L’inclusion comme référent normatif et comme projet politique
Auteur : Marie Absil, Philosophe, animatrice au Centre Franco Basaglia
Résumé : Troisième analyse d’une série destinée à l’examen des discours sociopolitiques autour de l’intégration, l’insertion et l’inclusion. Le terme « inclusion » apparaît pour désigner les solutions au phénomène social total qu’est l’exclusion. Mais l’inclusion n’est pas seulement un projet politique, elle est aussi devenue un référent normatif incontournable. Liée à la notion d’égalité des chances, elle se révèle également comme horizon des questions d’équité et de justice sociale.
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« Une langue minoritaire est une langue capable de miner la langue dominante, de la mettre en variation.[1] »
Dans les analyses précédentes[2], nous avons vu que la substitution du mot « intégration » par le terme « insertion », dans les discours politiques et sociaux, marque un déplacement de la question politique de la société à l’individu. Aux grandes politiques générales à action ponctuelle se substitue une action locale, infinitésimale et continue par la surveillance constante des comportements individuels. Cependant, dans le courant des années 80, les mots « intégration » et « insertion » vont se voir peu à peu recouvrir par un discours sur « l’exclusion ». Ce nouveau phénomène social « total » qu’est l’exclusion appelle alors de nouvelles solutions qui sont portées par un discours sur « l’inclusion ».
Étymologie et définitions
Le mot « inclusion » vient du latin inclusĭo qui signifie « emprisonnement ». Dans le Larousse[3] « inclusion » est défini comme suit : « Action d’inclure quelque chose dans un tout, un ensemble ; état de quelque chose qui est inclus dans autre chose ».
Nous nous intéressons ici à l’inclusion sociale, c’est-à-dire au rapport des individus avec les systèmes sociaux.
“L’inclusion sociale consiste à faire en sorte que tous les enfants et adultes aient les moyens de participer en tant que membres valorisés, respectés et contribuant à leur communauté et à la société… Cinq pierres angulaires ont été identifiées : la reconnaissance valorisée, les opportunités de développement humain, l’implication et l’engagement, la proximité, le bien-être matériel.” Laidlaw Foundation (Toronto, Canada)[4]
Cette définition insiste sur l’importance pour les individus de pouvoir participer à la société par leur contribution personnelle. Pour cela, les personnes doivent pouvoir être reconnues et valorisées pour ce qu’elles sont et pour ce qu’elles apportent à la communauté. Ce qui implique pour tous un bien-être matériel suffisant, des opportunités de se développer, de s’impliquer et de s’engager dans la vie communautaire.
Contexte et discours socio-politique
Les années 80 connaissent un recodage des problèmes de pauvreté en termes d’exclusion tandis que les revendications de la lutte des classes sont détournées par un discours sur l’inclusion. Cette décennie voit se développer de concert une aggravation de la crise économique avec un chômage de masse structurel et un discours néolibéral agressif.
Que représente l’exclusion dans le contexte social actuel ? Selon la Communauté Européenne[5], le chômage est la principale cause de pauvreté et d’exclusion. Mais il est à noter une augmentation de ce que l’on appelle les « travailleurs pauvres » qui, tout en ayant un emploi, sont eux-aussi menacés d’exclusion. L’exclusion s’identifie comme la pathologie sociale typique de la société contemporaine. Même si elle est presque toujours suivie de l’adjectif « sociale », elle est en fait un phénomène « total ». L’exclusion est envisagée comme un phénomène « total » car elle touche toutes les facettes de l’existence (économique, politique, culturelle, etc.). De plus, elle peut potentiellement affecter toute personne à un moment ou à un autre de sa vie. L’Europe identifie cependant des groupes spécifiques qui connaissent un risque accru de tomber dans l’exclusion : les enfants et les jeunes, les parents isolés et les ménages ayant des personnes à charge, les femmes, les personnes handicapées et les foyers dont elles dépendent, les personnes issues de l’immigration et de certaines minorités ethniques, les personnes âgées. Presque tout le monde en fait !
Les formes d’exclusion considérées comme les plus graves sont celles qui touchent à la survie de l’individu, telles que l’exclusion face au logement, l’exclusion financière, la précarité quant à l’accès à l’énergie (notamment à l’électricité et au chauffage), et aux biens domestiques de première nécessité.
« Nous pouvons définir l’exclusion sociale comme le processus à travers lequel certaines personnes et/ou certains groupes sociaux se trouvent privés d’accès aux ressources qui, dans un espace et à un moment donné de l’histoire, ont une certaine valeur sur le plan social et sont nécessaires à un projet de vie autonome. Cette privation empêche donc le plein épanouissement des personnes compte tenu de leurs souhaits et de leurs capacités. [6]»
L’inclusion sociale dépendant d’une multitude de facteurs, les leviers d’action destinés à favoriser cette inclusion sont multiples et varient suivant les pays. Par exemple, l’accès aux infrastructures et aux services sociaux, un système redistributif pour réduire la pauvreté dont l’exclusion sociale est l’une des conséquences, la reconnaissance du travail non rémunéré, la réduction du chômage de longue durée, la valorisation de manière égale de toutes les populations et communautés, l’alphabétisation, l’éducation, etc.[7]
Examinons maintenant comment la notion d’exclusion sociale sert un discours politique à tendance néolibérale. A la fois projet politique et référent normatif, l’inclusion devient l’horizon des questions d’équité et de justice sociale.
Le principe directeur des politiques d’inclusion est la notion d’égalité des chances. Introduite dans le discours politique français par le Maréchal Pétain[8], en 1940, l’égalité des chances est destinée à refonder la hiérarchie sociale sur le mérite[9] plutôt que sur l’idée fausse d’une prétendue égalité naturelle des hommes. Dans ce contexte, l’égalité des chances promet aux individus des opportunités égales de se développer professionnellement, de parvenir à un statut social élevé et ainsi d’être parfaitement « inclus » dans la société. L’objet du projet politique de l’inclusion est donc d’offrir un socle commun de « chances » (éducation, formation, mobilité, logement, possibilité d’emploi…) à tout le monde. Dans ce contexte, la société s’appuie sur le critère du mérite personnel pour la distribution des biens et de la reconnaissance sociale. La réussite est donc légitime puisqu’elle est due aux mérites de ceux qui ont pu saisir les chances que la société leur offrait. Ceux qui échouent, par contre, sont considérés comme seuls responsables de leur échec. Ils n’ont pas su, ou pas voulu, saisir les opportunités de développement offertes. Ils n’ont plus alors qu’à se résigner à leur disgrâce puisqu’ils en sont les seuls artisans. Dans le contexte d’une égalité des chances qui met l’accent sur le mérite, l’inclusion devient un référent normatif puisqu’il sert de mesure de la valeur d’un individu.
L’idéal d’inclusion dans sa tendance néolibérale est fondé sur des normes d’existence très étroitement définies. Dans ces conditions, le fait de ne pas correspondre au modèle standard de citoyenneté conduit inévitablement à la marginalité et à la pauvreté, ce que la société recode aussitôt en termes d’exclusion. Ce recodage signe une stigmatisation des existences singulières qui ne sont lues qu’en termes de désespoir et d’échec personnel.
L’exclusion, stigmate moderne, est donc chargée des connotations les plus négatives. Cette stigmatisation fonctionne, dans l’économie du pouvoir, comme un renforcement du modèle standard de l’inclusion, qui est considéré comme le seul modèle, non seulement désirable, mais même comme le seul modèle possible (l’inclusion comme référent normatif). Mais ce modèle est aussi un moyen de soumettre des individus ou des groupes sociaux hors-normes (immigrants sans papier, toxicomanes, sans domicile fixe, prostituées, malades, handicapés…) aux dispositifs de contrôle de la société. La catégorie d’exclu social permet de placer les personnes portant ce stigmate sous tutelle (cf. les politiques d’inclusion fondées sur le mérite) puisqu’elles sont considérées comme incompétentes et incapables d’affronter la vie. A ce titre, elles ne peuvent prétendre participer de plein droit aux affaires de la communauté.
« Ainsi, il existe une tendance à qualifier d’« exclusion » des situations qui ne sont en fait que le reflet de différentes manières de comprendre la réalité et de vivre. Bien que l’éventail de ce qui est socialement admissible et considéré comme « normal », s’est élargi dans la plupart des pays, au cours de ces dernières décennies, la tendance à rechercher l’homogénéité est encore trop présente. Les personnes et les groupes sociaux significativement différents inspirent le rejet et, s’il nous semble qu’ils ne sont pas en capacité de parvenir à un niveau de vie décent selon nos critères, nous avons tendance à penser qu’il faut les aider. Cependant, le plus souvent, il ne s’agit pas tant d’aider la personne prétendument exclue, mais de réaffirmer le statut de la majorité qui, située dans le bon mainstream (courant dominant), a besoin d’avoir la confirmation que ses choix de vie sont les seuls valables et que les privilèges qui en découlent sont justifiés.[10] »
La pression exercée par la majorité correctement incluse pour obtenir l’inclusion des minorités se traduit par l’adoption de politiques d’insertion – éducatives, sociales et soignantes – trop homogènes malgré la personnalisation des interventions. Ces politiques de « l’égalité des chances » se révèlent alors comme l’idéologie de l’adaptation à tout prix. En effet, le référent normatif est si parfaitement intériorisé qu’il est le plus souvent utilisé de manière inconsciente, y compris lorsque le but recherché est d’aider ceux qui souffrent[11]. Ces politiques bien intentionnées ne tiennent pas suffisamment compte de l’importance des singularités individuelles et du contexte local, cet espace concret et proche où se jouent quotidiennement les processus d’exclusion et d’inclusion. Elles peuvent dès lors être lues comme un paternalisme qui prive les personnes les plus défavorisées du pouvoir d’améliorer leur situation par leurs propres moyens, en empruntant des chemins qui sont peut-être différents mais tout aussi valables.
Il est cependant possible d’envisager un modèle alternatif d’inclusion sociale qui respecte la diversité tout en rendant possible la vie dans des espaces communs. Ce modèle alternatif, plutôt que d’associer l’égalité des chances à la notion de mérite, s’appuie sur le principe d’autonomie des personnes. Or, l’égalité des chances, quand elle repose sur l’autonomie, ne nie pas la richesse de la diversité et l’interdépendance de chacun. Elle rend ainsi possible l’initiative individuelle dans un contexte de collaboration sur un pied d’égalité avec les autres membres de la société.
« L’inclusion à travers l’autonomie est, non seulement dynamique, mais aussi extrêmement relationnelle. Tout le monde est invité à participer à la société parce que tout le monde peut apporter quelque chose, mais nul ne peut se passer entièrement des autres. Plus les sociétés sont complexes, plus elles dépendent de la relation et de l’échange pour se développer économiquement, et progresser socialement et culturellement.[12] »
Reconnaître les capacités de chacun, c’est permettre aux individus de mettre en œuvre des projets de vie autres que ceux décidés dans les sphères du pouvoir. Car le principe d’autonomie centré sur les capacités des personnes permet de considérer tout un chacun comme une fin mais aussi comme « source d’action et de production de valeur [13]». Ce principe suppose l’établissement de conditions qui favorisent les rêves et les désirs qui mènent à l’épanouissement et à la réalisation de soi[14]. C’est pourquoi les politiques d’inclusion ne doivent pas se limiter à établir une égalité formelle mais bien s’attacher à construire les conditions d’une réelle équité.
La reconnaissance des capacités de toute personne à développer de manière autonome un projet de vie conforme à ses vœux et à ses capacités délivre du carcan des normes trop étroites qui assimilent ou annihilent les parcours singuliers. Tous les chemins mènent à Rome, les petits sentiers tortueux aussi bien que les autoroutes.
L’inclusion dans le champ de la santé
L’inclusion se joue, quand on parle de personnes en situation de handicap (physique ou mental), dans le rapport quotidien de ces personnes avec le reste de la population. Ces rapports dépendent de la nature des politiques d’inclusion qui sont mises en place par les autorités publiques. En effet, nous retrouvons dans le champ de la santé, la tension entre deux types de politiques d’inclusion dont les effets se révèlent radicalement différents.
Les politiques d’inclusion ségrégative, sont dans une dynamique de cloisonnement, qui enferme les personnes dans des institutions et des filières spécialisées. Ces politiques ont certes pour fonction de porter attention à la personne handicapée mais elles ont pour conséquence de la mettre à l’écart de la société. Prenons, par exemple, la mise en place d’un enseignement spécialisé pour les enfants handicapés qui est totalement séparé du circuit d’éducation ordinaire, tant par ses locaux que par ses programmes. Ce type de politique répond à l’idéal d’égalité des chances en offrant un accès à l’éducation à ceux qui pourraient en être privé. Mais l’idéal d’égalité des chances s’atteint ici au prix de l’autonomie des personnes qui ne peuvent évoluer qu’à la marge de la vie communautaire.
Les politiques d’inclusion intégrative, au contraire, permettent une dynamique d’ouverture qui rend accessibles les lieux d’éducation, de travail, de loisirs et d’habitat ordinaire aux personnes en situation de handicap. Ce type de politique d’inclusion impose une transformation de la société pour accueillir la différence. Par exemple, il existe des programmes d’inclusion d’enfants handicapés dans l’enseignement ordinaire. Ce type de politique respecte non seulement l’égalité des chances (l’éducation pour tous) mais aussi l’autonomie des bénéficiaires qui peuvent élaborer leur projet de vie sur un pied d’égalité avec les autres membres de la société.
Conclusion
Si l’inclusion des personnes en difficulté est si difficile, n’est-ce pas parce que nous vivons dans une société de plus en plus fermée, une société d’exclusion ? En témoignent les catégories de personnes en risque d’exclusion selon un site européen et qui recouvre finalement presque toute la société[15].
Si tant de personnes restent « à inclure » dans notre société, n’est-ce pas que les normes de son fonctionnement politique et économique sont trop étroites ? Le principe de l’égalité des chances quand il repose sur l’évaluation de la valeur des existences par le mérite ne se révèle-t-il pas, dans notre monde en crise, comme une véritable fabrique d’individus « surnuméraires » ?
Quand elles sont basées sur le critère exclusif du mérite, les politiques d’inclusion de l’égalité des chances, même quand elles sont individualisées, sont trop homogènes et brident l’initiative personnelle par l’étroitesse de leurs objectifs. Le seul horizon alors envisageable est l’inclusion par la mise à l’emploi et l’adaptation à tout prix aux normes de la citoyenneté standard. Tout autre projet de vie étant nié car considéré comme « non valable ». Pour ceux qui n’y arrivent pas, pour les individus « hors-normes », « dangereux » ou simplement « surnuméraires », la société invente une multitude de structures d’institutionnalisation où elle peut les enfermer, toujours sous couvert d’inclusion. En appliquant une égalité des chances purement formelle, la société prive les individus défavorisés du pouvoir d’améliorer leur sort par leurs propres moyens et d’avoir des objectifs qui conviennent à leurs désirs et à leur situation.
« Le dernier piège que la société réussit à tendre à ses exclus est bien là : leur conserver une espérance quoiqu’il advienne. Le dernier piège que l’homme politique tend au révolté est là aussi : lui proposer un avenir alors qu’il ne réclame que de vivre et devenir[16] »
La valorisation de l’autonomie, par son respect des parcours singuliers et le soutien des initiatives personnelles par la collaboration dans des espaces communs permettrait de rencontrer un principe d’égalité des chances non plus formel mais équitable. Les politiques pour l’inclusion de tous cultiveraient alors la richesse de la diversité.
Car, en effet : « La vie résiste par sa faculté d’invention et de création; elle résiste en tant que puissance de production de soi, puissance de re-subjectivation, puissance de ré-appropriation de la singularité de chacun [17]».
Références
[1] Pour la citation, voir Marie-Dominique Garnier, RêVolt(e)s : Du Genre au Jenre
[2] Voir les analyses de Marie absil, « Intégration », un terme à double sens ? » et « L’insertion ou l’individualisation des politiques »
[3] Larousse en ligne http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/inclusion/42281
[4] Voir sur http://www.toupie.org/Dictionnaire/Inclusion_sociale.htm
[5] Voir http://europa.eu/legislation_summaries/employment_and_social_policy/social_inclusion_fight_against_poverty/em0046_fr.htm
[6] Institut du Gouvernement et des Politiques Publiques (IGOP), Inclusion Sociale et Démocratie Participative. De la discussion conceptuelle à l’action locale, Universitat Autónoma de Barcelona, 2010, p. 13.
[7] Voir sur http://www.toupie.org/Dictionnaire/Inclusion_sociale.htm
[8] Voir le discours de Philippe Pétain du 11 octobre 1940 sur http://www.marechal-petain.com/appel9.htm
[9] John Rawls, Théorie de la justice, 1971 (chapitre 12, trad. Catherine Audard, Seuil) et Milton Friedman, La liberté du choix, Belfond, 1980, p. 155-158 et Friedrich Hayek, Droit, législation et liberté, PUF, édition 2007, pp.487-489.
[10] Institut du Gouvernement et des Politiques Publiques (IGOP), Inclusion Sociale et Démocratie Participative. De la discussion conceptuelle à l’action locale, Universitat Autónoma de Barcelona, 2010, p. 31.
[11] Voir l‘analyse de Marie Absil « L’insertion ou l’individualisation des politiques »
[12] Institut du Gouvernement et des Politiques Publiques (IGOP), Inclusion Sociale et Démocratie Participative. De la discussion conceptuelle à l’action locale, Universitat Autónoma de Barcelona, 2010, p. 39.
[13] M.C. Nussbaum, Femmes et développement humain, Paris, éd. Des femmes, 2008.
[14] Idem, p.93.
[15] Voir p.2 de la présente analyse.
[16] Pascal NICOLAS-LE STRAT, Déséquilibrer la langue, http://www.lecommun.fr/index.php?page=Desequilibrer-la-langue
[17] Michel Foucault, Expériences de la pensée, éd. Bordas, 2005, p. 134.