Le 9ème Jour
Auteur : Christian Legrève, animateur au Centre Franco Basaglia
Résumé : Les personnes qui vivent des souffrances psychiques n’ont pas la cote. C’est le moins qu’on puisse dire. Essayons de dire le plus. Comment ça se fait ? Quels sont les ressorts de ce rejet ? Que viennent-elles toucher chez les autres ? Une réflexion sous forme de comparaison un peu provocante avec une autre forme d’altérité.
Temps de lecture : 15 minutes
Le petit chat se roule sur le dos en ronronnant dans un rayon doré du clair soleil de mai. La douce lumière filtre à travers les lattes du store vénitien couleur crème. La grande porte fenêtre est ouverte sur le jardin, et on entend le chant joyeux des fauvettes dans les arbres du parc. C’est un moment d’une incroyable douceur. Maria Dolores fait les chambres, à l’étage, et on l’entend aller et venir là-haut, en chantonnant cette vieille romance d’un pays lointain.
La matinée s’écoule tranquille, loin de l’agitation du monde. Bruno est parti vers 9 heures, en sifflotant, comme d’habitude. Il est allé présenter à ses clients la première esquisse de ce loft sur la Marina, dans le quartier des anciens entrepôts. Ce sera un beau projet.
Camille n’en revient pas ! Noah vient de faire ses premiers pas. Elle est totalement bouleversée, elle-même surprise par l’émotion qui la submerge. Il est venu vers elle, maladroitement. Elle a vu l’étonnement dans son regard. Dans ses petits yeux adorables. Ses yeux pleins d’amour et de confiance, ses irrésistibles yeux en amande. Il a éclaté de rire en se jetant dans ses bras.
Noah est trisomique, et Camille sait qu’il leur donne un merveilleux cadeau. Il leur apprend la valeur de la vie, la beauté d’une existence qui s’offre.
Les trisomiques nous ravissent ! Un peu comme la Belgique pour les parisiens, si tu veux. Les trizo sont partout ! Et surtout dans les univers de l’image. La mode, en particulier. On les a-do-re ! Ils « cassent les codes » de la beauté. Enfin, pas tous les codes. Curieusement, en scrutant la fashionsphere, tu ne trouveras pas de mannequin masculin trisomique. Mais des jeunes femmes, plusieurs. Bien entendu, elles ont quand même dû maigrir très très fort. Et elles ont appris à avoir l’air ténébreux. Mais ce qui marche le mieux, c’est les mômes et les bébés. Là, les trizo font des ravages. Ils sont irrésistibles. Au point que « Nestlé choisit un bébé trisomique pour représenter la marque Gerber[1] » ! Gerber !?
Ceci dit, c’est l’image médiatique de ces personnes qui a changé. Pas sûr que la place de chacun-e d’entre elles dans la vraie vie ait évolué. Mais, quand même, qu’est-ce qu’ils nous font, les mongoliens ? Que viennent-ils toucher en nous ? Pourquoi, face à l’image d’une personne trisomique, ressent-on un amour immense pour l’humanité tout entière ? Pourquoi a-t-on envie, tout à coup, de faire le bien, d’être généreux et indulgent ?
Bons vivants
Je pense à plusieurs raisons. D’abord, ça se voit ! Quand on rencontre une personne trisomique, il n’y a pas vraiment de doute. On perçoit directement une série de caractéristiques physiques plus ou moins marquées, qu’on rattache sans trop de mal à la trisomie[2]. On leur trouve un visage poupon, aimable. On peut se dire que ça donne l’impression d’une personne, certes particulière, mais qui ne cache pas son jeu. Quelqu’un dont on connaît d’emblée les secrets. C’est une idiotie, évidemment, ces personnes ne se réduisent à la trisomie. Mais j’essaye, ici, d’imaginer les effets de la rencontre avec leur image, pour comprendre les ressorts de la sympathie qu’elles suscitent.
Il n’y a pas de marqueur social de la trisomie. Y en a des riches, y en a des pauvres, avec la même prévalence[3]. Mais ceux dont les images circulent ne sont pas parmi les pauvres. À nouveau, tu fais un p’tit tour sur le web, et tu ne vois que des gamins bichonnés, avec des coiffures super cools et des salopettes branchées, assis sur des tapis épais ou dans de confortables divans, dans les bras de mamans modernes et élégantes qui ont plein de temps pour les aimer.
Ce n’est pas leur faute, non plus ! Ils sont victimes d’une sorte de malédiction, une anomalie génétique aveugle et irrémédiable. Le syndrome de Down, c’est circonscrit. C’est connu, décrit. Les effets sont prévisibles, et stables dans la durée. On pense savoir à qui s’attendre. Parmi ce à quoi on s’attend, il y a la gentillesse. Les trisomiques ont la réputation d’être des bons vivants, gentils, affectueux, ouverts. Pourtant, je suppose qu’il doit y avoir des trisomiques antipathiques, des désagréables, des méchants. Plus encore, je suppose que, comme tout le monde, il doit y avoir des jours où ils sont de mauvaise humeur, qu’ils se mettent parfois en colère quand un truc ne marche pas comme ils veulent, qu’ils sont parfois tristes, ou chiants, ou déprimés. Mais c’est comme si ça n’existait pas.
Et toi, t’es qui ?
Par contre, tu prends les personnes en souffrance psychique, ils ont tout faux dans ce tableau-là[4]. Ce n’est pas écrit sur leur front, comme disait ma mère. Les signes ne sont pas reconnaissables. Plutôt, ils se confondent avec les signes d’autres particularités. Cette personne, que je croise, elle a un air différent. Mais est-ce un pauvre ? Un toxicomane ? Quelqu’un qui a simplement des ennuis ? Qui a mal dormi ? Qui dort dans la rue ? Pire, parfois, ça ne se voit pas DU TOUT ! La folie, ça n’est pas toujours identifiable, et rarement reconnaissable. Et comme les mongoliens, les personnes en souffrance psychique cumulent d’autres caractéristiques, heureuses et malheureuses.
Il y a un marqueur social de la souffrance psychique. Du coup, même si les pathologies mentales touchent aussi les riches, l’image communément associée à la psychiatrie est celle de la pauvreté, du déficit d’éducation, et du manque de ressources en général.
Les personnes en souffrance psychique sont tout sauf prévisibles. Elles ont des hauts et des bas, des crises, des moments d’abattement, de repli sur soi, de répit. Leurs symptômes évoluent, leur comportement fluctue. L’agressivité surgit sans s’annoncer. Les larmes aussi. Et les disparitions. Et les marques d’affection.
La représentation la plus commune de la pathologie psychiatrique porte sur la dangerosité. Les fous, tu te gares ! On a peur d’eux, a priori. On se méfie.
On serait comme ça, nous, les normaux. On aurait une réaction totalement irrationnelle à tout qui sort de la norme. D’un côté, vis-à-vis des trisomiques, on fondrait d’amour dans une attitude d’absolue confiance. De l’autre, vis-à-vis de ce qui ressemble à la souffrance psychique, rejet, peur, méfiance. Pas besoin de réfléchir longtemps pour se dire que notre réaction est construite. Sur des représentations. Elles-mêmes induites par des discours, des récits, de l’ignorance. Pas besoin, non plus, de développer longuement ce que ça dit de nous. De notre infantilité. De la grande tristesse que constitue la traversée du monde tel qu’il est, au point que nous projetons sur les différents nos phantasmes positifs et négatifs d’une vraie vie. Nos frustrations et nos utopies.
Marketing
D’où leur vient leur réputation, aux trizo ? Est-ce qu’ils auraient, en tant que communauté, des attachés de presse ou quoi ? Est-ce qu’il y aurait un lobby trisomique ? Qui sait, un grand complot ?
Leur image a été grandement améliorée par le cinéma. Pour le public francophone, on ne peut pas passer à côté du 8ème jour. Pascal Duquenne est devenu cet emblème du trisomique ange gardien, maladroit philosophe du quotidien qui te fait réfléchir sur le sens de ta vie. Et il le mérite bien, comme comédien.
Ici encore, les fous ont tout raté. De psychose à vol au-dessus d’un nid de coucou, du silence des agneaux à seven, de Jim Carrey à Béatrice Dalle, beaucoup de situations qui entretiennent les clichés négatifs[5]. Et peu de véritables héros. « On oscille le plus souvent entre deux positions extrêmes : le fou meurtrier ou la victime de la société incomprise par l’entourage. [ ] Ce qui est spectaculaire est nécessairement privilégié : les crises, les hallucinations, les délires mais aussi les dédoublements de la personnalité qui constituent des énigmes très visuelles.[6]».
Alors, voilà… C’est un appel !
Luc et/ou Jean-Pierre, Bouli, Lucas, Ken, Robert, quelqu’un… même un flamand, allez, Stijn Coninx ? Faites quelque chose ! Bricolez-nous une fable moderne édifiante avec un fou qui rencontre un pauvre type normal à pleurer et redonne du sens à sa vie. Un fou, ou mieux, une folle. Belle comme un cœur, mais pas de ces beautés vénéneuses qui inquiètent. Une beauté un peu brute, pleine d’humanité. Ça commencerait mal entre eux, mais quelque chose ramènerait toujours ce type vers elle. De crises en rémissions, de week-ends à la mer en séjour à l’hôpital (visite émouvante au parloir de Lierneux), il finirait par la comprendre et se sentir responsable d’elle, et par s’y attacher. Cette relation les ferait grandir tous les deux. On appellerait ça le 9ème jour…
Du coup, demain, dans deux ans, l’image des personnes en souffrance psychique deviendrait positive. On les aimerait a priori, sans même les connaître. Notre amie serait invitée à Cannes. Ses conférences de presse seraient combles, parce qu’elle a… vous savez… cette petite touche, cette sauvagerie… ce supplément d’humanité. Elle emmènerait des camarades qui lui ressemblent, et le smoking leur irait à ravir, avec leur air trouble.
Est-ce possible ? Est-ce souhaitable, me demande-t-on à ma gauche ? Qu’est-ce qu’on y gagnerait ? Est-ce que le caractère problématique de ces existences, la difficulté à en faire quelque chose, à y donner une place, n’est pas justement un trésor ? La vie avec des difficultés psychiques, qui est la vie au même titre que toute autre vie, n’est-elle pas une énigme précieuse posée à chacun-e d’entre nous et à la société dans laquelle nous vivons ?
Références
[2] Une stature trapue et corpulente, une faible tonicité musculaire, un visage rond, l’arrière de la tête aplati, les doigts des pieds et des mains courts, les petits doigts souvent incurvés, le cou un peu plus court, de petites oreilles, les cheveux raides et clairsemés, la peau qui ride facilement, les yeux bridés, les paupières inférieures larges, les lèvres gerçant plus facilement à l’extérieur, les dents plus petites, poussant en retard et pouvant être mal placées ; www.asdet21.org
[4] Cfr Série sur la stigmatisation
[5] Voir, par exemple : www.senscritique.com
[6] Édouard Zarifian ; La psychiatrie et le cinéma, une image en miroir ; in Les Tribunes de la santé
2006/2 (no 11) ; Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.), consulté en ligne