« Retour à la terre », tome 2

Retour à la terre (tome 2)

Auteur : Tatiana Klejniak, artiste, licenciée en philosophie

Résumé : Suite et fin du récit de A. Et cette fois, on retourne à la terre, pour du vrai. Mouvement descendant, cheminement personnel et particulier, qui permettra à A de se reconnaître, seule, grâce à ses choix. Mouvement, aussi, de soi vers l’autre, vers le monde, la nature. Nous verrons comment la maladie peut, parfois, ouvrir de nouveaux champs. Et comment, grâce à des petits trucs, A a pu créer des valeurs nouvelles, qui sont celles de la vie, du changement.

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Chose promue (non promise), chose due. Nous reprenons donc ici la suite du récit de A. Pour rappel, j’ai rencontré A chez, elle, à la campagne, il faisait chaud, c’était l’été. Si vous vous souvenez, un mot m’avait frappée, malade, que A avait utilisé. J’en profitais pour citer Oury (oui toujours). Et, pour débuter, j’aimerais revenir sur la première partie de sa citation, car elle éclaire le cheminement de A. « A condition qu’elle soit bien conduite, la dépression est une occasion extraordinaire de remettre en question ses habitudes, de remettre en cause son mode d’être au monde »[1]. Certes, A n’est pas dépressive, elle est, comme elle le dit, « bipolaire mais aussi plein d’autres choses ». Soulignons ici l’idée de la maladie comme la possibilité d’un changement, d’une réorganisation de son mode d’existence. Non pas donc, pas uniquement, envisager la maladie comme privation, comme perte, mais l’éclairer en tant que remaniement, ouverture à d’autres possibilités jusque là ignorées. Alors, tout n’est pas possible, on le sait. Vraiment ? Oui, je crois. Mais comme disait ce cher JP, « l’homme est ce qu’il fait de ce qu’on a fait de lui »[2]. Et donc oui, nous choisissons, nous essayons, tâtonnons, parmi les possibles qui s’offrent à nous, à telle époque, tel moment, dans telle ou telle société. Et ce n’est guère évident, de choisir. De chercher, s’écouter, se tromper, aussi, de persévérer – à tort ou à raison ? C’est ce qui m’a marquée, dans le récit de A, sa curiosité, son ouverture, son aptitude à s’aventurer sur de nouveaux chemins, et à choisir, seule, consciente qu’elle seule a à situer son désir, à le trouver.

 

Choisir c’est être libre, comme disait l’autre (Sartre[3])

Aujourd’hui (nous étions donc en été, sur sa terrasse), A se sent plus elle, elle se reconnaît (je souligne, j’y reviendrai, à la fin de l’article), surtout grâce son choix de vie, qui, précise-t-elle, «  n’est pas spécialement un choix de vie, mais où je n’ai plus de contraintes qui me stressaient trop. ». En femme hyper indépendante, comme elle se définit, elle a posé ses choix, seule, mais pas sans l’Autre. « J’écoute ce que disent les gens, et prends ce qui m’intéresse. Ce sont des rencontres fortuites, qui font que parfois je vois des choses. Je suis hyper indépendante, je dois faire avec mon caractère. Le psy me donne juste les ordonnances, parfois il dit trois mots qui peuvent me faire réfléchir, mais être prise en charge, non, ça me donnerait une image de moi dont je n’ai pas envie, rien que l’image d’être prise en charge me ferait du tort. » Des choix, induits, parfois, par des problèmes de santé, notamment, qui la feront arrêter de travailler. « Il me faut un rythme de vie totalement différent du rythme de travail. Le reste de mon corps déconnait, il n’y avait plus que ma tête. Donc on m’a arrêtée. Je me suis dit qu’il faut arrêter de prouver qu’on est dans la vie active. Je me sens tellement mieux comme ça. Dans notre monde je ne suis pas du tout adaptée, car je ne fais rien, je ne suis pas rentable, mais c’est peut-être ce qu’il me faut. On fait tous des choix mais on ne choisit pas tout non plus. Je me laisse vivre. Je ne suis pas le stéréotype de la réussite sociale, mais ça ne me pèse pas. Je choisis qui je fréquente, je n’ai plus d’obligations. C’est plus simple quand tu ne travailles plus. Je n’ai pas les mêmes valeurs que celles véhiculées. Plein de choses me dépassent dans la façon dont on fait les choses dans notre société. On fait des choix en fonction de ce qui nous fait du bien, et on change quand ça ne nous convient plus. » Ainsi, A choisira la campagne, et abandonnera la ville, s’intéresse à plein de choses différentes, les oiseaux, l’anthropologie, l’histoire des religions, elle suit des cours, va à des conférences, selon ses envies. « Ça me permet de focaliser mon attention sur quelque chose. Et peut-être un peu éloigner tout ce qui m’embête et me stresse, car c’est surtout le stress qui me faisait monter, le stress m’angoisse. Le fait de m’intéresser à une chose, particulière à un moment, car ça change, ça me raccroche un peu à la terre, comme les poules, le chien… mais pas une chose en particulier. » Ces différentes activités lui font rencontrer des gens qui partagent les mêmes intérêts. Les animaux aussi, et la nature, qui lui rappelle, chaque jour, à quel point nous faisons partie du monde. « Dans le bois, ça change tout le temps, il y a une activité que je n’aurais jamais vue avant, je suis en extase devant tout ça. Observer ça me convient très bien, et la nature est extraordinaire pour ça, ça bouge tout le temps. J’ai toujours été curieuse de tout, la nature me fascine. Il y a là quelque chose qui me fait du bien, pour l’instant. Il n’y a pas de certitudes, pour rien, la nature te le rappelle, tout change, bouge. On devient humble quand on est proche de la nature, on n’est pas si puissant que ça, on fait partie d’un tout. Ça te donne moins le besoin d’avoir de la prestance. C’est ça être ramenée à la terre, on n’est pas grand-chose, rien n’est constant. Accepter ça, ça me permet de me sentir mieux. Ce sont des petits trucs.  »

 

La reconnaissance, encore.

Chose promise… Oui, encore. Et je vais tenter, encore aussi, d’approfondir cette histoire de reconnaissance. Concept qui s’avère somme toute assez complexe. Ben oui, on n’est pas si puissant que ça, on fait partie d’un tout, comme dit A. J’adore cette phrase. Mais je m’égare. Peut-être pas tellement, finalement. Car, c’est bien parce que nous faisons partie d’un tout, que nous cohabitons, en tant qu’êtres humains, qu’êtres vivants, qu’il peut, voire qu’il doit, y avoir reconnaissance.

A donc, je l’ai souligné, je vous avais prévenu, se sent plus elle, elle se reconnaît, surtout grâce à ses choix de vie. Et A, sans le savoir, ne me facilite pas la tâche. Non. Je comptais m’appuyer sur certaines catégories, liées à la reconnaissance, question d’éclairer l’affaire. Mais A échappe à ces catégories. Et ce n’est pas pour me déplaire.

N’empêche, un peu d’ordre ne fera pas de tort, quitte à déborder.

Si je me réfère à un article d’Oliver, déjà cité[4], on distingue quatre questions : Qui reconnaître ? Qui reconnaît ? Quoi ? Comment ?

De façon globale, on peut dire que reconnaître l’autre revient à le rendre visible, à le doter d’une singularité, et d’un même mouvement, d’une appartenance (à un groupe, un état, une communauté, un monde…).

De fait, M, dans mon article « Qu’est-ce que je fous là », s’est apparue, visible à elle-même et aux autres, grâce à la peinture, à ses professeurs qui l’ont reconnue. Les reconnaisseurs sont ici identifiables, êtres humains, en chair et en os, liés à une sphère particulière, l’académie des beaux-arts. Ses professeurs l’ont reconnue et elle s’est reconnue dans cette reconnaissance. Il s’agirait ici de la « sphère de l’amour », liée à la singularité des personnes, des deux côtés, reconnaisseurs et reconnus. Ok. Cependant, on s’en doute, la reconnaissance, ainsi ancrée dans une sphère particulière, dépend foncièrement du contexte. Je suis reconnue dans une sphère, mais plus, ou pas dans une autre.

Ensuite, reconnaître quoi ? Maintes possibilités : un statut social, économique, des capacités (ça dépend du contexte, de la sphère, encore), ou, si on reprend la « sphère de l’amour », la singularité, la particularité, de chacun. Oui. Ce que j’aime en toi, qui me touche, et me fait sourire, en silence, c’est ta folie, ton style, ta petite dinguerie, bien à toi, inclassable.

Mais, revenons à A, qui elle, se reconnaît, toute seule, par ses choix. A se réfère à elle-même. Elle reconnaît sa subjectivité, son soi-même, de façon originaire et indérivable. Certes, consciente de sa différence, d’un certain décalage, voire d’une inadaptation, comme elle le dit, par rapport aux exigences de rentabilité de notre société. Mais, sans nier la présence des autres, en s’y référant, de temps en temps, ancrée dans le monde, la nature, sa singularité se dévoile, se constitue dans une certaine solitude. Elle face à elle-même, mais liée au monde.

La question est abyssale. Celle du primat de la solitude et/ou des autres. La reconnaissance de moi-même, de mon irremplaçabilité, dépend-t-elle, foncièrement, du regard de l’autre, ou est-elle originairement ancrée en moi, seule, face à moi-même, mais liée à l’Autre ? Face à face qui n’empêcherait nullement, que du contraire, peut-être, le lien, l’être-avec.

Etre-avec les autres… quelle affaire, vitale et complexe. Des autres, il en sera question, beaucoup, dans mon prochain article, consacré au récit de H. Car H ce qu’elle veut, clairement, c’est du contact, des rencontres, et surtout du rythme.

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Références

[1] Jean OURY et Patrick FAUGERAS, Préalable à toute clinique des psychoses, Toulouse, Editions érès, 2016, p.84.

[2] Je me permets ici une longue citation, car j’y tiens, ainsi surtout qu’à son auteur :

Daniel GIOVANNANGELI, La fiction de l’être, Bruxelles, De Boeck, 1990, p.128.

« Resserré enfin au maximum, l’itinéraire de Jean-Paul Sartre apparaît ainsi comme tendu entre ces deux formules dont l’écart fait ici le prix. ²L’homme², disait, en 1946, la première, ²n’est rien d’autre que ce qu’il fait². Et l’autre, vingt ans après : ²l’essentiel n’est pas ce qu’on a fait de l’homme, mais ce qu’il fait de ce qu’on a fait de lui² »

[3] Ce qui « ne signifie pas ‘obtenir ce qu’on a voulu’, mais ‘se déterminer à vouloir (au sens large de choisir) par soi-même’ ».

Jean-Paul SARTRE, L’être et le néant, Paris, Gallimard, 1996, p.528.

[4] Olivier CROUFER, Qu’est-ce que protéger (2) : des sphères de reconnaissance ?