Le théâtre des absents

Le théâtre des absents

Auteur : Olivier Croufer, animateur au Centre Franco Basaglia

Résumé : En ville, une petite troupe, dont les membres ne se nomment pas, se désespère et se réinvente. Ils, elles sont contrarié.e.s. Ils butent contre une modalité d’expression des souffrances existentielles dont tout le monde a pu faire l’expérience : l’absence.

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En ville, ils, elles existent ensemble, provisoirement, à répétition, ils, elles forment une petite communauté, une troupe, ils se réunissent régulièrement ; mais ils ne se nomment pas. Ils ne disent pas s’ils sont employés d’une association ou parents d’une famille. Ils, elles ont des noms et des prénoms, mais pas le nom d’un rôle ou d’un statut social. Quand j’ai demandé à Dominique Hanikenne, comment vous appelez-vous, il m’a répondu « nous, on ne se nomme pas. »

C’est finalement un bon point de départ, plus évasif et peut-être plus subtil pour chercher ce qui est à l’œuvre. Dominique Hanikenne désigne comme commencement la lecture d’un texte dans un auditoire lors d’un colloque de la semaine de la santé mentale en 2018. Le texte est une fiction écrite par un collectif se réunissant sous la bannière du Mouvement pour une psychiatrie démocratique dans le milieu de vie. Né dans le courant des années 2000, ce Mouvement rassemble des personnes et des associations qui œuvrent à des alternatives dans nos rapports intimes, collectifs et institutionnels aux souffrances existentielles. Le texte choisi[1] raconte les aventures de personnages confrontés à leurs désirs d’hospitalité d’une personne en prise avec des troubles psychiques. L’histoire se complique au fur et à mesure des malentendus d’hospitalité dans une famille et une maison médicale et un atelier artistique et une maison communautaire. Les uns et les autres vacillent et l’institution qui aiderait à se tenir est sans cesse à refaire.

A la suite, une petite troupe s’est constituée autour d’un autre texte, Les droles, écrit par Christian Legrève, un animateur du Centre Franco Basaglia, une association dans le nuage du Mouvement pour une psychiatrie démocratique. C’est l’histoire d’une bande de personnages un peu bizarres qui vivent dans une maison d’un quartier oublié. « A Liège, quand on parle de quelqu’un dont le comportement, l’allure ou le discours s’écarte de la norme, on dit volontiers que c’est un « drole »[2]» A ce moment, on pouvait encore dire Les Droles pour nommer les membres du groupe. Mais aujourd’hui que le collectif a pris le nom d’EKschize compagnie, on ne dit pas les EKschis. « Ce serait drôle de s’appeler les EKschis, me confirme Dominique Hanikenne, mais nous ne nous appelons pas comme cela. »

 

Les improvisation théâtrales pour exister collectivement

Alors ils, elles sont des « lecteurs », des « lectrices » ? Ce serait cela l’appellation de leur rôle ? « J’aurais pu dire « lectures », au début, poursuit Dominique Hanikenne. Mais c’est du théâtre, c’est-à-dire qu’il y a des textes et une mise en scène. ».  Outre les textes puisés dans le patrimoine d’associations amies, il y eut des improvisations. « Nous sommes partis d’improvisations théâtrales, c’est comme cela qu’on a démarré notre création collective. Nous avons un thème ou un début de phrase. Par exemple, le bonheur pour moi, c’est… et tu démarres. » Puis un texte est écrit à partir de ces improvisations. Je ne sais pas à partir de quel moment, il y a mise en scène. Peut-être déjà au temps de l’improvisation, quand le corps est installé pour une expression. En tout cas, certainement quand le texte issu de l’improvisation passe à un autre narrateur puis un autre, quand ainsi ils installent une scène.

Alors, disons-le simplement, ils, elles sont des « acteurs », des « actrices » ? Peut-être. C’est en tout cas une possibilité manifeste. Mais je préfère profiter du flou de désignation que m’offrit Dominique Hanikenne pour résister encore un peu avant de plonger sur un terme. Il est vrai que j’aime partir d’un différend de nomination. Quand les un.e.s et les autres ne se désignent pas de la même façon, ou pas toujours de la même façon selon les circonstances. C’est peut-être dans ces écarts de points de vue qu’on en apprend le plus sur ce qui est mis au travail, précisément parce que cela ne glisse pas tout seul comme sur des roulettes, que cela demande du travail.

Quand j’ai interrogé Dominique Hanikenne sur un différend éventuel dans le groupe, il m’a parlé d’emblée de l’absence. Lui, il souhaite se mettre au niveau d’exigence d’un acteur. Mais les autres ? « Parfois il y a du découragement parce qu’il y a des absents. On se déplace et il n’y a rien. On ne fait rien, parce qu’on ne sait pas répéter. On est cinq en tout et quand on est trois, on ne sait pas travailler. Parfois il y a du désespoir. En ce qui me concerne en tout cas. Du découragement. On se demande si on va y arriver. »

 

Tenir à la présence des absents

Ce problème de l’absence complique celui de la transmission. « En général, on ne lit pas ses propres textes qu’on a improvisés. On va dire les textes d’une autre personne. Un jour, quand X a lu un de mes textes, j’ai voulu la corriger pour un truc. Et Christian m’a dit : laisse, c’est son interprétation. Je n’ai pas relevé plus que cela, mais je me suis dit, c’est quand même mon texte. Je n’en ai pas fait tout un fromage, mais cela me gêne. » La transmission ouvre peut-être déjà un travail sur l’absence : s’absenter de son propre texte, s’en dessaisir, s’en désapproprier. Absence, étymologiquement, être éloigné (ab-esse). Ce n’est pas disparaître, mais plutôt laisser, voire délaisser, sa présence à d’autres, au lieu où l’on aurait dû être.

La situation se complique à l’approche d’une représentation publique. Les textes ont été transmis de l’un à l’autre. Mais un jour, tel texte est repris par telle personne qui vient à l’incarner dans une mise en scène. Dans le même mouvement, ce texte, ce morceau d’histoire en vient à appartenir à UNE histoire. Car le travail de la petite troupe a toujours été de raconter une histoire, non pas des fragments d’histoires éparpillés, mais de faire tenir une histoire. Dès lors une absence, c’est non seulement l’incarnation d’une partie qui est laissée vacante, mais l’ensemble de l’histoire qui s’apprête à vaciller.

J’entends bien que cela est exaspérant et décourageant, et qu’il a fallu sans cesse s’épuiser en créativité pour inventer la formule qui permettait de faire avec l’absence. Il arrive désormais qu’au moment d’une représentation publique, une absence amène à passer un morceau du texte à une personne de l’assistance. Cela donne finalement un théâtre très singulier puisqu’il se met à l’œuvre en refusant de faire passer les absents à la trappe. On imagine facilement que ce n’est pas le cas pour tout théâtre : de telles absences dépassent les bornes du praticable, dira-t-on. Tandis qu’ici, c’est comme si l’absence mettait à l’œuvre, forçait à réinventer les processus de transmission entre les participants du collectif, puis entre le collectif et les personnes de l’assistance.

 

Laisser la distribution incertaine

Je regrette de ne pas m’être attardé sur la notion de « théâtre ». Dans une discussion sur ce projet, nous avons même eu tendance un instant à en écarter l’idée : ce n’est pas du théâtre. C’eût été plus intéressant de faire varier des points de vue divergeant sur le « théâtre ».  Car la petite compagnie n’est pas la première à se confronter aux désappropriations et appropriations des transmissions au sein d’une troupe ou dans son adresse à une assistance. Privé de ces analyses, me voici à ne retenir du « théâtre » que son lieu commun : une dramaturgie et une mise en scène à l’égard d’un public. Ce sont ces deux conditions qui nous mettent à l’œuvre avec l’absence. C’est parce qu’il existe une dramaturgie, qu’une partie de l’histoire ne peut s’absenter. C’est parce que l’histoire est mise en scène pour un rendez-vous avec un public qu’on ne peut sans cesse reporter la représentation dans l’attente du retour incertain d’un absent. Grâce à la dramaturgie et la transmission à une assistance, l’absent reste présent parce qu’il faut nécessairement inventer une présence à son absence.

La petite troupe s’est bien débrouillée avec l’absence lors de sa dernière représentation du Taureau par les cornes[3]. Le spectacle a ému. Les institutions s’affinent par des retours du réel pour autant qu’elles les accueillent. Les absences font partie de ce réel inattendu et contrariant. Elles sont l’un des aspects par lesquels les souffrances existentielles s’expriment et mettent en branle les institutions (absence d’un lieu de travail, abandon de poste, etc.). Si ce théâtre des absents s’est senti à plusieurs reprises ébranlé, il a poursuivi son œuvre jusqu’à toucher le public. Je me demande s’il n’y aurait pas quelque aspect à retenir de la façon dont il envisage la distribution.

La distribution des histoires tout d’abord, puisque pour faire exister collectivement une histoire, la petite troupe s’est appuyée sur les improvisations personnelles comme autant d’étançons en contrefort de la création. Cela devient collectivement problématique de retirer, ni vu ni connu, l’un de ces étais singuliers.

C’est aussi la distribution des rôles qui est, par la force des choses, envisagée de façon particulière, puisque celui qui aura pour rôle de raconter et de faire vivre une partie de l’histoire reste un temps incertain, si ce n’est tout le temps incertain du fait de la possibilité bien réelle de son absence. Le metteur en scène Peter Brook maintient cette incertitude tout le temps nécessaire à la création collective. « Il est généralement vain d’essayer de distribuer les rôles avec certitude. Il vaut mieux avoir du temps pour pouvoir prendre des risques. On se trompe peut-être – souvent – mais cela nous vaudra des révélations et des développements inattendus[4]. » Les répétitions permettent aux acteurs de découvrir d’autres gestes, d’autres intonations, d’autres émotions qui permettront – peut-être – à l’assistance de sentir toute la création nécessaire à un personnage pour vivre son rôle. « Tout au long des répétitions, [l’acteur] a exploré les aspects de son personnage – des aspects qu’il a toujours sentis partiels, au-dessous de la vérité -, si bien qu’il est sans cesse contraint par l’honnêteté de sa recherche, de se dépouiller de tout ce qu’il possède et de tout recommencer[5]. »

Les absents forcent à sans cesse se passer les rôles et les explorer. Certes, l’absence accentue l’incertitude sur la distribution. Elle fait vivre l’incertitude en chacune des personnes, d’ailleurs au-delà du rôle qu’elles ont à jouer dans l’ensemble collectif. Mais cette incertitude sur la distribution est aussi une occasion – une circonstance du réel – de penser et d’expérimenter comment – d’ordinaire – dans une petite troupe ou une institution nous prenons l’habitude de découvrir et de jouer le rôle des autres. Presque à contre-courant de l’injonction d’être à sa place, dans son rôle ou sa fonction, supposons qu’enfin « on y est », c’est, dira Peter Brook, qu’on s’est « senti partiel, au-dessous de la vérité » et qu’au moment d’y être, avec les autres, avec une assistance, il conviendra « par l’honnêteté de sa recherche », c’est-à-dire pour autant que son rôle, son personnage, sa personne sont l’occasion d’une recherche, « de se dépouiller et de tout recommencer » pour raconter son personnage et son histoire avec ceux qui sont là.

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Notes

[1] Le texte est un extrait du Cahier de propositions politiques. Mais où s’en va la vie. Trois récit à faire suivre de propositions politiques. Centre Franco Basaglia, 2018.

[2] Christian Legrève, Les droles. Centre Franco Basaglia, 2020.

[3] Le Taureau par les cornes, spectacle de L’EKschize compagnie, le 27 et 28 octobre 2023 à Barricade asbl.

[4] Brook, Peter. L’espace vide. Ecrits sur le théâtre, Seuil, coll. Essais, 1977, p. 138.

[5] Ibid, p. 151.