L’irresponsabilité pénale, une injonction paradoxale ?
Auteur : Marie Absil, Philosophe, animatrice au Centre Franco Basaglia
Résumé : En Belgique, une personne qui a des problèmes psychiatriques et qui commet un crime ou un délit ne va pas en prison. Son état mental au moment du crime ou du délit est évalué par une expertise psychiatrique. En cas d’irresponsabilité pénale, le juge prend une mesure de « défense sociale ». L’individu sera dirigé vers un « établissement de défense sociale » – institution hybride entre la prison et l’hôpital psychiatrique – non pour y purger une peine mais pour y être soigné. Cette analyse interroge cette mesure de protection où l’irresponsabilité semble fonctionner comme une injonction paradoxale à l’irresponsabilité, à la maladie et à la violence.
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En Belgique, une personne qui a des problèmes psychiatriques et qui commet un crime ou un délit ne va pas en prison. En effet, le code pénal stipule que : « il n’y a pas d’infraction, lorsque l’accusé ou le prévenu était en état de démence au moment du fait, ou lorsqu’il a été contraint par une force à laquelle il n’a pas pu résister » (article 71) et que l’individu qui se trouve dans « un état grave de déséquilibre ou de débilité mentale le rendant incapable du contrôle de ses actes » (Article 1er de la loi de défense sociale) ne doit pas être puni[1]. L’état de démence, de contrainte, de déséquilibre ou de débilité mentale au moment du crime ou du délit, est évalué par une expertise psychiatrique qui mène à une décision d’irresponsabilité pénale.
Quand l’irresponsabilité est reconnue, le juge peut alors prendre une mesure de « défense sociale ». L’individu sera dirigé vers un « établissement de défense sociale » – institution hybride entre la prison et l’hôpital psychiatrique – non pour y purger une peine mais pour y être soigné. Cette mesure se substitue à la peine de prison mais elle consiste quand même en un enfermement, puisque la personne irresponsable constitue un « danger social ». La grande différence avec une peine de prison c’est que la durée de cet enfermement est indéterminée, alors que la durée d’une peine de prison est toujours déterminée par le jugement.
C’est donc l’état de responsabilité du contrevenant qui décide du type de mesure d’enfermement qui lui sera signifié. Mais d’abord, qu’est-ce que la responsabilité ?
L’étymologie nous apprend que le mot responsabilité vient « du verbe latin respondere « se porter garant, répondre de », apparenté à sponsio « promesse ». Cela confère au mot responsabilité une idée de devoir « assumer ses promesses » ». La responsabilité est donc une « Obligation de répondre de ses actions ou de celles des autres, d’être garant de quelque chose.[2] ». L’irresponsabilité signe donc l’incapacité à répondre de ses actes, d’être garant de soi-même.
Quand on n’est pas responsable de ses actes, on ne peut forcément pas être jugé coupable de ceux-ci. Car, dans nos sociétés, la responsabilité va de pair avec la culpabilité qui elle, ouvre la possibilité d’une punition. Dit autrement, c’est la liberté fondamentale de l’être humain, reconnue à travers son libre-arbitre, qui rend possible une privation temporaire de liberté si la société juge que la personne en a fait un mauvais usage. Or, on ne peut être tenu responsable de sa folie ou de ses actes commis en état de folie puisque son libre-arbitre est altéré temporairement ou reconnu inexistant.
L’irresponsabilité est donc au fondement de la défense sociale. Que dit cette irresponsabilité de celui qui est marqué de son sceau ? Car si le libre-arbitre et son corollaire – la responsabilité – est un des fondements de la condition humaine, on peut se poser la question de l’humanité de celui qui est reconnu irresponsable.
Réfléchissons, quelles sont les histoires qui nous viennent en tête quand on pense aux actes qui peuvent conduire en défense sociale ? Meurtre, pédophilie…des actes considérés par la majorité comme non-humains. En déclarant leurs auteurs irresponsables de leurs actes, on leur dénie la qualité d’être-humain à part entière. On peut alors se demander qui ce constat d’irresponsabilité vient protéger exactement.
« Le fou n’est plus coupable d’être fou, nous dit Coupechoux, « mais en tant que fou, et à l’intérieur de cette maladie dont il n’est plus coupable », il « doit se sentir responsable de tout ce qui en elle peut troubler la morale et la société et ne s’en prendre qu’à lui-même des châtiments qu’il reçoit.[3] »
Car si seules des personnes irresponsables, donc pas tout à fait humaines, peuvent commettre des actes aussi horribles et incompréhensibles, c’est que nous, les personnes pleinement humaines et responsables, sommes incapables de commettre de tels actes. Dans ces conditions, on peut déduire que pour la personne internée en défense sociale, cette mesure de protection fonctionne en fait comme une injonction paradoxale à l’irresponsabilité, à la maladie et à la violence.
Pour vérifier cette hypothèse, examinons un peu ce que disent les discours sur l’irresponsabilité des internés et des professionnels de la défense sociale.
Responsables ? Non. Doublement coupables !
Les internés vivent la défense sociale et le constat d’irresponsabilité comme une assignation à la maladie. Dans leur esprit, la maladie et le handicap tels qu’ils sont associés à l’irresponsabilité mènent à la dévalorisation de soi. Ils se demandent :
« Ai-je encore une valeur ? » « Ma signature a-t-elle encore une valeur ? » « De toute façon, ce que je dis ou ce que je fais, ça ne compte pas, sauf pour me punir ! » « De toute façon je suis irresponsable. De toute façon, je ne vaux rien, je ne peux rien décider. Si un jour j’ai un enfant, je ne pourrai même pas lui donner mon nom.[4] »
Il semble qu’être reconnu irresponsable par une expertise entraine un sentiment de déshumanisation, d’infantilisation, d’interdiction de la pensée, de non prise en considération de la personne. En effet, en défense sociale, on est reconnu irresponsable des actes qu’on a commis dehors mais on ne peut aussi décider de rien. Les internés n’ont aucune prise sur leur vie quotidienne dans l’établissement comme les repas, les heures dévolues à la toilette, les activités… jusqu’aux projets de sortie, ils ne sont responsables de rien. Des internés affirment :
« On nous prend tout le temps pour des gamins [5]».
Or, il faut bien avouer que n’être responsable de rien n’aide pas à redevenir responsable !
L’expertise qui mène au constat d’irresponsabilité libère de la culpabilité pénale. Cependant, beaucoup d’internés se sentent doublement coupables : du fait de l’acte répréhensible qu’ils ont commis mais aussi de leur maladie.
« On est irresponsables qu’ils disent, le juge, le psychiatre, et tout ça, mais coupable ça, je te jure qu’on l’est ! On est irresponsables pour ce qu’ils veulent bien ! On n’est pas responsables ? Mais…si tu fais une connerie, tu vas au cachot, ça je te le jure : pour ça, tu es responsable ! Si tu te bagarres, tu es puni : tu vas en recadrage. Là tu ne vois personne pendant 15 jours, un mois, parfois trois mois…c’est du soin ça ? C’est parce que tu n’es pas responsable ? En tout cas puni, tu l’es ! [6]»
Pour les internés, l’irresponsabilité qui mène à une mesure de défense sociale fonctionne bien comme une injonction paradoxale car: si l’irresponsabilité est la raison de l’entrée en établissement de défense sociale, elle est aussi la raison pour laquelle on n’en sort pas. Ils sentent confusément que ce constat d’irresponsabilité qui signe l’abolition, même temporaire, de leur libre-arbitre, interroge leur qualité d’être humain pour la société.
« Dis-leur qu’on est des humains quand même ! [7]»
L’irresponsabilité fondement du soin ou assignation à la maladie ?
Dans le système de défense sociale en Belgique le constat d’irresponsabilité fait échapper à la punition (la prison) et est le fondement du soin. Dans ces conditions, tout le travail des soignants est articulé autour de l’impossibilité de se contrôler.
Pour beaucoup de professionnels cependant, cela pose question.
« Nombre de psychiatres, psychanalystes souvent, estiment que retirer à ces personnes la responsabilité de leurs actes est aussi leur retirer toute forme d’humanité. Déclarer une personne irresponsable c’est lui affirmer qu’elle n’a pas le contrôle de ses actes, qu’elle n’a pas le contrôle d’elle-même. Si l’acte posé est une mise en forme publique d’une question qui les habite, ne leur retire-t-on pas, en même temps que leur responsabilité, toute possibilité de donner forme à ce questionnement profond ? Mais, en accordant à un acte posé le statut de symptôme, ne risque-t-on pas de lui accorder du coup aussi un effet prescriptif ? [8]».
Pour ces professionnels, on devrait pouvoir condamner ces gens à la condition que la maladie fasse partie des circonstances atténuantes. Leur crainte est que l’expertise qui constate l’irresponsabilité conduise à ne plus considérer la personne comme sujet mais comme objet qu’il faut traiter ou gérer. Certains tentent, dans leur prise en charge, d’opérer une distinction entre la responsabilité au moment de l’acte commis et la responsabilité de la personne aujourd’hui.
Car, pour eux, l’irresponsabilité fonctionne comme une assignation à irresponsabilité. Ils soulignent le poids du système de la défense sociale dans cette assignation. Par exemple, lors des procédures, l’interné attend dehors, il ne participe donc pas aux débats qui mèneront à des décisions importantes pour lui. Sur cette question, la volonté du législateur était louable, il s’agissait de ne pas perturber l’équilibre de l’interné. Or, la responsabilité implique la possibilité de répondre (voir les définitions ci-dessus). Mais pour que ce possible advienne, il faudrait pouvoir en prendre le risque.
Pour d’autres professionnels, ce débat sur la responsabilité peut cacher des intentions moins louables.
« Si on veut qu’ils deviennent responsables c’est en fait pour pouvoir les punir et ne plus devoir en prendre soin [9]».
Rappelons en effet que dans nos sociétés, la responsabilité est la condition du droit de punir.
Ici encore l’irresponsabilité fonctionne comme une injonction paradoxale car si la personne est jugée responsable de ses actes, on peut la punir mais elle pourra reprendre sa place dans la société à l’issue de sa peine tandis que celle qui est jugée irresponsable aura certes droit à des soins mais elle ne pourra que trop rarement se laver du stigmate qui l’assigne à la maladie et à la violence.
Pour conclure
Pour terminer, j’ai envie de laisser la parole à Yolande Verbist qui nous dit dans la conclusion de sa recherche-action sur la défense sociale :
« Les notions d’irresponsabilité pénale – interrogée par le soin- et de la privation de liberté à temps indéterminé en vue du soin, quel que soit le délit ou crime commis -interrogée par le droit- rendent les personnes sous statut d’interné deux fois captives, deux fois coupables. Ce qui est censé ne pas être une peine, et est perçu à l’extérieur de ce monde social comme une chance ou une manière d’esquiver ses responsabilités, tend à être un enfermement à durée indéterminée, ce qui participe de cette déshumanisation. Cette irresponsabilité fondement du lien thérapeutique, tend à fonctionner comme injonction paradoxale plutôt que comme élément permettant un mouvement psychique, elle en devient empêchement au soin [10]».
Références
[1] Source Yves Cartuyvels, Brice Champetier, Anne Wyvekens (avec la collaboration de Michel van de Kerchove), Soigner ou punir ? Un regard critique sur la défense sociale en Belgique, Facultés universitaire Saint-Louis de Bruxelles, 2010, p.7.
[2] Source https://fr.wiktionary.org/wiki/responsabilit%C3%A9
[3] P. Coupechoux, Un homme comme vous. Essais sur l’humanité de la folie, Paris, Seuil, 2014, p.113, cité par Yolande Verbist, Paroles en défense sociale. Paroles de défense sociale. Ce qui fait soin dans un parcours en défense sociale ? Le point-de-vue des personnes sous statut interné, recherche-action menée par l’asbl Psytoyens, Janvier-octobre 2015, p.81.
[4] Yolande Verbist, Paroles en défense sociale. Paroles de défense sociale. Ce qui fait soin dans un parcours en défense sociale ? Le point-de-vue des personnes sous statut interné, recherche-action menée par l’asbl Psytoyens, Janvier-octobre 2015, p.46.
[5] Op. cit. p.50.
[6] Op. cit. p.50.
[7] Op. cit. p.37.
[8] Op. cit. p.48.
[9] Op. cit. p.50.
[10] Op. cit. pp.97-98.