La vulnérabilité dans le discours néolibéral

La vulnérabilité dans le discours néolibéral

Auteur : Marie Absil, Philosophe, animatrice au Centre Franco Basaglia

Résumé : Le concept de vulnérabilité fait recette depuis une petite trentaine d’année dans les discours sur le social et fait office de principe explicatif dans les analyses de problématiques parfois très différentes. Comment expliquer la fortune de ce terme de « vulnérabilité » ? Quels autres mots remplace-t-il dans les discours sur le social ? Quelles intentions manifeste-t-il ? Voici quelques-unes des questions auxquelles nous allons tenter de répondre dans cette analyse.

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Le concept de vulnérabilité fait recette depuis une petite trentaine d’année dans les discours sur le social. Que ce soit dans les domaines économiques, environnementaux ou de la santé, la vulnérabilité fait office de principe explicatif dans les analyses de problématiques parfois très différentes.

Dans cette analyse, nous nous concentrerons sur une utilisation particulière du mot vulnérabilité. En effet, ce concept, ancré originairement dans le champ des sciences sociales[1], a été « capté » par le discours néolibéral. Or, les mots sont neutres et c’est la façon dont on s’en empare qui leur donne une coloration spécifique. Nous faisons ici l’hypothèse que l’appropriation du terme vulnérabilité par le discours néolibéral témoigne d’un changement de paradigme, fait signe vers une autre manière d’expliquer le monde.

Comment expliquer la fortune de ce terme de « vulnérabilité » pour le néolibéralisme? Quels autres mots remplace-t-il dans ses discours sur le social ? Quelles intentions manifeste-t-il ? Ou encore, en d’autres mots : Quelles  histoires  nous  racontent les discours sur la vulnérabilité? Quel monde nous décrivent-ils? Quelle société veulent-ils construire? Voici quelques-unes des questions auxquelles nous allons tenter de répondre dans cette analyse.

Parce que les termes que nous utilisons servent à décrire mais aussi à construire le monde social dans lequel nous vivons, nous nous attachons à faire varier les termes en imagination afin de nous permettre de mieux comprendre ce qui se joue derrière les appellations : une certaine vision du monde, de l’humain et du jeu social.

 

Qu’est-ce que la vulnérabilité ?

La Vulnérabilité est le « caractère d’être vulnérable de quelque chose ou de quelqu’un[2] ». Cette définition en forme de renvoi nous oblige à examiner les définitions du terme source vulnérable.

Le dictionnaire historique de la langue française nous apprends que vulnérable est emprunté au bas latin vulnerabilis qui veut dire « qui peut être blessé » et, « qui blesse »[3] au sens propre et au figuré.

Le même dictionnaire précise encore que l’adjectif « s’applique à une personne qui peut être blessée, frappée ; par figure, il qualifie ensuite une personne (1807) ou une chose (1817) qui peut être facilement attaquée, et aussi une réputation (emploi littéraire)[4] ».

Les définitions du Larousse se déclinent de la même manière :

« Qui est exposé à recevoir des blessures, des coups : La cuirasse des chevaliers laissait peu d’endroits vulnérables.

Qui est exposé aux atteintes d’une maladie, qui peut servir de cible facile aux attaques d’un ennemi : Une position vulnérable.

Qui, par ses insuffisances, ses imperfections, peut donner prise à des attaques : Une argumentation vulnérable.[5] »

Nous pouvons cependant remarquer que les définitions anciennes du mot vulnérable sous-entendent le fait d’être blessé, attaqué par une autre personne tandis que les définitions modernes élargissent les sources de causalité des blessures : aux maladies et à l’environnement par exemple.

 

 La vulnérabilité comme principe d’explication sociale ou quand on remplace un mot par un autre

De nos jours, on peut être vulnérable face aux agressions de petits délinquants, aux maladies, au chômage, au terrorisme…des groupes sont qualifiés de vulnérables, tout comme des régions ou des pays entiers, ou encore des marchés (financier) peuvent être vulnérables à des risques systémiques ou structurels. La polysémie des termes vulnérabilité et vulnérable est considérable à notre époque. Dans un article précédent[6], nous nous sommes attachés à explorer les différentes élaborations théoriques du concept de vulnérabilité, comme principe universel ou comme catégorie analytique et critique. Nous allons cette fois, tenter de voir en quoi le fait de parler de vulnérabilité et de personnes vulnérables, à défaut d’autres types de discours, influence la manière d’élaborer des politiques, et plus particulièrement des politiques sociales.

Les mots vulnérable et vulnérabilité sont récurrents dans les rapports, les discours politiques, les articles de presse…qui parlent de sujets comme la santé et l’emploi. A un point tel que l’on s’aperçoit que ces termes sont élevés au rang de nouveau référentiel de la question sociale.

Car ces mots ne commencent à apparaître dans les discours sur la question sociale qu’à partir des années 80-90. Mais alors, comment parlait-on de ces questions avant ? Quel était le référentiel commun pour coder les problèmes sociaux ? En effet, jusque dans les années 80, la question sociale était formulée  en termes de pauvreté, de misère, et les combats pour plus de justice sociale étaient codés en termes de lutte des classes.

Pourquoi remplace-t-on un mot par un autre dans la formulation des problèmes ? Quel effet cela a-t-il sur la manière de décrire le monde et de régler les problèmes que l’on y décèle ?

On remplace un mot par un autre quand le type d’explication du monde proposé change. Or, depuis les années 80 nous sommes entrés dans un paradigme appelé « néolibéral ». Tout a changé, le monde économique, le monde du travail, la manière de rechercher plus de justice sociale également.

 

De la lutte des classes…

Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, la question sociale s’est centrée sur l’éradication de la pauvreté. Le travail était abondant, le chômage marginal et les politiques étaient orientées vers le progrès social pour les masses. Instauration de la sécurité sociale, congés payés, diminution du temps de travail… les politiques de gauche, encore très imprégnées de la lecture de Marx, s’efforcent par tous les moyens d’arracher au patronat des avantages pour les ouvriers. C’est ce qu’on appelle, la lutte des classes. Dans leur discours, la richesse est codée comme appropriation (des moyens de production), le travail comme aliénation (pour les travailleurs) et la pauvreté comme une création du social puisqu’elle est due avant tout à l’organisation du travail et au fait que les richesses produites par le travail sont très inégalement réparties.

Dans ce paradigme, deux classes s’affrontent : les riches qui possèdent les moyens de production (usines, outils…) et les pauvres, ceux qui n’ont à offrir que leur force de travail pour vivre. Les pauvres ne sont donc responsables en rien de leur misère, ils sont simplement spoliés par les possédants qui ne rémunèrent pas suffisamment leur force de travail ou en provoquent sciemment la rareté (chômage) afin de se garantir d’avantage de profit.

Dans cette lecture du monde, le collectif prime sur l’individuel. Le travailleur n’existe pas individuellement mais est inclus dans une classe « les ouvriers », la « classe laborieuse », « le prolétariat ». De même que le chef d’entreprise fait partie des « bourgeois », des « capitalistes ». Vu que la lecture du monde est collective, la recherche de solutions aux problèmes sociaux l’est aussi : conventions collectives de travail, loi sur les salaires, régimes de protection sociale…qui contribueront à la montée en puissance des « classes moyennes ».

Dans ce monde, l’individu n’existe qu’intégré dans des « classes », dans de grands ensembles qui le dépassent. C’est collectivement que le monde s’élabore, les problèmes sont communs à un grand nombre de personnes et les solutions que l’on va chercher doivent pouvoir s’appliquer à l’ensemble entier.

 

… à la vulnérabilité

Aujourd’hui, on ne code plus le monde de la même façon. En effet, plusieurs évènements ont radicalement changé notre vision du monde et donc notre manière de coder ses problèmes. Mai 68, apparition d’internet, du chômage de masse, mondialisation… ont radicalement modifié notre manière de vivre, de travailler…Ce changement radical de notre vision du monde a entraîné logiquement des modifications dans la formulation des questions sociales.

Dès les années 80, on commence à ne plus coder les problèmes sociaux en termes collectifs. C’est que le monde du travail a radicalement changé. On passe des grandes entreprises très hiérarchisées avec une division du travail de type fordiste à de petites unités de production éclatées et en réseau où l’initiative, la créativité, la flexibilité et l’autonomie personnelles sont plus valorisées que la compétence acquise par l’expérience (ancienneté) et l’obéissance (à son chef, à la hiérarchie)[7].

Dans cette nouvelle vision du monde, l’individu devient le plus petit dénominateur de la question sociale et non plus le groupe. La critique des politiques sociales cible l’inhumanité des dispositifs trop généraux, où l’individu est pris comme un numéro interchangeable et est prié de « rentrer dans des cases » afin d’obtenir une aide qui ne va pas forcément être adaptée à son problème individuel.

C’est dans ce contexte où l’autonomie et l’initiative personnelle sont hautement valorisées que la vulnérabilité va venir remplacer la pauvreté comme principe explicatif de la question sociale. Car la vulnérabilité témoigne d’un état personnel, de problèmes individuels plutôt que structurels que l’aide sociale va tenter de solutionner de manière personnalisée. Les grands droits généraux étant considérés comme acquis (chômage, sécurité sociale…), on s’applique depuis une trentaine d’années à personnaliser les aides. Dès lors, les plans d’aide personnalisés, les contrats individuels vont venir se substituer aux grandes politiques sociales générales.

En témoignent ces paroles de Jean-Pascal Labille, rapportées par le journal Le Soir, lors de la présentation d’un projet commun FGTB/Solidaris pour un nouveau modèle de société :

« Nous faisons face à une profonde mutation, qui doit nous amener à redéfinir une politique émancipatrice, dirigée vers l’épanouissement individuel et collectif, à construire une société où chacun serait reconnu et traité comme un individu, mais où tout le monde aussi serait protégé et pris en charge dans sa vulnérabilité potentielle.[8] »

 

Quelle société construit le néolibéralisme quand il parle de vulnérabilité ?

Qu’est-ce que cela change, en terme de vision du monde, de coder les problèmes sociaux en termes de vulnérabilité plutôt qu’en termes de pauvreté ?

Le concept de vulnérabilité permet de rassembler des catégories disparates sous une même appellation. En effet, quand on est pauvre on est pauvre, mais il y a une multitude de manières d’être vulnérable (la vulnérabilité du cadre vieillissant dont l’entreprise est en restructuration n’est pas identique à celle d’une mère célibataire ou encore d’un jeune immigré en décrochage scolaire par exemple). De plus, la vulnérabilité ne désigne pas forcément un problème avéré. Le fait d’être vulnérable au chômage par exemple, ne dit rien sur le fait d’être chômeur mais bien plutôt sur le risque que connaît chaque travailleur de perdre son emploi. L’aide sociale, le suivi des personnes peut dès lors se mettre en place sur l’identification de l’éventualité d’un problème et plus seulement en cas de problème avéré. Ainsi, des groupes d’individus de plus en plus nombreux peuvent être identifiés par rapport à leur réelle ou supposée vulnérabilité. Les pouvoirs publics, parties prenantes dans la construction des catégories de vulnérables, peut ainsi élaborer toute une gamme de services destinés à répondre aux besoins particuliers de ces catégories et à intervenir au mieux sur les situations qui mènent à la vulnérabilité. Cette manière de coder les problèmes, dans un même mouvement, élargit et resserre le champ de l’intervention sociale. En effet, Si bien que plus personne ou presque, de nos jour, n’a pas fait l’objet, à un moment ou un autre de son existence, de l’attention des pouvoirs publics.

De plus, ce concept de vulnérabilité est mis à toutes les sauces (économie, terrorisme, environnement…), ce qui peut aussi permettre de « noyer le poisson ». La vulnérabilité est construite comme un climat généralisé, plutôt que comme quelque chose de concret sur lequel on peut agir. Cela a tendance à provoquer un état de sidération devant l’ampleur du problème, qui est souvent mondialisé en plus. En effet, que peut-on faire à son échelle de simple citoyen devant la débâcle de l’économie mondiale, devant les problèmes écologiques ? Cette manière de présenter les problèmes peut servir à légitimer le « there is no alternative », aimé de certains politiques.

Enfin, le codage des questions sociales en termes de vulnérabilité permet de faire porter le poids des problèmes sur l’inadaptation des personnes et de faire l’économie de la remise en cause des structures qui créent les problèmes. Par exemple, les gens sont au chômage parce qu’ils ne sont pas assez formés, pas assez autonomes ou créatifs et pas parce que le marché de l’emploi est organisé sur la rareté afin de pouvoir dégager plus de profits.

 

Conclusion

Parler de vulnérabilité est donc très différent que de parler de pauvreté pour le néolibéralisme. Comme pour tout cadre de pensée, il y a du pour et du contre. Nous venons de le voir, le contre se situe dans une certaine fatalité qu’engendre la vision du monde au travers des lunettes de la vulnérabilité. Du côté du pour, soulignons que la reconnaissance d’une commune vulnérabilité permet de porter l’attention sur les problèmes personnels, situés, des personnes individuelles. Les aides ne sont plus anonymes et impersonnelles, elles s’individualisent pour épouser au mieux les contours des existences individuelles.

En conclusion, je dirais que le plus grand danger d’un cadre de pensée, du cadre de pensée néolibéral, comme de tous les autres, c’est que les lunettes qu’il nous fait chausser pour voir le monde ne se transforment en œillères. Pour éviter cela, l’interrogation, la remise en question continuelle, la controverse sont plus que jamais nécessaires si nous souhaitons contribuer à des changements de société. C’est pourquoi, nous nous proposons d’interroger prochainement l’acception de ce concept de vulnérabilité tel qu’il apparaît aujourd’hui dans le discours des sciences sociales.

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Références

[1] Voir, par exemple, Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale,  Paris, Éd. Fayard, Collection ” L’espace du politique “, 1995 et Pierre Rosanvallon, La nouvelle question sociale. Repenser l’État-providence, Paris, Éd. Le Seuil, 1995.

[2] Voir le dictionnaire Larousse en ligne, sur http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/vuln%C3%A9rabilit%C3%A9/82656

[3] Voir le Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, Paris, 2012.

[4] Ibidem.

[5] Voir le dictionnaire Larousse en ligne, sur http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/vuln%C3%A9rable/82657

[6] Voir Marie Absil, Les discours sur la notion de vulnérabilité, Centre Franco Basaglia, 2014

[7] Sur les changements intervenus dans le monde du travail, voir Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Ed. Gallimard, coll. Tel, 2011.

[8] Voir http://www.lesoir.be/1004209/article/actualite/belgique/2015-10-01/fgtb-et-solidaris-proposent-un-nouveau-modele-societe