Les Droles – épisode 4 : L’appel du plein

Auteur : Christian Legrève, animateur au Centre Franco Basaglia

Résumé : Dans une grande maison à l’abandon, au bout d’un quartier oublié, vit une communauté de gens un peu étranges. Rien ne les lie, si ce n’est cette étrangeté. On les appelle parfois les droles[0].

Temps de lecture : 15 minutes

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“Certains peuvent parler, ne rien cacher, ne pas mentir : ils sont secrets par transparence, impénétrables comme l’eau, incompréhensibles en vérité, tandis que les autres ont un secret toujours percé, bien qu’ils l’entourent d’un mur épais ou l’élèvent à la forme infinie.”
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux

Une table carrée en faux teck au milieu de la pièce. Dessus, des piles de vieux magazines serrées les unes contre les autres, jusqu’à hauteur de la suspension lumineuse d’un autre âge. Une des piles a dû s’écrouler il y a longtemps déjà, parce qu’il y aussi un tas de revues répandues par terre, derrière, vers la fenêtre. Une douzaine de chapeaux et casquettes sont déposés sur ce tas. Sur chacune des chaises et sous la table, des caisses de livres occupent toute la place. Directement à gauche de la porte, le long du mur, il y a une commode sur laquelle s’entassent, jusqu’au plafond, des boîtes d’emballage qui semblent contenir de l’électroménager, du matériel électrique et encore des livres. Les tiroirs de la commode sont ouverts et débordent de petits objets. Ils sont coincés par en-dessous par les paniers en plastique posés au sol devant la commode, et qui contiennent des dizaines de casseroles et de poêles empilées sur une hauteur d’un bon mètre, laissant un étroit passage le long de la table.

La faible lueur du jour permet encore de voir, contre le mur qui fait face à la fenêtre, un petit guéridon enseveli sous une montagne de pots et de boîtes en plastique vides, ayant contenu de la peinture ou des solvants, des huiles et des sauces pour friterie, des produits de nettoyage. Ce tas aussi s’est écroulé en partie, et les récipients les plus proches ont été réempilés pour maintenir le passage. A gauche de la porte du fond, un bureau est dissimulé sous des dizaines de classeurs, de fardes, de brochures et de carnets. De l’autre côté, vers la fenêtre, un (ou plusieurs ?) lits démontés sont appuyés contre le mur, derrière une machine à laver surmontée d’un antique téléviseur à tube cathodique et un fauteuil en tissu enseveli sous les sacs plastique. De vieilles cassettes vidéo s’entassent sur l’appui de fenêtre, la masquant jusqu’à mi-hauteur. Un vélo d’appartement, sur lequel est déposé un tas de vestes et de manteaux usagés. Devant, encore, des tapis roulés, des chutes de tapis plain, un vieux radiateur portatif et deux ventilateurs. L’étagère, à droite de la fenêtre, est garnie de dizaines de chapeaux et de casquettes, de sacs de toutes les tailles, et encore de revues.

Alicia reste quelques secondes bouche bée, puis rebrousse chemin. Ce jour-là, 3 novembre, vers 8h, le jour à peine levé, elle avait été réveillée en sursaut. C’est elle qui dort à côté de la porte d’entrée, celle que personne n’utilise. On frappait à la porte. Trois coups. Nets ! Autoritaires ! Ça s’était répété. Merde ! Qui ça peut être ? … Encore une fois !

Elle s’était levée, avait enfilé un pull et entrouvert la fenêtre. Petite pluie fine.

— C’est quoi ?
— Il est avec vous, Louis Résimont ?
— Ben non !
— C’est la poste, pour un recommandé.
— Mais vous êtes fou ?
— Il est là ? c’est pour un recommandé.
— Mais j’en sais rien, moi…

Bon, j’vais voir.

Quand quelqu’un vient, les droles essayent de se faire oublier. Profil bas.

Quel con, çui-là. Qu’est-ce qu’ils veulent ? Pourquoi il se lève pas ?

Elle avait gravi l’escalier dans la pénombre. Gratté à la porte. « Louis, LOUIS ! ».
On ne rentre pas chez Louis. Jamais. Il l’interdit. On n’a jamais su pourquoi. Et on n’a jamais demandé. Une interdiction est une interdiction.

Et l’autre qui recommence à taper à la porte !

Elle avait tourné la poignée. Ça s’était ouvert. « Louis ? ». Pas un bruit. Pas de respiration. « Louis ? ».

Louis n’est pas là. Il est sans doute allé voir les petites dames. Elle était redescendue, s’était arrangée avec l’insistant facteur, avait refermé la porte. Et hésité…

Ce qu’elle a aperçu là-haut lui semble invraisemblable. Tellement qu’elle n’est pas sûre d’avoir bien vu. Une interdiction est une interdiction, mais, en même temps… Elle ne résiste pas longtemps. Louis n’est pas là, il n’a pas fermé, les deux gamins sont partis à l’école, et les autres ne se lèveront pas avant longtemps.

Elle remonte à pas de loup, hésite encore un instant devant la porte.

Oh, et puis merde !

Elle entre, tâtonne et trouve l’interrupteur. Le néon clignote et finit par s’allumer. Incroyable !

Elle a du mal à croire ce qu’elle voit. Elle traverse la pièce comme elle peut, et pousse la porte de la suivante. C’est la chambre. Le lit est vide, parfaitement fait. Au cordeau, même. Une sorte de miroir de la pièce voisine, chaos absolu, délire d’amoncellement, accumulation compulsive des choses les plus inutiles. En pratique, il reste seulement un passage qui permet tout juste de traverser pour rejoindre la chambre.

Louis ! Qui a l’air si normal ! Qui se pose toujours en personne raisonnable. Qui est le nindrole[1] de la maison. Qui fait le tonton bienveillant, l’éducateur bénévole. Qui fait la leçon, parfois. Qui rappelle la norme. Ça la fait rigoler. Elle lui mettrait bien un petit mot quelque part. « Le facteur est passé. J’espère que je n’ai rien dérangé ».

Ça m’énerve. Je n’aime pas qu’Alicia visite la pièce de Louis en son absence. Ça me dérange. Il n’embête personne avec sa petite manie, Louis ! Il cache un lieu qui n’est qu’à lui et où il donne libre cours à une étrange attraction. Cette étrangeté, il la reconnaît. Il l’accepte. C’est pour ça qu’il interdit l’accès à « cette partie de lui ». Il se préserve et préserve les autres.

Ok, j’ai parcouru ce que raconte Foucault sur les pratiques de soi. Ok ! La nécessité de se connaître est une chose. Et elle est indispensable à la vie en société. Mais est-ce qu’elle impose de se raconter aux autres ? De se donner à voir jusqu’au fond de l’âme ? Ça me fait penser à mon pote Luc, architecte, qui me disait que « Dans le nord, on est à la frontière entre le monde protestant et le monde catholique. Les hollandais ne mettent pas de rideaux et de tentures aux fenêtres parce que, dans la culture des protestants, on doit montrer qu’on n’a rien à se reprocher dans l’attente du jugement dernier, en se soumettant en permanence au regard de dieu». A quoi ça sert de s’être affranchis de dieu, si c’est pour continuer à subir la violence d’un regard ? En plus, je ne peux m’empêcher de penser que tout le bazar de Foucault prépare magnifiquement le terrain au concept d’« entrepreneur de soi », du paradigme néolibéral qui fleurit au début du siècle suivant. Et qui nous écrase aujourd’hui.

Pour revenir à mes moutons noirs, qu’est-ce que ça peut lui faire, à Alicia ? Ça lui fait plaisir de constater que Louis a de l’ombre en lui ? Elle pense qu’il est, finalement, comme eux ? C’est ça qui la fait rire ? C’est drôle ? En fait, je tiens avec Louis, je crois… Je suis « de son côté ».

Peut-être que tout ce que je dis de lui, de son droit au secret, je ne le dirais pas de la même manière d’Alicia, de Kevin, ou de Mr Pavel. Parce qu’ils sont « étiquetables ». Ils se sont retrouvés dans la maison du bord du monde en partie pour échapper à leur étiquette. Et là, ils se découvrent, ils s’exposent. Entre pairs. Et Louis ne serait pas du même monde, et aurait besoin de se cacher de tous, en partie, du moins. Et moi aussi… Pas du même monde… C’est dérangeant.

Oh, merde, à la fin ! C’est qui qui écrit, ici ? Bon ! Elle va lui en parler, Alicia ? Elle peut garder un secret ? Les droles, ils gardent des secrets, ou tout leur sort toujours comme ça, sans contrôle possible ?

Alicia est troublée. Elle se trouve un petit coin pour s’assoir dans le fourre-tout de Louis. Derrière la porte, elle a découvert un petit tabouret sur lequel il y a juste une pile de bottins de téléphone qu’elle pose sur les casseroles. Elle installe le tabouret dans le passage. Et elle reste là. Elle ne fouille pas. Ça lui fait quelque chose de découvrir cet endroit. Elle a l’impression de comprendre quelque chose. D’apprendre quelque chose de très important. Sur Louis, bien sûr, mais d’abord sur elle-même. Ça la fait réfléchir :

Il a besoin de ça ? Il a ça en-dedans ? Et il le cache ? Il se cache ? Comment il fait ? Il fait semblant, alors… C’est ça le truc ? C’est comme ça qu’on fait ? Je sais pas si je pourrais… Ça doit être dur, de se contrôler comme ça. Et puis, c’est faux-cul. Marre de cette société hypocrite !
En même temps, il me fait de la peine, ce gros charlatan. C’est peut-être pour ça qu’il habite avec nous. Il fait semblant, mais ça lui permet d’être en relation avec les autres. Il est un peu comme eux, un peu comme nous.
Ou alors, ils sont tous comme lui ? Ils font tous semblant, mais ils ont un petit truc bizarre à l’intérieur ?

Bon ! Et maintenant ?

Louis est entré tout à coup. Avec son costume des années ’60 et sa cravate. La mine défaite. Il est devenu très pale. Ses lèvres tremblaient. Ils n’ont pas échangé un mot. Alicia s’est levée et a quitté la pièce. Et la maison.

En fin de matinée, Constantino déposait un conteneur devant la maison, sous la fenêtre de Louis. Tout y est passé. Tout. Il a tout balancé par la fenêtre. Rageusement. Sans trier. Sans un mot. Les autres étaient sur le trottoir pendant tout ce temps. Ils regardaient ça en silence avec des airs consternés. L’après-midi, Francesca est arrivée, avec Mattéo et Lucca qui sortaient de l’école. « C’est quoi, M’man, c’est quoi ? Il fait quoi, tonton Louis ? ». Schlack, deux tartes !

Les deux tartes, je vois bien que c’est un acte violent pour évacuer la brutalité que subit Louis en balançant son trésor par la fenêtre. Il s’est fait violence à lui-même pour sauver les apparences.

Cette histoire va finir par me rendre fou.

Louis n’a plus adressé la parole à personne cette semaine-là. Pendant plusieurs jours, on n’a pas eu de nouvelles d’Alicia. Elle a réapparu, avec sa copine Joyce. Elles se sont enfermées pour boire des bières et pour on ne sait quoi d’autre. Puis, elles ont disparu.

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Références

[0] A Liège, quand on parle de quelqu’un dont le comportement, l’allure ou le discours s’écarte de la norme, on dit volontiers que c’est un « drole ».
[1] Toujours en wallon liégeois, quand une situation est déplaisante ou simplement ennuyeuse – une visite chez le dentiste ou les vœux de noël du souverain belge, par exemple, on dira « Ci n’è nin drole ! ». Et d’une personne qui manque de vie, de fantaisie, d’intérêt, on dira qu’elle n’est « nin drole ».