Une responsabilité attentive aux capacités
Auteur : Joseph Gatugu, philosophe
Résumé : S’appuyant sur les écrits de Paul Ricœur, la présente réflexion analyse synthétiquement le sens de la responsabilité pour l’Autre, l’Autre vulnérable. L’analyse porte sur la source de ce type de responsabilité, l’interaction des acteurs en présence et enfin son lien avec la sollicitude et les capacités constitutives de l’humain. Le sens de la responsabilité pour l’Autre comme mission confiée et comme capacitation sera articulé avec force. C’est en effet ce double sens qui justifie sa place de choix dans le champ éthique.
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La responsabilité est de ces concepts polysémiques aux usages multiples. Son usage classique s’inscrit dans le champ juridique où il réfère à l’imputation d’une action à un auteur et, éventuellement, à la sanction ou à la réparation. Un autre usage de la responsabilité, objet de la présente réflexion, s’inscrit dans le champ éthique où il réfère à la sollicitude ou au souci pour l’Autre vulnérable en ma charge. Cette responsabilité est exigence morale : exigence du prendre soin, de responsabilisation, de capacitation et d’autonomisation de la personne vulnérable prise en charge. Une telle exigence est fondamentale dans les secteurs de l’action sociale, de l’éducation ou encore du care où des acteurs s’occupent ou assistent des personnes dont les capacités d’auto-prise en charge sont réduites tels que des pauvres, des enfants, des personnes âgées, des patients, des handicapés, des réfugiés, etc. Explicitons cette exigence en suivant Paul Ricœur.
La source de la responsabilité pour l’Autre
Suivant Ricœur (1), la responsabilité pour l’Autre émerge dans le face-à-face avec l’Autre et plus explicitement dans l’exposition à sa vulnérabilité, à ses souffrances, à ses incapacités, à sa sollicitation de notre intervention. Le pâtir est le premier sentiment suscité par cette vulnérabilité : le « soi est affecté par l’autre que soi » (2). Ce sentiment né en contact avec l’Autre, au constat de sa vulnérabilité, ou cet intérêt manifesté pour l’Autre, ou encore cette première réponse donnée en quelque sorte à son appel s’origine dans notre être. Il est tributaire de notre constitution de sujet, de notre être naturellement porté vers l’Autre. La caractéristique majeure de ce sentiment est sa force à nous faire ressentir la situation de l’Autre comme une situation tragique, déplorable, insoutenable, inadmissible, injustifiable, bref comme une situation qui ne devrait pas être et qui, conséquemment, devrait être résolue. Cette situation interpelle notre agir puisque l’Autre nous apparaît comme confié à nos soins, remis à notre charge. Il compte sur nous ; il attend de nous non seulement la sympathie ou l’indignation mais aussi et surtout une réponse à son appel, notre intervention, notre secours, nos soins, bref notre contribution à l’accomplissement de sa vie (3) ou au bien-vivre. Bien plus, il a confiance en nous, en notre bon vouloir, en notre bonté, en nos capacités d’action, en « bienveillance active, pratique qui consiste à se proposer comme fin le bien et le salut d’autrui » (4), bref, en notre « affection » (5) ou en « échange entre le soi affecté et l’autre affectant » (6).
Désormais fondée sur l’affection mutuelle, la responsabilité pour l’Autre revêt le sens de convocation (7), de mandat (8) et de mission confiée (9). Dans ce triple sens, être responsable signifie répondre aux attentes de l’Autre, lui donner notre parole, tenir nos promesses en garantissant qu’on sera fidèle à la parole donnée, qu’on fera tout ce qui est en notre pouvoir pour mieux assumer la mission reçue. A contrario, être irresponsable signifie être négligent, c’est-à-dire, littéralement, nier les liens interhumains, refuser de se rendre compte ou de prendre conscience du tragique de la vulnérabilité de l’Autre, voire être sourd ou indifférent à son appel, bref, ne pas assumer ses responsabilités.
La responsabilité pour l’autre et l’interaction
Révélateur de la condition de l’Autre et appel à l’agir, le face-à-face avec l’Autre vulnérable est aussi révélateur de notre propre condition en tant qu’intervenant, voire de la condition humaine, une condition vulnérable. Ce qui arrive à l’Autre peut également m’arriver. « Fonds commun d’humanité » (10), la vulnérabilité de l’Autre qui a suscité l’empathie ouvre désormais à la lucidité et à la solidarité : « Dès que je consens à la lucidité – ‘cela n’arrive pas qu’aux autres’, un espace s’ouvre pour la solidarité ; j’ai le sentiment d’appartenir à la même humanité, j’adopte des conduites d’inclusions là où, auparavant, j’avais tendance à fuir les personnes fragiles dont la simple vue me parlait de ma possible fragilisation » (11). Dans cet espace de réciprocité commun, envisagé précisément du point de vue de la vulnérabilité partagée entre humains, l’affection est mutuelle. Entre le vulnérable et la personne qui le prend en charge s’instaure une relation mutualiste du donner et du recevoir, du l’un-pour-l’autre, où au don correspond un contre-don, le donner égalant au recevoir. De cet échange entre le soi affecté et l’autre affectant dont le fondement n’est pas le profit mais la gratuité et la bienfaisance, il en ressort la compréhension et la transformation de soi et le bien-vivre (12). A titre illustratif, la souffrance d’un malade dont j’ai la charge qui m’affecte me confère de la sympathie, c’est-à-dire la capacité à souffrir à cause de sa souffrance, qui est en même temps la capacité à répondre à son appel, une capacité d’accueil, une capacité de discernement et de reconnaissance. Mais la souffrance par autrui ou à cause de sa souffrance ne peut pas se muer en « souffrir pour autrui ». L’Autre étant fondamentalement insubstituable, sa vulnérabilité est singulière, tout comme l’expérience qu’il en fait. Personne ne peut se substituer à lui pour l’éprouver à sa place. Dans ce cas, la meilleure attitude du sujet à son égard n’est pas de tenter de le remplacer (ou prendre sa place) dans sa vulnérabilité, tentative par ailleurs illusoire, mais plutôt de s’approcher de lui, se tenir à une « juste distance » (13), être là, présent, dans une relation non fusionnelle, agissant avec lui en vue de soulager sa souffrance ou de soutenir les efforts déployés pour s’en sortir (14). Etre prochain est la voie royale d’être pour l’Autre. Cette voie peut être courte ou longue ; courte dans les cas de l’amitié et du couple par exemple et longue dans le cas des institutions et des appareils sociaux, économiques et politiques (15).
La responsabilité pour l’Autre comme sollicitude
Qu’est-ce qui est visé par la sollicitude ou la réponse aimante donnée à l’appel de l’Autre vulnérable ? Il s’agit, selon Ricœur, non pas vouloir son bien à sa place mais juste souhaiter ou contribuer à ce qu’il puisse « vivre bien », lui permettre de mettre lui-même en œuvre son « plan de vie » (16) ou son « projet de bien vivre » (17), selon son désir. La sollicitude est dans ce sens attention au désir de l’Autre, désir qui est fondamentalement désir de vie, et plus explicitement, désir de vie bonne, puissance d’exister, effort pour exister et persévérer dans l’être, mobilisation des ressources les plus profondes de la vie à s’affirmer encore, bref, vie jusqu’à la mort (18). Mais c’est aussi la considération de l’Autre dont les capacités sont limitées, diminuées ou altérées comme un être digne et capable. Bienveillante, cette attitude est précisément attention active ou agissante aux capacités : « elle les cherche, les révèle, en accompagne l’effectuation » (19).
La responsabilité pour l’Autre et les capacités constitutives de l’humain
Selon Ricœur, les principales capacités constitutives de l’humain qui doivent faire l’objet d’une attention particulière, de par le fait qu’elles sont les plus touchées par la vulnérabilité, sont le pouvoir dire, le pouvoir faire ou agir, le pouvoir (se) raconter et le pouvoir de s’estimer soi-même comme agent moral ou responsable (20). Ontologiquement altérables, ces capacités renferment une dimension relationnelle grâce à laquelle elles peuvent être reconnues et développées et donc effectuées.
Le pouvoir dire, altérable en impuissance à dire, ne peut se développer ou devenir effectif que grâce à la relation d’écoute ou de communication ou de partage d’émotions. Le pouvoir faire, qui est la capacité à agir avec ou pour d’autres, mais altérable en impuissance à faire ou à agir par soi-même, se développe ou devient effectif quand les autres ne se substituent pas à l’Autre pour faire à sa place ce qu’il peut faire lui-même. La meilleure manière d’agir ou de faire avec l’Autre vulnérable consiste à lui permettre de faire ce qu’il a envie de faire et à susciter et soutenir des initiatives. En toute délicatesse, il faut éviter de le mettre en difficulté ou dans une situation humiliante d’échec, ce qui le fragiliserait psychologiquement et freinerait son agir. Quant au pouvoir (se) raconter, il est mis à mal ou éprouvé dans le processus d’identification personnelle par rapport à l’événementiel difficile à comprendre. Ainsi, aux questions que se pose l’Autre telles que « qu’est-ce qui m’arrive ? » ou « qu’est-ce qui m’est arrivé ? », il conviendrait de l’aider à élaborer une réponse adéquate en rassemblant narrativement sa propre vie dans un récit intelligible et acceptable (21). L’objectif est de pouvoir « transformer le hasard en destin » (22) ou donner un autre sens à ce qui est arrivé. En aucun cas, le sens de ce qui est arrivé ne doit être considéré comme fixé une fois pour toutes (23). Cela passe, selon les cas, d’une part, par un travail de deuil du passé et une intégration des pertes éventuelles et, d’autre part, par l’ouverture de l’avenir sur d’autres possibles. Enfin, le pouvoir de s’estimer soi-même comme agent moral ou responsable, qui est la capacité à se reconnaître comme auteur de ses paroles et de ses actes, est rendu possible ou performatif dans le cadre intersubjectif d’agir communicationnel. Dans ce cadre précisément, l’estime de soi est fonction à la fois de la confiance mutuelle des acteurs en présence en leurs capacités respectives, de l’approbation ou de l’affirmation de la volonté d’exister d’autrui et de la valeur de sa vie et, in fine, de la reconnaissance de la dignité de la personne vulnérable (24). Dans une telle dynamique, ce n’est pas seulement le vulnérable qui accède à l’estime de soi, mais également la personne qui est chargée de lui. Cela ne lui est possible que si elle aborde la personne en sa charge, non pas à partir de sa puissance que lui confèrent son savoir, son savoir-faire ou son statut, dans une attitude condescendante, mais plutôt à partir de sa propre vulnérabilité et sa capacité relationnelle.
Si nous récapitulons ici le sens de la responsabilité pour l’Autre articulé avec les écrits de Paul Ricœur, nous dirons que ce type de responsabilité est essentiellement exigence morale, c’est-à-dire sollicitude. Celle-ci est, en termes ricœuriens, réponse à une mission confiée de prendre soin de l’Autre vulnérable dont les capacités sont réduites, diminuées ou altérées. Concept relationnel, ce type de responsabilité s’inscrit dans un espace de coresponsabilité où la personne vulnérable participe à sa prise en charge dans une visée d’autonomie et de vie bonne. En cela, elle est capacitante et épanouissante. Elle s’oppose ainsi radicalement à la responsabilité assistanat où les personnes prises en charge sont maintenues dans la dépendance. Ainsi, les différents sens de ce concept explorés se veulent des pistes d’actions susceptibles d’améliorer le bien-vivre de ces personnes.
Références
- Ricœur, Paul, « Responsabilité et fragilité », in Autres Temps. Cahiers d’éthique sociale et politique, n° 76-77, 2003, pp. 128-129.
- Ricœur, Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 382.
- Ricœur, Paul, « Approches de la personne », in Esprit, n° 160, mars-avril 1990, p. 116.
- Kant, Emmanuel, Métaphysique des meurs. Doctrine de vertu, Paris, Vrin, 1985, p. 129.
- Ricœur, Paul, Ibid, p. 381. Ce terme désigne le fait d’être affecté ou touché. Il est quasi-synonyme de « sensibilité ». Mais il peut aussi signifier dans ce contexte « l’amour ».
- Ricœur, Paul, , p. 380.
- Ricœur, Paul, « Le sujet convoqué. À l’école des récits de vocation prophétique », in Revue de l’Institut Catholique de Paris, n° 28, octobre-décembre 1988, pp. 83-99.
- Ricœur, Paul, « Le soi mandaté. À l’école des récits de vocation prophétique », Liebe und Gerechtigkeit. Amour et justice, Tübingen, J. C. B. Mohr, 1990, pp. 75-110.
- Ricœur, Paul, Lectures 1, Autour du politique, Paris, Seuil, 1991, p. 282 ; « Le concept de responsabilité. Essai d’analyse sémantique », in Le Juste 1, Paris, Seuil, 1994, pp. 41-70.
- Benaroyo, Lazare, « Soin, confiance et disponibilité. Les ressources éthiques de la philosophie de Levinas », in Éthique & Santé, n° 1, 2004, p. 61.
- Basset, Litta, « Comment traverser la fragilisation due à la perte ou au deuil? », in Ugeux, Bernard (Ed.), La fragilité, faiblesse ou richesse ?, Paris, Albin Michel, 2009, p. 78.
- Ricœur, Paul, Soi-même comme un autre, pp. 380-381.
- La juste distance dont parle Ricœur se situe à mi-chemin entre indifférence, condescendance, mépris ou suspicion et fusion affective (cf. Boublil, Élodie, « Instaurer la ‘juste distance’. Autonomie, justice et vulnérabilité dans la pensée de Paul Ricœur », in Études Ricœuriennes / Ricœur Studies, vol. 6, n° 2, 2015. En ligne : https://ricoeur.pitt.edu/ojs/index.php/ricoeur/article/viewFile/311/151. Consulté le 29/10/2017).
- Ricœur, Paul, Autrement. Lecture d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence d’Emmanuel Levinas, Paris, PUF, 1997, p. 23. ; Le Juste 2, Paris, Esprit, 2001, p. 64.
- Ricœur, Paul, Parcours de la reconnaissance. Trois études, Paris, Stock, 2004, p. 323.
- Ricœur, Paul, Soi-même comme un autre, pp. 208-209.
- Ibid., p. 381.
- Ricœur, Paul, Vivant jusqu’à la mort, Paris, Seuil, 2007, p. 43.
- Zielinski, Agata, « La vulnérabilité dans la relation de soin. ‘Fonds commun d’humanité’ », in Cahiers philosophiques, 2011, vol. 2, n° 125, p. 97.
- Ricœur, Paul, « La souffrance n’est pas la douleur », in Revue Autrement / Mutations, février 1994, n° 142, pp. 58-69
- Ricœur, Paul, Le Juste 2, p. 88.
- Zielinski, Agata, cit., p. 99.
- Ricœur, Paul, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 496.
- Ricœur, Paul, Le Juste 2, p. 225 ; Vivant jusqu’à la mort, p. 76.