Stigmatisation : stéréotype, préjugé, discrimination
Auteur : Marie Absil, Philosophe, animatrice au Centre Franco Basaglia
Résumé : On parle souvent de la stigmatisation dont sont victimes les personnes qui connaissent des problèmes de santé mentale, c’est pourquoi nous présentons une série d’analyses sur cette thématique. Nous nous proposons, dans ce premier article, d’examiner d’un peu plus près les mots de « la stigmatisation » : « stéréotype », « préjugé » et « discrimination ». Nous affirmons que ces termes, même s’ils sont proches dans l’esprit des locuteurs, ne sont pas de simples synonymes.
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On parle souvent de la stigmatisation dont sont victimes les personnes qui connaissent des problèmes de santé mentale. Elles ne seraient vues que sous l’étiquette de leur pathologie, elles auraient des problèmes d’accès à l’emploi ou au logement, leurs droits civiques et politiques seraient rabotés, elles seraient considérées comme dangereuses, violentes, irresponsables…
Tous ces problèmes sont habituellement regroupés sous le terme de « stigmatisation ». Mais que recouvre exactement ce terme ? Les problèmes d’accès au logement, les insultes entendues dans la rue et les catégorisations hâtives des articles de presse qui relatent des faits-divers relèvent-ils vraiment d’un mécanisme unique ?
Nous nous proposons, dans cette analyse, d’examiner d’un peu plus près les termes « stigmatisation », « stéréotype », « préjugé » et « discrimination ». Le vocabulaire de la langue française est riche et nous affirmons que ces termes, même s’ils sont proches dans l’esprit des locuteurs, ne sont pas de simples synonymes.
Les mots servent à décrire le monde, certes, mais ils le construisent dans un même mouvement. Il est donc primordial de s’entendre sur leur définition quand on veut agir pour « changer le monde » ou, plus modestement, simplement pour comprendre un phénomène de société.
Quelques définitions pour commencer
Quand on regarde son étymologie[1], on voit que le mot « stigmatisation » est dérivé du verbe « stigmatiser » issu du latin « stigma » qui veut dire « marqué au fer rouge ». Le Wiktionnaire nous propose deux définitions de « stigmatisation » : « Parole ou action menant à transformer une déficience, une incapacité ou un handicap en une marque négative pour la personne. » et « Blâme et mise à l’écart d’un individu ou d’un groupe d’individu, du fait de leur caractéristiques ou de leurs croyances, perçues comme allant à l’encontre des normes culturelles de la société dans lesquelles elles évoluent. [2]». Il existe deux formes de stigmates selon Erving Goffman, sociologue et linguiste américain[3] : les stigmates visibles, comme certains attributs physiques (déformation physique, couleur de la peau, cicatrice…) ou les traits de personnalité directement visibles lors d’une interaction entre individus (ethnie, religion, obésité), et les stigmates invisibles à l’œil nu comme la maladie mentale, un passé criminel, l’homosexualité[4].
La définition de « stéréotype » en sciences humaines est la suivante : «un stéréotype est l’image d’un sujet dans un cadre de référence donné, telle qu’elle y est habituellement admise et véhiculée.[5] ». Un stéréotype est une « image » qui se forme spontanément à partir « d’un cadre de référence donné », ce qui suppose donc une base de connaissances structurées (le cadre de référence) par un groupe social donné. C’est à partir de cette base de connaissances communes que se forment les « images » mentales, les stéréotypes, qui servent à caractériser rapidement une personne. Un exemple de stéréotype en santé mentale serait de dire « celui qui dit souffrir de dépression manque en fait de volonté et de caractère ».
Le terme « préjugé » (jugé avant) désigne : en droit « Ce qui a été jugé auparavant dans un cas semblable ou analogue », en général un « jugement porté par avance, d’une opinion qu’on se fait d’avance, d’après les circonstances les apparences favorables ou contraires », et en particulier une « opinion généralement reçue et adoptée sans examen »[6]. Un préjugé est donc le fait de juger d’avance, par rapport à ses croyances ou d’affects, de sentiments liés aux valeurs qui prennent sens dans l’histoire de vie d’un individu. Par exemple : « cette personne qui souffre de schizophrénie est forcément dangereuse et j’ai raison d’en avoir peur car la presse a déjà relaté des crimes commis par des schizophrène ».
Le mot « discrimination » vient du latin « discriminis », qui signifie « séparation ». La « discrimination » est, selon la définition du Robert reprise par Wikipedia : « l’action de distinguer de façon injuste ou illégitime, comme le fait de séparer un individu ou un groupe social des autres en le traitant plus mal.[7] ». La discrimination est plutôt un comportement, une réponse, en conséquence du stigmate, du stéréotype ou du préjugé. Il se traduit, par exemple, par le refus d’embaucher une personne qui a souffert de dépression parce qu’elle « sera inefficace », ou encore de refuser une location à un schizophrène parce qu’il « est irresponsable » et ne paiera jamais son loyer.
Ce petit détour par le dictionnaire nous permet de voir que tous ces termes, s’ils sont proches, ne sont pas de simples synonymes. Même s’ils désignent tous un processus de mise à l’écart, les causes en sont différentes. Le stigmate est une marque distinctive – et négative – de la personne qui sera mise en exergue de façon à réduire l’identité de cette personne à cette marque. Un stéréotype est une généralisation hâtive, une image mentale disponible rapidement à partir de savoirs généraux, et qui constitue notre rapport au réel. Le préjugé se constitue souvent à partir des stéréotypes à notre disposition mais il se déclenche à partir d’une réaction liée aux affects de l’individu, de son rapport aux normes et de ses valeurs. Enfin, la discrimination se traduit par un acte, un comportement qui est induit par le préjugé.
Quand on parle de stigmatisation, il s’agit le plus souvent d’un phénomène qui regroupe l’ensemble des processus décrits ci-dessus.
Tentative de contextualisation
Dire que les personnes qui souffrent de problèmes de santé mentale sont victimes de phénomènes de stigmatisation est un euphémisme. En effet, la folie draine depuis toujours des représentations négatives. Représentations négatives qui s’expriment sous forme de stéréotypes et de préjugés et qui débouchent sur des comportements discriminants. A un point tel que la figure du « fou » est devenue un archétype, le modèle général de l’exclu, le paradigme du processus de stigmatisation.
Dans une étude[8] récente qui décrit les représentations sociales liées à la folie, on apprend que le « fou » et le malade mental » sont encore perçus majoritairement comme inconscients de leur état et irresponsables de leurs actes. Quand on interroge les gens, on s’aperçoit que la majorité de la population pense que la folie se reconnaît d’abord par des comportements extrêmes comme le meurtre, l’inceste et le viol, battre sa femme et ses enfants, ou plus généralement la violence envers les autres. Le stéréotype de dangerosité du « fou » est encore bien ancré dans la population. C’est toujours la violence qui signe la folie pour une majorité de personnes, la vulgarisation du savoir médical à propos des maladies mentales n’y change rien.
Bien plus, la médicalisation de la folie, loin de faire disparaître les stéréotypes qui y sont liés, n’a fait que les déplacer vers la maladie mentale. Les tentatives d’explications biologiques des troubles psychiques (génétique, neurologie) ne réduisent aucunement la discrimination subie par les malades, ils déplacent simplement le stigmate dont ils sont les porteurs supposés : leur cerveau est déficient, malformé, pas conforme.
Un diagnostic de maladie mentale ne fait malheureusement que valider le stigmate, au point que les personnes concernées évitent le plus souvent d’en parler afin de ne pas être stigmatisées. Car le diagnostic psychiatrique porte en lui ses propres stéréotypes qui viennent s’ajouter à ceux engendrés par la maladie mentale elle-même : incurabilité, imprévisibilité, mauvais pronostic, médication forcément très lourde… Loin d’être un signe positif – on a identifié le problème et on va pouvoir tenter d’y remédier – le diagnostic ne fait souvent que valider la pertinence des stéréotypes et des préjugés et ouvre ainsi la voie à la discrimination.
Conclusion
Il est important de différencier les notions regroupées sous le terme de « stigmatisation » afin de bien comprendre le problème. En effet, la bonne compréhension des mécanismes qui sont à l’œuvre dans le rejet des personnes qui souffrent de problèmes de santé mentale doit nous permettre d’élaborer des stratégies pour combattre ce phénomène.
Les stéréotypes démontrent une méconnaissance des problèmes de santé mentale par la population. Les préjugés quant à eux, témoignent de sentiments forts provoqués par les conflits de valeurs qu’engendrent bien malgré eux les personnes qui souffrent de problèmes de santé mentale (par exemple, une personne qui n’a pas une bonne hygiène corporelle provoque souvent un sentiment spontané de rejet). Face à la folie, les généralisations hâtives et les affects président donc encore à la conceptualisation du problème pour la majorité des gens. Les conséquences de cette méconnaissance et de ces affects se traduisent généralement par un mépris, voire une hostilité affichée, pour les personnes qui souffrent de troubles psychiques. Leur lot quotidien est souvent fait d’insultes : « débile ! », « schizo ! », « cinglé ! », « arriéré ! »… la liste est très longue !
Plus grave, les stéréotypes et les préjugés entraînent à leur suite un cortège de discriminations qui touchent tous les aspects de l’existence : refus d’accès au logement, à l’emploi, à l’éducation, difficulté d’accès aux soins, restrictions sur les droits civils et politiques…
Le processus de stigmatisation des personnes au prise avec des problèmes de santé mentale est donc un phénomène complexe dont les origines et les conséquences sont diverses. En effet, le détour que nous venons d’effectuer par la définition des mots nous enseigne que des éléments aussi divers que le niveau d’éducation, les réactions émotionnelles et les comportements entrent en jeu dans ce processus.
Dès lors, nous gageons qu’une campagne nationale de sensibilisation est inefficace pour s’attaquer au problème de la stigmatisation. Donner accès aux informations sur les problématiques de santé mentale et au domaine de la psychiatrie est nécessaire mais non suffisant. Tout comme mettre en place des règlementations pour contrer la discrimination à l’embauche n’empêchera jamais le conflit de valeurs (faire une bonne action en engageant un « handicapé » ou penser d’abord à la réussite de son entreprise ?) que provoque chez un patron la candidature d’un individu porteur d’un diagnostic de schizophrénie. Il faut donc réfléchir et mener des actions sur tous les fronts à la fois. C’est pourquoi, nous tenterons d’approfondir nos réflexions et de proposer des solutions dans de prochains articles.
Références
[1] Voir http://fr.wiktionary.org/wiki/stigmatiser
[2] Voir http://fr.wiktionary.org/wiki/stigmatisation
[3] Erving Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, 1963 ; traduit de l’anglais par Alain Kihm, Éditions de Minuit, coll. « Le Sens Commun », 1975.
[4] Voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Erving_Goffman#Stigmate
[5] Voir http://fr.wikipedia.org/wiki/St%C3%A9r%C3%A9otype
[6] Voir http://fr.wiktionary.org/wiki/pr%C3%A9jug%C3%A9 pour toutes les définitions.
[7] Voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Discrimination
[8] Jean Luc Roelandt, Aude Caria, Imane Benradia y Simon Vasseur Bacle, De l’autostigmatisation aux origines du processus de stigmatisation. A propos de l’enquête internationale « Santé mentale en population générale : images et réalités » en France et dans 17 pays, in Psychology, Society, & Education 2012, Vol.4, Nº 2, pp. 137-149.