Société disciplinaire et société de contrôle
Auteur : Marie Absil, Philosophe, animatrice au Centre Franco Basaglia
Résumé : L’évolution de la société, notamment en termes technologiques, nous invite à mettre en controverses les réflexions de Michel Foucault sur les sociétés disciplinaires et celles de Gilles Deleuze sur les sociétés de contrôle. A l’aide de citations des deux auteurs et d’exemples tirés de la vie courante, nous nous attachons à montrer le passage progressif d’une discipline des corps à une gestion de la vie même.
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Pour cette deuxième analyse issue du groupe de travail “Savoirs en controverses“[1] nous confronterons les réflexions de Michel Foucault[2] sur les sociétés disciplinaires et celles de Gilles Deleuze[3] sur les sociétés de contrôle.
Nous pouvons d’ores et déjà indiquer que si les sociétés disciplinaires s’attachent à disciplinariser les conduites d’un groupe de gens limité, au sein d’un lieu clos et pendant une durée déterminée, les sociétés de contrôle s’appliquent à contrôler, en milieu ouvert et continuellement, beaucoup d’aspects de la vie de groupes considérés en tant que populations.
Les sociétés disciplinaires
« La “discipline” ne peut s’identifier ni avec une institution ni avec un appareil ; elle est un type de pouvoir, une modalité pour l’exercer, comportant tout un ensemble d’instruments, de techniques, de procédés, de niveaux d’application, de cibles ; elle est une “physique” ou une “anatomie” du pouvoir, une technologie.[4] »
Michel Foucault voit l’origine de la société disciplinaire dans les dispositifs de quarantaine mis en place lors des grandes épidémies de peste. La ville est quadrillée en espaces clos où la place de chacun est assignée avec interdiction d’en sortir « sous peine de la vie[5] ». Les intendants, les syndics et les soldats sont les seuls à pouvoir circuler afin de tout contrôler, noter, enregistrer, dans le but de faire « la grande revue des vivants et des morts[6] ». Cette époque voit la naissance d’instruments, de techniques et de procédés, toujours plus élaborés destinés à garantir la discipline des corps et qui existent toujours aujourd’hui (comme le recensement de la population par exemple).
Au XVIIIe siècle, Jeremy Bentham va incarner et optimiser ces techniques de discipline des corps en créant un système architectural appelé le Panoptique. La structure du Panoptique est constituée d’un bâtiment construit en étoile ou en cercle et d’une tour centrale qui permet à celui qui s’y place d’avoir une vue panoramique sur l’ensemble.
« Le schéma panoptique est un intensificateur pour n’importe quel appareil de pouvoir :il en assure l’économie (en matériel, en personnel et en temps) ; il en assure l’efficacité par son caractère préventif, son fonctionnement continu et ses mécanismes automatiques. C’est une façon d’obtenir du pouvoir ” dans une quantité jusque là sans exemple[7] “, ” un grand et nouvel instrument de gouvernement… ; son excellence consiste dans la grande force qu’il est capable de donner à toute institution à laquelle on l’applique[8]“.[9] »
Ce type d’architecture va être appliqué à la construction de tous les lieux où une certaine discipline des corps est requise : les écoles, les usines, les casernes, les hôpitaux mais surtout, les prisons. Les bâtiments construits à cette époque, dont certains sont toujours en service, en témoignent encore aujourd’hui. Cette économie du pouvoir est particulièrement efficiente, l’effet majeur du Panoptique est :
« Induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir. Faire que la surveillance soit permanente dans ces effets, même si elle est discontinue dans son action ; que la perfection du pouvoir tende à rendre inutile l’actualité de son exercice ; que cet appareil architectural soit une machine à créer et à soutenir un rapport de pouvoir indépendant de celui qui l’exerce ; bref que les détenus soient pris dans une situation de pouvoir dont ils sont eux-mêmes les porteurs.[10] »
La société disciplinaire voit sont apogée au XXe siècle et va évoluer, progressivement, vers une société de contrôle. De nos jours, cette évolution est toujours en cours. Nous entrons progressivement dans une société de contrôle mais des instruments de la société disciplinaire existent toujours comme nous allons le voir dans les exemples ci-dessous.
Les sociétés de contrôle
« Nous sommes dans une crise généralisée de tous les milieux d’enfermement, prison, hôpital, usine, école, famille. La famille est un “intérieur”, en crise comme tout autre intérieur, scolaire, professionnel, etc. Les ministres compétents n’ont cessé d’annoncer des réformes supposées nécessaires. Réformer l’école, réformer l’industrie, l’hôpital, l’armée, la prison ; mais chacun sait que ces institutions sont finies, à plus ou moins longue échéance. Il s’agit seulement de gérer leur agonie et d’occuper les gens, jusqu’à l’installation de nouvelles forces qui frappent à la porte. Ce sont les sociétés de contrôle qui sont en train de remplacer les sociétés disciplinaires. [11]»
Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, la société disciplinaire laisse place peu à peu à une société « de contrôle ». Les avancées technologiques, l’accélération des rythmes de vie, la mutation du capitalisme (passage d’un système de production à partir de matières premières à un système de surproduction où l’on marchandise et financiarise des pans entiers de l’activité humaine) signent des changements de société importants.
Au fur et à mesure des réformes, on passe de systèmes clos, opérants dans la durée, à des manières de faire beaucoup plus fluides, rapides et constantes. Ces changements ne sont pas sans conséquences sur la vie des citoyens.
Le contrôle assuré par les particularités et les lourdeurs architecturales du Panoptique qui assuraient une surveillance dans la durée et dans un milieu clos, laisse la place à un contrôle constant en milieu ouvert. La prison par exemple, est un milieu fermé où le contrôle s’opère dans la durée (ici, la durée de la « peine » qui se traduit en mois ou en années de prison, mais aussi les horaires de « rondes » des gardiens). Mais la notion de « peine » évolue et l’on parle maintenant de « peines alternatives », dont le bracelet électronique est l’un des instruments qui permet un contrôle constant en milieu ouvert puisque les déplacements du « détenu », qui exécute sa « peine » à domicile, sont suivis par ordinateur. Nous observons donc ici une évolution de la dimension spatiale du contrôle qui, de milieux fermés, s’exerce aujourd’hui en milieu ouvert.
Si l’évolution des moyens de contrôle touche la dimension spatiale, elle affecte également la temporalité. Prenons l’éducation par exemple. Avant, on allait à l’école où les connaissances étaient contrôlées par des examens à intervalles réguliers. Une fois son diplôme en poche, on commençait sa vie professionnelle et on en avait fini avec la formation. Aujourd’hui, la formation est devenue continue. A l’école, d’abord, où l’on mesure de moins en moins les connaissances acquises mais où l’on travaille par « socles de compétences », mais aussi dans la vie professionnelle où la « formation continue » est devenue la norme et où les processus d’évaluation – et d’auto-évaluation – sont constants et omniprésents (outre les classiques « bilans annuels », on évalue les projets, les objectifs mais aussi les compétences des travailleurs, leurs performances, leur motivation…). Mieux encore, les processus d’évaluation participent à la construction des programmes et oriente directement les actions.
« Dans les sociétés de discipline, on n’arrêtait pas de recommencer (de l’école à la caserne, de la caserne à l’usine), tandis que dans les sociétés de contrôle on n’en finit jamais avec rien, l’entreprise, la formation, le service étant des états métastables et coexistants d’une même modulation, comme un déformateur universel. [12]»
Un dernier aspect, mais non le moindre, des changements opérés par l’évolution des procédés disciplinaires vers des processus de contrôle est l’objet du contrôle lui-même. En effet, si les procédés disciplinaires portaient sur les conduites (à inculquer, à réformer, à contrôler), les processus de contrôle portent sur la vie elle-même. Nous prendrons l’exemple de la santé mentale pour illustrer notre propos. L’hôpital psychiatrique, lieux clos à la temporalité fortement régulée, s’attachait à réformer des conduites induites par certaines pathologies et jugées inadéquates. Même si le malade ne pouvait pas toujours être guéri, il pouvait sortir de l’hôpital une fois que les manifestations les plus dérangeantes de sa pathologie étaient stabilisées. De nos jours, la psychiatrie, axée sur des maladies déterminées et circonscrites, laisse de plus en plus la place au concept et aux politiques de « Santé mentale » qui sont beaucoup plus diffus. En effet, la dichotomie maladie/santé laisse ici la place à un continuum qui va de la maladie bien identifiée à toutes sortes de mal-être plus ou moins importants. De sorte que chaque accroc, chaque moment un peu difficile dans la vie d’une personne (comme un deuil par exemple) peut être pris en charge. C’est ce qu’on appelle la médicalisation ou la psychiatrisation de la vie. De son côté, l’hôpital laisse la place à des « réseaux de soins », maillages de plus en plus resserrés dans les milieux de vie. Ces changements ont beaucoup d’aspects positifs, les personnes en souffrances peuvent trouver une aide sans se retrouver déracinées de leur environnement social par exemple. Mais nous ne devons pas en masquer les risques négatifs dont le plus important est une gestion constante du moindre aspect de la vie des individus.
Conclusion
Les caméras de surveillance, la géolocalisation, le marketing, les réseaux sociaux… sont des innovations technologiques qui alimentent, chacune à leur manière, les sociétés de contrôle. Mais la technologie n’est pas seule responsable d’un contrôle qui devient envahissant et permanent. De nouvelles manières de faire comme, l’évaluation constante (des travailleurs, des élèves), le travail par objectifs, l’apprentissage par « blocs de compétences », la gestion « à flux tendus » et la « culture d’entreprise » instituent ce contrôle dans la culture de nos sociétés et portent sur des éléments de la vie elle-même. Ce ne sont donc plus certaines conduites que l’on veut contrôler mais bien la vie même que l’on essaie de gérer.
Les formes de contrôle sont peut-être moins évidentes, moins « classiques » que les procédés disciplinaires mais elles n’en sont pas moins présentes dans nos sociétés. Moins visibles, elles n’en sont que plus insidieuses. Agir sur une conduite (à discipliner, contrôler) est une chose, gérer la vie en est une autre. Quand le pouvoir politique se saisit de la gestion de la vie (à travers des politiques de santé par exemple), il veut orienter, infléchir, canaliser les forces de vie. Or, ces puissances devraient pouvoir être mises en controverse pour laisser la place à la créativité et à la liberté. C’est pourquoi, la vigilance citoyenne est primordiale pour voir où se dissimulent les processus de contrôle ainsi que la créativité pour développer des stratégies de résistance tout aussi modernes, fluides et décentralisées.
Références
[1] La méthode retenue pour le groupe de travail “Savoirs en controverses”, pensé comme un laboratoire d’expérimentations entre savoir théorique et expériences vécues, est de rassembler des gens impliqués à titres divers dans la santé mentale afin de mener un travail de réflexion, de partage de savoirs et d’exercice de pensée. Les réflexions de cette analyse, entrelacées de références théoriques, sont le fruit de ces échanges.
Animé par une philosophe de formation, le groupe est fondé sur l’échange de points-de-vue et d’expériences. L’animatrice amène ses connaissances théoriques, les explicite et le groupe apporte ses réflexions et expériences vécues pour alimenter la réflexion. La position “méta” de la philosophie permet de prendre de la hauteur par rapport au quotidien et d’envisager les problématiques avec un regard neuf. Les discours des philosophes sont utilisés comme outil de travail mais aussi d’analyse critique voire de lutte contre la part d’aliénation inhérente à tout système établi.
[2] Voir notice Michel Foucault dans l’analyse précédente Construction politiques : savoirs, pouvoirs et biopolitique, Liège, Centre Franco Basaglia, 2012, p.1.
[3] Gilles Deleuze est un philosophe français qui a écrit de nombreuses œuvres philosophiques très influentes, sur la philosophie, la littérature, le cinéma et la peinture notamment. Ses œuvres principales, Différence et répétition (1968), Logique du sens (1969), L’Anti-Oedipe (1972) et Mille-Plateaux (1980) (ces deux dernières écrites avec Félix Guattari), eurent un retentissement certain dans les milieux universitaires occidentaux. La pensée deleuzienne est parfois associée au post-structuralisme. Bien qu’il ait déclaré s’être toujours vu comme un métaphysicien.
[4] Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, collection Tell, 1975, p.251.
[5] Michel Foucault, op. cit., p.230.
[6] Michel Foucault, op. cit., p.231.
[7] Jérémy Bentham, Postscript to the Panopticon, 1791, p. 40. Cité par Foucault.
[8] Ibidem, p. 41. Cité par Foucault.
[9] Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, collection Tell, 1975, p. 230.
[10] Michel Foucault, op. cit., pp. 235-236.
[11] G. Deleuze, Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, in Pourparlers, Paris, éd. De Minuit, Paris, 1990, p. 242.
[12] G. Deleuze, op. cit., p. 244.