L’autostigmatisation

autostigmatisation

Auteur : Marie Absil, Philosophe, animatrice au Centre Franco Basaglia

Résumé :  Cinquième analyse d’une série consacrée à la stigmatisation des personnes qui ont des problèmes de santé mentale. Dans cet article, nous continuons le tour d’horizon du phénomène par une réflexion sur l’effet stigmatisant de certains discours de patients de la psychiatrie. Nous tenterons de répondre à la question suivante : comment les discours que tiennent sur elles-mêmes des personnes qui présentent des troubles psychiques peuvent parfois s’apparenter à de l’autostigmatisation ?  

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Cinquième analyse d’une série consacrée à la stigmatisation des personnes qui ont des problèmes de santé mentale. Nous nous pencherons cette fois sur la stigmatisation en tant que discours que certaines personnes qui souffrent de problèmes de santé mentale tiennent parfois sur elles-mêmes.

Dans les deux premières analyses de cette série sur la stigmatisation, nous nous sommes d’abord attachés à différencier les notions regroupées sous le terme générique de « stigmatisation » (les stéréotypes, les préjugés et la discrimination) puis nous avons identifié les origines du phénomène dans notre représentation culturelle de la folie. La troisième analyse décrit comment cette représentation de la folie – ce fond de connaissances communes et d’affects par rapport à la folie – est régulièrement relayée et alimentée par les médias. La quatrième se penchait sur les éléments potentiellement  stigmatisants  du discours médical.

Dans cet article, nous continuons le tour d’horizon du phénomène de stigmatisation des personnes qui ont des problèmes de santé mentale par une réflexion sur l’effet stigmatisant de certains discours de patients de la psychiatrie. Nous tenterons de répondre à la question suivante: Comment les discours que tiennent sur elles-mêmes, des personnes qui présentent des troubles psychiques peuvent parfois s’apparenter à de l’autostigmatisation ?

 

Négation de la maladie et autostigmatisation

Au cours de cette série d’analyses sur la stigmatisation, nous avons vu que notre représentation culturelle de la folie est très négative. Quand on évoque le mot « folie », des stéréotypes négatifs surgissent aussitôt dans les esprits : danger, violence, irresponsabilité, incurabilité…qui constituent un imaginaire de la folie hérité du passé. Or, la médicalisation des problèmes de santé mentale ne fait pas disparaître les stéréotypes, loin de là ! En effet, le discours médical, par son travail d’objectivation scientifique des symptômes de la maladie mentale et son partage entre le normal et le pathologique, relaye et alimente les stéréotypes  sur la folie quand il passe dans le monde social où il se teinte de valeurs négatives[1]. Dans ces conditions, il est très difficile, encore aujourd’hui, pour une personne d’accepter un diagnostic de maladie mentale.

Quand des troubles mentaux surviennent, deux types de réactions sont possibles pour l’individu concerné. Tout d’abord, et c’est très fréquent, il peut nier la maladie. En effet, le « fou », ce ne peut pas être soi, c’est toujours l’autre[2] ! La stigmatisation de la folie étant très forte, les mécanismes de défense de l’individu jouent à plein pour lui éviter de se retrouver confronté à ces images négatives où il ne se reconnait pas. Dans d’autres cas, la personne, non seulement accepte le diagnostic de maladie mentale, mais intègre aussi tous les stéréotypes qui y sont liés, c’est ce qu’on appelle l’autostigmatisation. C’est ce phénomène d’autostigmatisation que nous développerons ici.

Voici, pour clarifier notre propos, une définition de l’autostigmatisation du site de la Société pour les troubles de l’humeur du Canada :

« L’autostigmatisation se produit lorsque vous commencez à croire en ces opinions négatives à votre sujet, et que vous commencez à penser que vous méritez de vous faire injurier et de vous faire bloquer l’accès à des possibilités [3]».

Le vécu de la maladie mentale ou des problèmes psychiques implique des expériences qui peuvent être vécues de manière très lourde et qui peuvent mener à l’autostigmatisation : être suivi par un psychiatre, avoir une médication lourde qui entraîne des effets secondaires importants (prise de poids, léthargie, confusion…), devoir faire des séjours à l’hôpital psychiatrique (parfois sous contrainte) ou dans le département psychiatrique d’un hôpital général, ne plus être capable de travailler…Toutes ces situations peuvent se révéler difficiles à vivre et à accepter. L’image qu’on a de soi est immanquablement affectée par ces expériences.

Dans certains cas, la gestion de la maladie ou des problèmes psychiques peut affecter, pour des périodes plus ou moins longues, toute l’existence (en cas d’hospitalisation par exemple, ou encore quand on ne peut plus travailler et que la vie s’organise autour des visites chez les médecins, les institutions d’aide diverses, la prise de médicaments…). L’identité même de la personne peut être atteinte quand la majorité des discours que l’on tient sur elle ne la désigne plus que comme « malade », « usager de service » ou encore « bénéficiaire », quand ce n’est pas son étiquette diagnostique qui lui fait office de carte de visite, de statut social (Mr. Untel, schizophrène). Certains ont du mal à se sortir de cette image médicalisée d’eux-mêmes, ils ne s’envisagent plus que comme le malade, le fou, le déficient…finissant par oublier que cet aspect de leur personnalité ne constitue pas toute leur personne.

Mais c’est quand les proches épousent l’image stéréotypée de la maladie et la renvoient au quotidien à l’individu que l’intégration du jugement stigmatisant est la plus forte. Cette intégration des stéréotypes médicaux par la famille part souvent d’un souci de bien faire, d’accompagner au mieux la personne. La sollicitude de l’entourage peut devenir pesante, stigmatisante, quand elle se fait trop pressante. Quand, par exemple, on vérifie sans cesse si on a bien pris ses médicaments, si on se rend bien à ses rendez-vous, quand on ne peut plus aller nulle part tout seul « au cas où il y aurait un problème », quand on a l’impression de ne plus pouvoir prendre la moindre décision seul…quand tous les évènements d’une existence se voient évalués à l’aune de la problématique psychique. C’est que la situation est difficile à accepter et à vivre également pour l’entourage qui se voit aussi parfois contraint à faire le deuil de l’image, de l’identité projetée sur un enfant, un conjoint, un frère… et de l’existence qu’on avait rêvée pour et avec lui.

A ces difficultés viennent s’ajouter le poids du regard des autres sur ces situations. En effet, quand on porte le stigmate de « folie », le regard des autres peut se charger de tous les soupçons : Est-il dangereux ? Suis-je en sécurité auprès de cette personne ? Si je l’engage, pourra-t-il assumer sa charge de travail ? Si je lui loue mon appartement, me paiera-t-il sont loyer ? Est-ce que je ne risque pas de retrouver mon appartement saccagé ? Que vont dire les voisins ? Toutes ces questions que l’on suscite malgré soi, et sur lesquelles on a très peu de prise puisqu’elles émergent le plus souvent des représentations de celui qui se les pose (donc en dehors de tout élément concret), finissent parfois à faire porter le soupçon sur soi, à douter de soi-même (avec des réflexions du genre : « si tout le monde le dit, ce doit être vrai »). Plus grave, ce soupçon, ces stéréotypes, ces préjugés, se traduisent souvent en actes de discrimination. Les propriétaires ne veulent pas louer leurs logements, les employeurs potentiels refusent les candidatures…transformant l’existence de celui qui les subit en courses d’obstacles où la majorité des routes ordinaires sont barrées, le renvoyant sans cesse aux structures spécialisées et le maintenant ainsi aux marges de la vie en société.

Malheureusement, après des années de fréquentation du monde médical où son identité est remodelée par les discours objectivant des professionnels, de confrontation quotidienne aux stéréotypes, aux préjugés et aux attitudes discriminatoires de ses concitoyens et devant le regard – plein de sollicitude mais néanmoins modifié de ses proches – la personne concernée finit bien souvent par trouver légitime cette image négative d’elle-même. Par le discours qu’elle apprend alors à tenir sur elle-même, la personne devance le jugement des autres et endosse le rôle du « malade mental » porteur de tous ces stigmates.

« L’autostigmatisation se produit lorsque les personnes atteintes de maladie mentale et leurs familles intériorisent les attitudes négatives de la société à leur égard, ce qui les amène à se blâmer et à avoir une faible estime de soi [4]».

 

Conclusion

Notre identité se forme et se modifie en grande partie d’après ce que l’on dit de nous. Or, une personne qui a des problèmes de santé mentale et qui fréquente les institutions de soin voit sa personnalité scrutée, évaluée et restituée avec les termes propres au monde médical. Vision médicale qui passe dans le monde social en se chargeant des valeurs négatives propres à notre représentation de la santé, ce qui se traduit dans les discours d’autrui par des stéréotypes, des préjugés qui se prolongent parfois par des attitudes discriminatoires. Quand cet aspect des choses prend une trop grande place dans la vie de quelqu’un, il a tendance à contaminer toute l’existence de l’individu au point que son identité en est remodelée. Quand le point-de-vue médical,  et les valeurs négatives dont il se colore quand il passe dans le monde social, devient le seul repère identitaire d’une personne, on la voit reprendre à son compte cette évaluation de sa personnalité pour se construire une identité. C’est ce qu’on appelle l’autostigmatisation.

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Références

[1] Voir, Marie Absil, La stigmatisation dans le discours des professionnels de la santé mentale, Centre Franco Basaglia, 2015

[2] Jean Luc Roelandt, Aude Caria, Imane Benradia y Simon Vasseur Bacle, De l’autostigmatisation aux origines du processus de stigmatisation. A propos de l’enquête internationale « Santé mentale en population générale : images et réalités » en France et dans 17 pays », in Psychology, Society, & Education2012, Vol.4, Nº 2, p.144.

[3] Référence électronique : La Société pour les troubles de l’humeur du Canada

[4] Voir sur le site : http://www.contrerlastigmatisation.ca/lexique.shtml