La participation des usagers en santé
Auteur : Marie Absil et Clélia Van Lerberghe, Philosophes et animatrices au Centre Franco Basaglia
Résumé : Étude produite en 2013, abordant l’émergence de la voix des minorités et leur impact sur le fonctionnement démocratique.
Temps de lecture : 2 h
Les démocraties contemporaines sont en pleine mutation. Certains acteurs, pour diverses raisons, ne se sentent pas correctement représentés et demandent aujourd’hui à faire entendre leurs voix. L’émergence de ces nouvelles voix appelle une reconfiguration des formes de la délibération de la démocratie représentative.
En effet, les associations d’usagers produisent un discours à travers lequel ils remettent en cause les évidences de certaines hiérarchies, notamment la hiérarchie des savoirs. En prenant la responsabilité de nommer les choses à leur façon, les usagers nous invitent à faire jouer notre imaginaire au niveau social. Ce qui nous permet de mieux discerner la vision du monde, de l’humain et du social à l’œuvre derrière des appellations qui semblent pourtant aller de soi.
Introduction
Les démocraties contemporaines sont en pleine mutation. Le jeu d’ajustements réciproques des deux scènes de la démocratie – la scène électorale, institutionnelle et la scène civile de l’activité citoyenne – s’invente selon de nouvelles modalités. Certains s’en inquiètent tandis que d’autres s’en réjouissent. Il n’est pas facile de s’y retrouver. Alors même qu’on dit le régime représentatif de la démocratie en crise, les travaux les plus récents de politologie attestent que l’activité citoyenne n’est pas en recul (même si le nombre des votants va en décroissant) mais qu’au contraire elle prend des formes relativement inédites qui vont dans le sens d’une ressaisie par les citoyens eux-mêmes de la souveraineté populaire que le vote place traditionnellement dans les représentants désignés lors des élections. Le citoyen n’est plus seulement le citoyen électeur, il est aussi celui qui demande à participer, à intervenir dans le débat de façon beaucoup plus quotidienne que lors des élections. C’est en ce sens très général qu’on peut parler de participation citoyenne.
À côté du vote se développent et se consolident d’autres formes non conventionnelles de participation, qu’il s’agisse de pétitions, de manifestations, de prises de parole dans des forums citoyens, d’engagements dans des collectifs de lutte, etc. Ce développement est d’autant plus important que les objets et les occasions d’engagement se diversifient, du niveau local au niveau global. Pourtant, la participation des citoyens est aussi perçue par certains comme une menace pour la démocratie. À l’heure où dans beaucoup de pays d’Europe et du monde, les élections apparaissent de plus en plus comme des « dés-élections » au cours desquelles il s’agit beaucoup plus de faire partir des gouvernants que de faire venir au pouvoir des représentants dont on partage l’idéologie, le redéploiement de l’activité citoyenne lorsqu’elle se cantonne dans le registre de la protestation est parfois perçu comme un facteur de dissolution de la confiance dans les élites et les institutions politiques.
Le parti pris de l’étude que nous proposons ici est de poser la question de la participation citoyenne à partir de ces « nouveaux acteurs » que sont les usagers des soins de santé en Belgique en se demandant ce que leur participation au processus démocratique fait à la démocratie. Notre idée directrice est que ce prisme singulier – la participation des usagers en santé – permet de poser un regard original sur la démocratie et la participation. Le fait que des personnes dont les conditions quotidiennes de vie sont ébranlées par la souffrance (qu’il s’agisse de maladies chroniques, du mal-être mental etc.) revendiquent un droit à la parole témoigne du caractère vital de la voice au sens d’Hirschmann[1], c’est-à-dire de la prise de parole, de la critique. La démocratie est resignifiée depuis ces voix qui, bien qu’elles aient été poussées aux marges de la sphère publique, revendiquent l’égalité sous la forme d’abord du droit de se faire entendre et d’être écoutées. Cette revendication première implique, pour être comprise, de resituer l’émergence nouvelle de ces voix dans le cadre des reconfigurations contemporaines de la démocratie représentative. Nous verrons dans la première partie comment la démocratie représentative est mise à mal par l’émergence de ces nouvelles voix.
Cet intérêt pour la participation prolonge également l’étude publiée l’an passé sur la thématique de la démocratie locale. Intitulée « Souffrances locales et démocratie des allègements », cette étude posait la question du local comme ouvrant des voies spécifiques pour stimuler une démocratie des allégements des souffrances qui naissent et se vivent en partie dans des communs et concernent, de ce fait même, la société entière.
Cette année, la question se pose un peu différemment. Il s’agit avant tout de partir des questionnements qui se mettent en place dans les lieux de concertation et de discussion rassemblant des usagers des soins de santé. Ceux-ci construisent peu à peu des « savoirs situés » à travers lesquelles ils remettent en cause l’être-ainsi de la hiérarchie sociale (le malade comme fardeau social) et de la hiérarchie des savoirs (le malade comme être ignorant, objet de soins). En contestant l’idée de patient passif, c’est-à-dire agi plutôt qu’agissant, parlé plutôt que parlant, connu plutôt que connaissant, les usagers exercent leur imaginaire et font bouger les cadres habituels dans lesquels le patient est perçu Comment les nouvelles voix deviennent-elles instituantes en faisant bouger les institutions? C’est ce que s’attache à montrer la seconde partie.
La souffrance mentale comme perspective pour repenser la démocratie ?
Dans les associations d’usagers percent des voix par lesquelles des vies fragilisées mais nullement « sans pouvoir » en viennent à reconsidérer ce qui les lie à la cité, aspirent à prendre part à l’exercice de la démocratie, à être des voix de la démocratie. Par la persistance de leur parole et de leur agir, les usagers et les proches interrogent le cours présumé des choses. Mais tout un processus est à construire afin de reconnaître la parole et l’expérience des personnes concernées au quotidien par les problèmes de santé. Un des enjeux majeurs des associations d’usagers consiste à faire en sorte que cette parole soit reconnue et entendue et qu’elle permette de créer des moyens d’agir sur ces inégalités sociales de santé qui, en tant qu’elles sont produites socialement, sont modifiables. Il s’agit d’avoir prise sur les mécanismes de productions de ces injustices de manière à les réduire et de recréer pour chacun les conditions nécessaires à sa santé et à son intégration dans la société.
Les inégalités sociales pèsent sur le corps et la psyché. Elles se manifestent par de la douleur, des fragilisations et des détériorations corporelles et de l’esprit, elles existent également sur le versant plus spécifique de la santé mentale. Il nous faut préciser ici que les paroles d’usagers sur lesquelles se base cette étude sont principalement celles d’usagers du secteur de la santé mentale. Cela s’explique par le fait que nous pensons que s’y cristallise d’une manière très aiguë nombre d’enjeux cruciaux de l’époque actuelle. Trop souvent les préjugés contemporains sur la souffrance psychique contribuent à la rabattre sur une fragilité individuelle quelconque. Or, avant d’être prise en compte comme une maladie, la souffrance psychique demande à être activement contextualisée, condition indispensable à son intelligibilité et à la mise en œuvre de réponses adéquates. Sans cette recherche d’une compréhension contextuelle, la souffrance psychique est amputée de son pouvoir d’interrogation sur le social et l’usager se voit dépouillé de son rôle d’acteur sur les questions citoyennes et politiques par lesquelles il se sent concerné. Sur le plan théorique, depuis environ dix ans, les éclairages croisés de la philosophie, de la sociologie clinique et de la sociologie politique ont permis de mieux cerner la souffrance comme fait à la fois psychique et social ainsi que le cadre socio-historique dans lequel elle est amenée à être traitée. Les chercheurs reconnaissent qu’« à ce niveau de la réflexion, l’ancrage dans des pratiques et des lieux institutionnels spécifiques [est] indispensable […]. C’est en effet dans ces lieux que s’éprouvent les difficultés et les écueils d’une “écoute politisée” des souffrances sociales. C’est aussi là que s’inventent des pratiques cliniques ou des démarches collectives qui vont dans le sens d’une “micro-politique” de l’intervention. »[2] Dès lors qu’elle est resituée dans les milieux qui l’influencent, la souffrance mentale devient une perspective qui pose avec beaucoup d’acuité les questions que la société se pose sur son présent et son avenir.
Références
[1] Hirschmann A. O., Exit, voice, loyalty. Défection et prise de parole, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2011.
[2] Périlleux T. & Cultiaux J., La souffrance comme fait psychique et social, dans Périlleux T. & Cultiaux J., Destins politiques de la souffrance, Paris, Éditions ÉRES, 2009, p. 79.