Subvertir le concept de santé (étude)

Les représentations de la santé dans l’Histoire

Auteur : Marie Absil, Philosophe, animatrice au Centre Franco Basaglia

Résumé : Dans étude, il n’est plus question d’interroger l’histoire des représentations de la santé mais de réaliser une critique de notre présent. Pour cela, nous procédons à l’analyse critique du concept de normalité, de l’objectif du bien-être pour tous et de l’image de l’ « homme normal » proposés comme horizon de toute existence par la médecine d’aujourd’hui. Nous essayons également de voir si d’autres représentations de la santé sont possibles en proposant, avec Nietzsche, une définition alternative de la santé. Enfin, les pratiques étant fortement liées et dépendantes des représentations qui les créent, nous nous intéressons aux dispositifs qui « font santé » en explorant quelques pistes formulées à partir d’une définition alternative de la santé.

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Introduction

Ce travail fait suite à notre étude sur Les représentations de la santé dans l’histoire[1]. Dans ce texte, nous interrogions les concepts de santé et de maladie à différents moments historiques afin de démontrer trois choses :

  1. Les concepts de santé et de maladie ne sont pas des descriptions pures et simples de faits. Ce sont ce qu’on appelle des « représentations culturelles », c’est-à-dire des « images du monde » élaborées collectivement en fonction des savoirs, des croyances, des opinions et des idéologies, des ingrédients culturels qui varient selon les époques.
  2. Ces représentations culturelles de la santé et de la maladie influencent les pratiques de la médecine. En retour, les évolutions scientifiques et techniques influencent également les représentations.
  3. Les représentations culturelles sont politiques. En effet, elles participent à l’élaboration du monde puisqu’elles influencent aussi bien les valeurs, les normes, les institutions et jusqu’aux outils et techniques. Envisager les problèmes de santé sous l’angle des représentations nous a donc permis d’élever nos réflexions au-delà du donné naturel – il y a des maladies que la médecine essaye de soigner- pour nous interroger sur ce que les différentes conceptions de la santé et sur ce que les pratiques que nous élaborons en la matière nous disent du monde. Ce type d’approche nous révèle donc que les citoyens ont une possibilité d’action de nature politique sur les représentations de la santé: ils peuvent en effet agir pour modifier les représentations et les pratiques qui sont façonnées par elles.

Cette étude sera moins descriptive que la précédente. En effet, il n’est plus question ici d’interroger l’histoire mais plutôt de réaliser une critique de notre présent. Nous partirons donc du dernier point – les représentations culturelles sont politiques – pour examiner comment les citoyens peuvent se réapproprier les concepts de santé et de maladie afin d’infléchir leurs représentations et ainsi reprendre prise sur les pratiques de santé.

Dans la première partie, nous allons tenter de subvertir, d’infléchir, ce concept de santé tel qu’il se vit aujourd’hui. Pour cela, nous procéderons à l’analyse critique du concept de normalité, de l’objectif du bien-être pour tous et de l’image de l’ « homme normal » proposés comme horizon de toute existence par la médecine d’aujourd’hui. Nous essaierons également de voir si d’autres représentations de la santé sont possibles. Nous proposerons donc, avec Nietzsche, une définition alternative de la santé.

La deuxième partie de cette étude s’attachera aux dispositifs qui « font santé ». Les pratiques étant fortement liées et dépendantes des représentations qui les créent, nous explorerons quelques pistes formulées à partir des définitions alternatives de la santé données dans la première partie.

Pour garantir la clarté de l’argumentation à ceux qui n’auraient pas lu la première étude, nous allons commencer par un bref rappel des valeurs qui sous-tendent nos représentations actuelles de la santé. Pour une compréhension plus complète, nous conseillons néanmoins aux lecteurs de se reporter au chapitre La santé et la médecine aujourd’hui de l’étude  Les représentations de la santé dans l’histoire[2].

 

Les valeurs de la santé aujourd’hui

Les sociétés occidentales érigent l’utilitarisme en principe de justice. Une certaine conception de la liberté et la responsabilité de chacun sont élevées en principes politiques suprêmes tandis que le pouvoir est chargé d’agir de manière à maximiser le bien-être du plus grand nombre. Dans ce contexte, la santé est un enjeu essentiel des politiques publiques, elle est considérée comme un bien collectif.

Au niveau des individus, la santé est devenue une valeur individuelle en même temps qu’une norme sociale. C’est-à-dire que la santé de chacun est considérée comme un capital à gérer de manière optimale, à la fois pour son propre bien-être mais aussi pour le profit de la société dans son ensemble. La conséquence de ce système de valeurs est de construire un « devoir individuel de santé».

Comment se construit ce devoir ? Pour le comprendre, il faut s’arrêter sur la représentation du risque dans nos sociétés et sur les stratégies mises en place par la Santé Publique pour y faire face : la prévention.

Nous vivons dans une société où le risque est partout[3] : risque environnemental, risque technologique, chimique… Face à ces risques, tout un appareil de savoir se développe (quels sont les risques, comment ils apparaissent, comment les éviter). Savoir qui est ensuite largement diffusé dans la population, c’est la prévention.

Dans sa gestion du risque, la Santé Publique joue donc sur deux ressorts : l’inquiétude et la prévention, de manière à ce que les facteurs de risques s’inscrivent profondément dans le corps et l’âme de chacun.

Cette stratégie d’anticipation du risque[4] a profondément modifié le rapport santé maladie. Elle signe le passage de la « médecine de la maladie » à la « médecine de la santé »[5]. La mission de la médecine comme Santé publique est la gestion du risque. La médecine n’intervient plus seulement « après-coup » pour soigner une maladie déjà là, elle est devenue prédictive et à ce titre investit les espaces de vie intimes par la diffusion massive des codes et des normes de la vie saine et par la surveillance étroite de tous les aspects de l’existence (épidémiologie, statistiques et dépistages entre autres). La connaissance statistique du risque donne à la médecine accès aux corps individuels. Mieux encore, les individus sont invités à prendre une part active à la médecine de la surveillance, chacun est doublement responsable, de soi-même et des autres. De soi-même comme porteur de facteurs de risque à neutraliser pour le bien de la collectivité, des autres en assumant une part active dans la surveillance et le contrôle de chaque autre. La médecine instaure ainsi une culture sociale du soupçon où la déviance devient une faute juridique et morale.

En effet, la médecine dont le rôle traditionnel est la prise en charge technique des problèmes de santé à travers les actes médicaux est entrée aujourd’hui dans un processus dynamique d’élargissement de son champ d’application à des domaines qui ne relevaient pas fondamentalement de son territoire. C’est ce qu’on appelle la médicalisation de l’existence.

Cette médicalisation se traduit par une surveillance étroite des corps et des comportements, plus seulement en cas de maladie mais tout au long de la vie. Cette « santéisation [6]» de la société opère un glissement, le but n’est plus seulement d’éviter les risques mais d’aller vers le « toujours mieux », c’est la société du bien-être.

Cette médicalisation à outrance entraîne une obsession de la santé parfaite. Obsession d’autant plus forte que le fait d’être sain est associé à la normalité et que  tout écart à cette norme fait l’objet d’un jugement moral. Tout individu qui s’écarte sciemment de la norme de santé est considéré comme un déviant – forcément pathologique – dont le mode de vie et les choix comportementaux nuisent à la fois à lui-même et à la collectivité.

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Références

[1] Voir Marie Absil, Les représentations de la santé dans l’histoire

[2] Marie Absil, Les représentations de la santé dans l’histoire, pp.31 à 46

[3] Voir Ulrich Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Flammarion, Paris, 2001.

[4] Voir l’étude de Marie Absil, Les représentations de la santé dans l’histoire, pp. 40-41

[5] Nicolas Tanti-Hardoin, La liberté au risque de la santé publique, Les belles lettres, Paris, 2013, p.25.

[6] Ibidem, p.48.