grande Ourse dans le quartier Nord de Liège. Passionnée de littérature jeunesse, c’est naturellement vers ce type de publications qu’elle s’est tournée, et elle sélectionne avec amour et savoir-faire chacun des albums proposés dans sa librairie. Je suis allée à sa rencontre pour trouver des éléments de réponse à la question suivante : pourquoi les éditeurs “jeunesse” belges et français sont-ils si frileux à l’égard des questions de santé mentale ?
« J’ai eu récemment une demande de quelqu’un qui voulait expliquer à ses enfants un suicide dans sa famille. J’ai cherché, et à part le livre « Annie du Lac » de Kitty Crowther, je n’ai pas vraiment trouvé. J’ai aussi cherché des albums avec le mot « folie » et où ça pouvait apparaitre : il n’y a quasiment rien ! En termes de représentations, m’explique Claire, c’est super pauvre, et c’est le reflet d’une société qui invisibilise ces questions-là. Ça peut expliquer la frilosité des éditeurs. Si ça se trouve, beaucoup d’auteurs et d’illustrateurs ont voulu mettre ça dans des œuvres pour enfants, et l’édition ne peut pas s’engager à prendre un risque financier sur une thématique pareille…
C’est d’ailleurs surprenant, parce qu’on est entré dans la brèche des émotions, et je trouve que parfois, nos enfants sont beaucoup mieux informés et plus aptes que nous à les nommer, donc si ça se trouve, ils auront moins de difficultés dans leurs vies. Mais il y a peu de livres sur l’anxiété, contre un nombre incroyable de bouquins qui culpabilisent les gosses en leur disant « Trie ta poubelle, sinon tu vas faire mourir la planète ! » Ces livres existent, et les éditeurs s’engouffrent dans cette thématique sans se demander s’ils ne sont pas en train de faire une génération de personnes qui vont être super anxieuses. Par contre, ils ne veulent pas parler de ce trouble qui touche des milliers d’adultes parce que ce n’est pas banquable. Il existe bien ce qu’on appelle les « albums-médicament », qui vont parler du décès de la grand-mère, ou qu’on doit se battre contre un cancer, ou qu’un enfant va avoir une petite sœur… Tout ça est assez fortement documenté, et on a souvent des demandes en librairie pour traiter ces petits ou gros problèmes qui peuvent arriver dans une vie de famille.
En revanche, poursuit la libraire, quand on a des enfants et qu’on est en période d’anxiété, de trouble ou de désordre psychique, on leur cache souvent, et on ne cherche surtout pas à expliquer ce qui nous arrive pour ne pas les inquiéter. Pourtant, beaucoup de gens souffrent de ça, très peu l’expriment, et encore moins aux enfants, comme si on avait décidé qu’on ne peut pas leur empêcher d’assister à la maladie ou à la mort, mais qu’on ne doit pas faire apparaitre nos failles, en particulier si elles sont d’ordre psychologique, et surtout, on ne pose pas de mots dessus. Je pense que c’est vraiment un problème de vouloir toujours apparaitre comme étant parfait quand on est adulte. On ne veut pas montrer ses failles et ses doutes, on nous dit qu’il faut bien séparer, éviter de parler des problèmes devant les enfants…
Je crois aussi qu’il y a toujours l’espoir d’un traitement ou d’un suivi, ou que ça va passer, ou bien qu’on est soi-même dans le déni… Du coup, comme c’est peut-être quelque chose de passager, on ne va pas en parler. »
Si le monde n’a absolument aucun sens, qui nous empêche d’en inventer un ?
Mentir aux enfants, fut-ce par omission, et bien que temporairement efficace (mais pas toujours), finit par les rendre méfiants une fois que la supercherie est révélée.
Une vérité décousue et difficile à expliquer n’est-elle pas préférable à une tromperie bien ordonnée ?
Après tout, les enfants sont des concentrés d’instinct qui sentent le mensonge à des kilomètres à la ronde, et peut-être n’est-ce pas les protéger de leur cacher la détresse qui nous ronge parfois, ou souvent, avec récurrence ou de façon aléatoire et totalement imprévisible. Dans ces moments-là, beaucoup d’adultes aimeraient avoir les mots pour expliquer leurs maux, et l’œuvre de Lewis Carroll offre des pistes intéressantes puisqu’elle est jalonnée de part en part de représentations ludiques de la folie, à l’inverse de l’image (par trop souvent d’actualité) qui en était dessinée à l’époque victorienne : « Alors que l’asile devenait un symbole de plus en plus visible de la folie au sein de la société, souligne l’historienne Kasey Deems, le débat sur ce qui causait la maladie mentale et ce qui pourrait être défini comme tel s’est étendu au-delà des troubles déjà existants, soit à certaines déviances sociales, comportements illégaux et habitudes qui semblaient illogiques ou fantasques. Étonnamment, cela a poussé les psychologues à se demander si la rêverie et l’imagination des enfants pouvaient entraîner des troubles psychologiques plus tard dans la vie. »
Lewis Carroll prend le contrepied exact de cette conception puisque « l’idée de la folie [qu’il] présente dans son histoire est définie par l’imagination, la liberté de création et d’action au sein de corps apparemment déviants qui défient l’ordre social ».[3]
Et la chercheuse Franziska Kohlt de confirmer : « À l’époque victorienne de la science et de l’empirisme, la démence était considérée telle une menace à la rationalité. Certains éminents psychologues victoriens cataloguaient le rêve comme un état annonciateur de la maladie ; la frontière entre l’éveil, le rêve et la folie était floue (le pays des merveilles représentant, bien sûr, un rêve).
Dans l’œuvre de Carroll, cette frontière est symbolisée par un miroir. Tout comme le cristallin de l’œil sépare le monde rationnel et manifeste du monde spirituel, transcender le miroir nous transporte dans un monde immatériel, un espace où l’impossible devient possible – y compris le voyage dans le temps, inversant les normes de genre, de fonctions ainsi que les restrictions sociales. »[4]
Alors rêvons, que Diable, et accordons-nous le droit d’imaginer de nouvelles manières d’aborder le trouble, notamment avec les plus petits, car ils sont parfaitement armés pour accueillir tout ça – peut-être même davantage que beaucoup d’adultes !
Reprenez donc un peu de thé
Il en va de nos livres comme de nos relations personnelles : parfois, il y a comme une erreur de casting. Heureusement, Claire nous éclaire et partage avec nous quelques trucs pour faire le bon choix : « J’ai tendance à penser que l’ambigüité est plus intéressante que le côté fermé-définitif ou le prêt-à-penser. Je pense aussi, et c’est vraiment important pour moi, qu’il doit y avoir une forme d’engagement et de conscience sur les thématiques abordées, et évidemment quelque chose de l’ordre de la non-reproduction de ce qu’on s’efforce de combattre, à savoir essayer de sortir des clichés, des stéréotypes, porter différentes lunettes, défendre différents points de vue sans perdre le lecteur… Et garder à l’esprit qu’on s’adresse à un enfant, avec ses goûts et ses centres d’intérêt, mais aussi à un adulte.
Même sans être touchée de près par la thématique de la santé mentale, je trouve important de chercher ce qui existe. Je trouve important aussi que si un éditeur ou un auteur s’en saisit, il doit savoir que c’est beaucoup plus vaste que le seul aspect santé ou la sphère privée : il y a un lien social.
On est aussi dans une chaîne du livre, et donc une chaîne économique, où il y a toutes sortes de postes entre l’auteur et son lecteur, et il y a des éditeurs, des auteurs, des illustrateurs et des libraires en qui j’ai plus confiance qu’en d’autres. Cela dit, dans la bibliographie que je vous ai confiée, ça brasse assez large : je n’ai pas été prendre que de l’ultra confidentiel parce que c’est pas non plus le reflet des lecteurs.
Mais de là à savoir ce qui préside à leurs goûts, alors là, je ne sais pas du tout… »
Trouver une médiation peut donc s’avérer nécessaire, que ce soit au sein d’une librairie ou d’une bibliothèque, via une base de donnée comme Ricochet, ou auprès de structures spécialisées, comme Les Ateliers du Texte et de l’Image.
Et surtout : demandons aux enfants et laissons-les nous surprendre !
Le Temps est une personne
Pendant longtemps, les grands studios de cinéma refusaient de produire des films dont le casting serait majoritairement composé de femmes ou de minorités ethniques, car synonymes pour eux de désastre financier, et peut-être même de déshonneur pour leurs producteurs – évidemment masculins, évidemment blancs. Les studios indépendants et leur amour des marginaux finiront par leur donner tort en mettant en scène des antihéros, outsiders et autres losers formidables[5] avec lesquels le public s’identifiera davantage qu’avec les jeunes premiers et les femmes fatales d’antan. Parmi ces personnages, ceux aux prises avec le trouble et la souffrance psychiques sont désormais dépeints avec davantage de nuance, s’éloignant tout doucement des clichés du fou dangereux ou de l’inadapté social. Cela ne s’est pas fait du jour au lendemain, et le chemin reste long et sinueux, mais petit à petit, auteurs et cinéastes affinent les représentations du trouble pour ne plus résumer les protagonistes à leur seule maladie[6].
Et si la littérature jeunesse s’en inspirait pour aborder le trouble psychique par petites touches, avec douceur, nuance et délicatesse ?
Car de nombreux adultes aimeraient pouvoir expliquer aux enfants qui les entourent le trouble qui les étreint, et la littérature jeunesse peut être une jolie porte d’entrée pour entamer ce dialogue nécessaire…
Les coups de cœur de la librairie La Grande Ourse :
Beatrice Alemagna, « Jo singe garçon ». Autrement Jeunesse, 2010.
Un jour, un enfant partit vivre au zoo…
Beatrice Alemagna, « Les Cinq Malfoutus ». Hélium Éditions, 2014.
Ces cinq Malfoutus-là s’acceptent comme ils sont, avec tous leurs défauts, alors pourquoi les autres n’en feraient-ils pas de même ?
Amélie Carpentier, « Pétille colère ». L’Étagère du bas, 2022.
Pétille est fâchée, très fâchée. Un désordre règne dans sa tête : elle est en colère.
Kitty Crowther, « Annie du lac ». L’école des loisirs, collection Pastel, 2009.
Annie en a assez. Sa vie au bord du lac lui pèse. Elle se demande pourquoi les choses sont ainsi…
Kitty Crowther, « Mère Méduse ». L’école des loisirs, collection Pastel, 2014.
La vie d’Irisée commence dans les longs cheveux de sa mère, Méduse. « Elle est à moi ! », dit cette dernière. Mais au-dehors, Irisée est attirée par les autres enfants…
Nikola Huppertz et Tobias Krejtschi, « Maman est une fée ». Éditions Les 400 coups, 2022.
« Fibie, ta mère est folle ! » Au début, la fillette ne croyait pas ce que disaient les autres. Mais avec le temps, les comportements de sa mère deviennent de plus en plus bizarres.
Agnès Laroche et Mathilde George, « La furie ». Talents Hauts, 2021.
Au village, tout le monde ne parle que de « La furie ». On dit qu’elle pousse de terribles cris, qu’elle veut voler notre pain, qu’elle transmet d’affreuses maladies…
Didier Levy et Anabelle Guetatra, « La sirène des airs ». Éditions Esperluète, 2023.
Lorsqu’elles quittent les flots par amour, les sirènes n’y retournent jamais. Elles marchent sous la pluie. Elles font des tas de trucs bizarres…
Fabienne Loodts, « Les démons caca ». Éditions Esperluète, 2005.
Des démons, il en existe de toutes sortes. Pour ce qui est du démon-caca, personne n’y échappe !
Bénédicte Muller, « La minuscule maman ». Éditions Magnani, 2019.
L’histoire d’une maman qu’un chagrin rend soudain minuscule et de sa petite fille, qui va gérer la situation du mieux qu’elle peut.
Tamara Pellegrini et Mathilde Baudy, « Ma maman vit avec une maladie invisible mais moi je la vois ! ». Atelier de la Belle Étoile, 2022.
Chromi, c’est la maladie invisible de maman. Je suis la seule à la voir. Pour qu’elle laisse maman tranquille, je fais tout pour la chasser.
Jean E. Pendizwol et Nathalie Dion, « J’ai trouvé l’espoir dans un cerisier ». Éditions D’eux, 2022.
Une jeune fille trouve de l’espoir dans les bourgeons d’un cerisier qui survit tout l’hiver pour fleurir au printemps.
Kiyo Tanaka, « La petite chose noire ». Le Cosmographe, collection Coup de cœur, 2021.
Pourquoi les enfants ont-ils peur du noir ? Parce que le noir c’est l’inconnu. Et si au contraire, le noir était synonyme de réconfort, de plaisirs insoupçonnés, de mystères à découvrir ?
Camille Victorine et Anna Wanda Gogusey, « Ma maman est bizarre ». La Ville Brûle, 2020.
Une famille monoparentale, une mère féministe aussi libre que fantaisiste, une enfant qui grandit entourée d’adultes hors normes, mais bienveillants…
Notes
[1] Lewis Carroll, « Tout Alice », traduit de l’anglais par Henri Parisot. GF-Flammarion, 1979.
[2] Tous les intertitres : ibid.
[3] Kasey Deems, « We’re All Mad Here: Mental Illness as Social Disruption in Alice’s Adventures in Wonderland ». SUURJ: Seattle University Undergraduate Research Journal: Vol. 1, Article 13 (2017).
[4] Franziska Kohlt, « Alice à l’asile ». The Conversation, 7 juin 2016.
[5] Voir la campagne « Loser » de L’autre « lieu ».
[6] Voir nos analyses « Folie furieuse : la fin d’un mythe ? » (1er juillet 2022) et « Le trouble pop » (3 août 2022).