Les origines de la stigmatisation
Auteur : Marie Absil, Philosophe, animatrice au Centre Franco Basaglia
Résumé : Deuxième analyse de notre série consacrée à la stigmatisation des personnes qui ont des problèmes de santé mentale, nous nous intéressons cette fois aux origines de ce phénomène. Base de connaissances communes, conflits de valeurs colorant les sentiments des individus et comportements à la fois issus et légitimés par ces connaissances et ces affects, le tout forme une entité cohérente que l’on appelle la « stigmatisation ». Nous faisons ici l’hypothèse que la stigmatisation témoigne d’une certaine « image du monde », d’une représentation culturelle de la folie qui engendre le rejet et l’exclusion. Mais d’où nous vient cette représentation ? Comment s’est-elle construite ?.
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Deuxième analyse d’une série consacrée à la stigmatisation des personnes qui ont des problèmes de santé mentale, nous nous intéresserons cette fois aux origines de ce phénomène.
Dans l’analyse précédente, Stigmatisation : stéréotype, préjugé, discrimination[1], nous nous sommes attachés à différencier les notions regroupées sous le terme générique de « stigmatisation » : les stéréotypes, les préjugés et la discrimination. L’examen de l’étymologie et de la définition de ces termes nous a permis d’avancer qu’ils ne sont pas synonymes, même s’ils relèvent d’un même phénomène. En effet, tous ces mots témoignent d’un mécanisme de rejet, de mise à l‘écart d’individus jugés « différents ». Mais si le mécanisme de rejet est présent dans tous ces phénomènes, son point de départ est différent : base de connaissances communes pour le stéréotype, jugement a priori basé sur des affects liés aux valeurs pour le préjugé et comportement de rejet concret induit par les stéréotypes et les préjugés pour la discrimination. Le terme de « stigmatisation » désigne, dans son usage courant actuel, l’ensemble du processus qui va du stéréotype à la discrimination.
Dans cette analyse, nous allons tenter d’identifier les origines du phénomène de stigmatisation. Quelle est cette base de connaissances communes qui fait du « fou » un être dangereux, imprévisible et irrécupérable ? D’où viennent ces réactions émotionnelles de rejet spontané et parfois violent ? Comment justifie-t-on (au niveau individuel, de celui qui les commet) les comportements de discrimination ?
Base de connaissances communes, conflits de valeurs colorant les sentiments des individus et comportements à la fois issus et légitimés par ces connaissances et ces affects, le tout forme une entité cohérente. Nous faisons donc l’hypothèse que nous avons affaire ici à une certaine « image du monde », à une représentation culturelle[2] de la folie qui engendre le rejet et l’exclusion. Mais d’où nous vient cette représentation ? Comment s’est-elle construite ?
Un peu d’histoire…
Quand on examine l’histoire de la folie, on distingue une « coupure » très nette dans les représentations. Jusqu’à la Renaissance environ, les représentations de la folie étaient en lien avec le religieux. La folie était le résultat d’une punition divine, de la possession d’un individu par un démon, voire d’une intervention du diable lui-même[3].
Au XVIIe siècle, Descartes dans ses Méditations métaphysiques[4], s’appuie sur un dualisme âme/corps et opère une distinction nette entre la raison et la déraison. La folie, qui touche l’âme, n’est définie que par son contraire, la raison. Plus tard, l’article « Folie » de l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, somme du savoir de l’époque des Lumières, se fait l’écho du clivage cartésien :
« (…) Mais puisque la folie n’est qu’une privation, pour en acquérir des idées plus distinctes, tâchons de connoître son contraire. Qu’est-ce que la raison ? Ce qu’on appelle ainsi, au-moins dans un sens contraire à la folie, n’est autre chose en général que la connoissance du vrai ; non de ce vrai que l’auteur de la nature a réservé pour lui seul, qu’il a mis loin de la portée de notre esprit, ou dont la connoissance exige des combinaisons multipliées ; mais de ce vrai sensible, de ce vrai qui est à la portée de tous les hommes, & qu’ils ont la faculté de connoître, parce qu’il leur est nécessaire, soit pour la conservation de leur être, soit pour leur bonheur particulier, soit pour le bien général de la société. [5]»
La folie est donc déraison. Comme elle ne concerne pas le corps, elle n’est pas considérée comme une maladie (qui touche le corps et est, par définition, d’origine organique) et n’est donc pas l’affaire des médecins. La folie comme déraison se reconnait aux propos et surtout aux comportements inappropriés qu’elle provoque. Elle est plus une affaire de morale (la folie interroge les normes et les valeurs d’une société) que de médecine.
Michel Foucault, dans son Histoire de la folie à l’âge classique[6] analyse ce qu’il appelle « le grand renfermement », qui est, selon lui, la conséquence au niveau des pratiques du partage raison/déraison opéré par Descartes. Au XVIIe siècle, la progression de la misère va pousser Louis XIV à promulguer une succession d’édits qui commandent la construction de lieux suffisamment grands pour accueillir les errants. Ces lieux d’accueil (En France : La Pitié, la Salpêtrière, Bicêtre…) recevront l’appellation générique d’Hôpital général. Mais attention, le terme d’hôpital ne doit pas nous égarer. Les hôpitaux généraux ne sont pas des lieux de soins mais plutôt des lieux de mise à l’écart des éléments perturbateurs de la société. On enferme donc les vagabonds, les prostituées, les criminels…et les fous, tous ceux qui sont considérés comme dangereux ou qui représentent une gêne pour la société. Dans ces lieux d’internement, les insensés ne sont pas séparés des correctionnaires (mendiants, criminels…) et ils ne reçoivent aucun traitement spécifique. L’enfermement dans des chambres à l’allure de cachot, et la contention pour les plus agités, permettent de contrôler le comportement des fous. Ce sont les juges et non pas les médecins qui décident de qui est fou ou pas, c’est donc bien le comportement de la personne qui décide de sa qualité d’insensé.
Gladys Swain et Marcel Gauchet, dans leur ouvrage Dialogue avec l’insensé[7], déplacent le curseur du partage qui préside à l’exclusion des fous de la communauté humaine. La définition de la folie comme déraison faisait de l’insensé un « fou total », c’est-à-dire que lorsqu’on était désigné comme fou, on le restait en général toute sa vie. Cette anormalité justifiait une mise à l’écart définitive de la population dans une perspective sécuritaire. Mais pour Gladys Swain, un tournant se fait sentir vers les années 1800 pour deux raisons. D’une part, Pinel et Esquirol inventent le traitement moral et font de l’asile un lieu de soins plutôt que de réclusion. Se faisant, ils introduisent l’idée que la folie n’est pas totale. En effet, les insensés montrent des moments de lucidité ou encore raisonnent parfaitement quand ils sortent de l’objet de leur folie. D’autre part, les idéaux laïques et démocratiques amenés par la Révolution française invalident l’idée qu’il existerait différentes classes d’hommes. En république, les citoyens sont égaux, qu’ils soient riches ou pauvres, bien-portants ou malades, sains d’esprit ou aliénés. Par conséquent, on ne peut plus exclure des individus de la société sous prétexte qu’ils ne répondent pas parfaitement aux critères de normalité. Cette réduction de l’altérité par l’introduction d’un régime démocratique invalide les raisonnements en termes de « eux/nous ».
Ces idées démocratiques et les découvertes des initiateurs du traitement moral vont introduire des changements importants dans les représentations de la folie. La séparation ne se fait plus entre raison et déraison, gens raisonnables et fous. Le clivage est maintenant situé dans la psyché de chaque individu. En effet, chacun peut montrer, à un moment ou un autre de son existence, des signes de déraison. En chacun de nous, il y a un « autre ». Quelque chose qui nous dépasse et sur lequel on n’a aucune maîtrise mais que nous ne pouvons pas rejeter. Cette découverte sera formalisée plus tard par Freud qui nommera cette « inquiétante étrangeté[8] » l’inconscient. Dans cette vision, le fou inspire encore la crainte, non plus par association à la criminalité, mais parce qu’il nous renvoie à la possibilité de notre propre aliénation.
Analyse
Un détour par l’histoire nous permet d’identifier les origines de nos représentations actuelles en matière de folie.
Notre base de connaissances communes à l’origine des stéréotypes est formée de plusieurs strates. La plus ancienne est de nature religieuse, le vieux soupçon de péché qui pèse sur les fous est toujours bien présent quoique obscurément. En effet, un mémoire réalisé au Québec sur les représentations de la folie[9] montre que les personnes qui ont des problèmes de santé mentale sont elles aussi affectées de stigmates liés à leur personnalité, comme le manque de volonté ou le fait d’avoir des passions irrépressibles. La dimension morale attachée à la folie est donc toujours bien présente de nos jours, même si elle s’est laïcisée.
Au niveau des affects qui président aux préjugés, ce sont la dangerosité et l’irresponsabilité supposées des fous qui génèrent le plus des sentiments de peur. En effet, si la folie est déraison, elle est par nature incompréhensible et imprévisible, donc source de danger. Ces affects qui ont pour origines ce savoir commun de la folie comme déraison sont encore alimentées par la réponse que l’on a fournie au problème de la folie : l’asile et, plus tard, l’hôpital psychiatrique. En effet, ces grands bâtiments à l’écart des villes où l’on enferme les malades ressemblent furieusement à des prisons. Ce qui, nous l’avons vu, était proche de la vérité à l’origine. De hauts murs d’enceinte, des barreaux aux fenêtres, des cellules d’isolement…sont l’arsenal habituel quand on doit se protéger d’êtres dangereux.
Quant aux comportements de discrimination (refus d’accès au logement, à l’emploi…), ils découlent directement des émotions négatives suscitées par ce savoir confus que sont nos représentations spontanées de la folie. De plus, si la réponse médicale (donc, de ceux qui s’y connaissent légitimement, les psychiatres) est encore très souvent une mise à l’écart de la société (hospitalisation), il semble tout à fait légitime d’agir de même…
La dernière strate de savoir qui alimente nos représentations – nous pouvons tous être affectés, à un moment ou un autre de notre existence par des problèmes de santé mentale – n’arrange rien. En effet, le danger supposé de la folie se rapproche de nous, il est même en nous. Les réactions de rejet peuvent donc s’expliquer comme des actes de conjuration (pensée magique): si je tiens la folie loin de moi – en considérant ceux qui en sont atteints comme « autre », « anormaux », ou encore en refusant de les engager dans mon entreprise ou de les accepter comme locataire – je m’assure que la folie ne me concerne pas.
Dans la prochaine analyse, nous verrons comment ce fond de connaissances communes et d’affects par rapport à la folie est régulièrement alimenté aujourd’hui par les médias.
Références
[1] Voir Marie Absil, Stigmatisation : stéréotype, préjugé, discrimination
[2] Une représentation culturelle est une élaboration collective, une image du monde qui est étroitement reliée au social et à la culture d’un pays à une époque donnée. Toute explication de faits concrets fait toujours l’objet d’une élaboration collective en fonction des savoirs, des croyances, des opinions et des idéologies, des ingrédients culturels qui varient selon les époques.
[3] Pour une histoire plus complète des représentations de la folie, voir notre étude 2015, Marie Absil, Les représentations de la santé dans l’histoire
[4] René Descartes, Méditations métaphysiques, GF Flammarion, Paris, 1992, pp. 59 à 63.
[5] Extrait de l’article « folie » dans l’Encyclopédie, source http://fr.wikisource.org/wiki/L%E2%80%99Encyclop%C3%A9die/1re_%C3%A9dition/FOLIE
[6]Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, coll. Tel, 1972.
[7] Gladys Swain, Dialogue avec l’insensé. Essais d’histoire de la psychiatrie. Précédé de À la recherche d’une autre histoire de la folie par Marcel Gauchet, Coll. Bibliothèque des Sciences humaines, Gallimard, 1994.
[8] Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Folio essais, 1985.
[9] Catherine Dion, Stigmatisation ou Démystification? Représentations de la maladie mentale dans les principaux médias écrits francophones du Québec en 2007, Université du Québec à Montréal, 2001, p.8.