Une tache blanche sur un mur blanc

Immitation Bartleby

Auteur : Christian Legrève, animateur

Résumé : Une heure ou deux, c’est un coup de blues ou une gueule de bois. Jusque midi, c’est une fuite des responsabilités. Au-delà, ça devient un refus de se lever. A priori, il y a une signification. C’est un épisode dépressif ? Une crise psychotique ? Ou alors un geste politique ? Un appel au secours ?

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Le hasard ! Je zone dans les rayons de la bibliothèque publique. Il n’y a pas longtemps que j’en ai repris le chemin. Je suis encore comme impressionné par les remparts de livres. Des falaises à gravir. Ou pas : je suis aussi troublé par l’absence de hiérarchie. La littérature au mètre voisine les pépites, qui ne se signalent pas d’elles-mêmes. Et c’est bon.

Je voulais emprunter Bataille, que je n’ai jamais vraiment lu. Il n’y avait pas grand-chose en rayon. Pas ce que je cherchais, en tous cas. Je prends quand même Ma mère et Histoire de l’œil, pas trop convaincu. Pour voir, justement.

Et puis je farfouille. Tout est mélangé, donc. Enfin, tout est dans l’ordre alphabétique dans littérature française, puisque c’est  là que je suis. À B, donc, comme Bataille, et je farfouille… Butor, Bernanos, Beauvoir, Bazin, Balzac, Baudrillard, Baillon (tiens, André Baillon !) … J’ai mal au dos, il y en a qui sont trop bas. Battesti … connais pas ! Quoi ? L’imitation de Bartleby. Ah ! Gallimard (on est con, quand même !). Bartleby… ça me dit quelque chose. Et l’imitation de…, j’aime bien.

4ème de couverture[1] : « Le 29 juillet 2010, à Zurich, Michèle Causse, théoricienne féministe et traductrice, a choisi de dénaître en mourant par suicide assisté le jour de son anniversaire. Se pourrait-il qu’existe un lien entre sa mort et celle du personnage du livre Bartleby le scribe qu’elle avait traduit en français ?

Telle est la question qui travaille le narrateur, un étudiant en théologie qui commence à bien connaître les Évangiles, où il a lu cette phrase : Cherchez et vous trouverez ».

Allez hop, je l’emporte !

Ça faisait quelques jours que je patinais dans un texte que j’avais commencé à écrire. Un truc de confinement. Quelqu’un qui ne se lève pas. Autour de moi, on m’avait intéressé aux symptômes négatifs. Les trucs qu’on ne fait pas, plus, qui disparaissent, qu’on perd dans certaines situations de trouble psychique. À côté de ce qu’ils appellent symptômes positifs : les choses qui apparaissent, les hallucinations, les délires, les angoisses, les mutilations. Oui, je sais, ils sont bizarres d’appeler ça positif…

C’est vrai que, dans les histoires que j’ai  inventées, j’avais cédé à la fascination pour le sensationnel et à la facilité que je critique dans le cinéma, et bien souvent dans la presse. Quand on parle des souffrances psychiques, de la folie, on s’intéresse d’abord, surtout ou seulement aux aspects les plus extravagants : les crises, la violence, tout ce qui nous effraie et nous hypnotise, nous empêchant de voir l’ensemble des existences-souffrance. De voir notamment, toute la souffrance qui ne sort pas, qui semble ne pas se manifester, qui n’existe pas. C’est le sens de l’étymologie latine du mot exister.

J’avais donc commencé à me laisser aller (laissé courir ma plume…) en imaginant quelqu’un qui ne se lève pas. Pas qu’il soit fâché ou quoi, mais voilà. Ah ben,  oui, voilà, tiens… je partage.

 

Il faudrait la chasser. Elle tournoie depuis un bon moment. Enfin… un long moment, qui n’est pas très bon. A chaque fois qu’elle se pose, je ressens un soulagement. Plus rien ne bouge. Mais je sais qu’elle va repartir. J’attends. Et, effectivement, elle repart. Ça me rappelle que, tout autour, le monde s’agite.

Ils courent tous comme des fous. Ça m’irrite.

Ils ne voient pas que leur course est vaine.

« Tu cours, tu cours pas ; tu meurs todi pareil ».

D’où sort, ça, encore ? Oublié !

Parfois, je me dis qu’elle m’observe. Que, peut-être, elle se moque de moi. Qu’elle me nargue. « T’as vu comme je suis vive, mobile ? Hop ! Hop !

C’est pas toi qui peux en dire autant» !

Bullshit !  Les mouches n’ont pas d’idées. Elles ne se moquent de personne. Mes pensées s’égarent… Il faudrait bouger. C’est pour ça ! Je suis entre le sommeil et la veille. Mais le dégoût me prend à chaque fois que je m’assois au bord du lit. Je reste là quelques minutes – une heure ?

Hébété. Harassé. Nauséeux. Déjà vaincu !

Alors, je me laisse aller à nouveau sous les draps tièdes, lentement.

Avec délice et horreur. Je reste prostré.

Le bébé de la voisine pleure. Le facteur sifflote dans la rue. J’entends le claquement des boites aux lettres qui se répète. Comme une guillotine. Un téléphone sonne quelque part. Le merle chante.

Qu’ils aillent tous se faire foutre ! Je glisse dans le sommeil.

Je me suis éveillé. Je ne sais pas si j’ai encore sommeil. Par contre, aucune envie de me lever. Pas même de bouger. Rester les yeux ouverts. C’est un nouveau jeu. Ne pas bouger du tout. Il faut rester immobile le plus longtemps possible. Même quand la mouche se pose sur ma joue. Même quand ça chatouille atrocement entre les orteils, là tout au bout. Pas bouger ! Pas réagir ! Tenir ! Interdit de regarder ma montre pour voir combien de temps ça dure. Ce serait tricher. Le gagnant a le droit de rester au lit… Je gagne toujours.

Encore une sonnerie ! Mais c’est mon téléphone, cette fois. Là-bas, sur la table de la salle à manger. Je suis tenté d’aller décrocher. Juste tenté. Pavlov. Ai-je le temps ? Le courage ? Je compte les sonneries, mais je ne suis pas sûr d’avoir compté depuis la première, et je m’embrouille. Je décroche du décompte ! Ça s’arrête. Raté ! Un long silence suspendu. Soulagement. L’occasion est passée. La question ne se pose plus.  Puis le beep de la messagerie. Ah ! Un message !? Lève-toi et marche ! Je pense à Jésus et à la guérison du paralytique. Et moi, qui me guérira ? Il faudrait un miracle. Il faudrait un messie. Je m’envole en Palestine. C’est un drôle de pays, la Palestine ! Strabisme de l’imaginaire. Images bibliques et scènes de guerre. Lévitation, tentation,

baptême dans le Jourdain, check points, pistes de chars et Mur à Bethléem.

Jésus marchant sur la mer, pulvérisé par une  roquette HEAA Tandem.

Multiplication des pains dans le camp de Khan Younès. Je m’endors.

Ils ne m’auront pas. Je ne guéris pas. Paralytique héroïque. Je reste là. Je ne bouge pas. Si je m’applique, ils croiront que je suis déjà mort. Du coup, je ne mourrai pas. Je resterai là, comme mort. En fait, si tu meurs d’emblée, si tu refuses d’entrer dans leur délire d’activisme, de responsabilité et d’utilité, tu ne meurs jamais. Déjà mort, tu ne peux pas mourir. Objecteur d’existence.

Les draps sont moites. C’est un peu dégueulasse, mais je crois que j’aime ça. C’est mon odeur. Je suis au fond de moi-même. Et, au fond, j’aime ça. Je pense à ce vieux salopard de Michel Tournier et à la souille de Robinson Crusoé.

Ce serait le moment de le relire. Il doit être dans la bibliothèque.

Ah non ! Je l’avais expurgé. Michel Tournier, mis à l’index !

Ça me donne l’idée d’une plaisanterie douteuse.

C’est la souille… ça pousse au délire et à l’indignité.

 

J’en étais là avec ce texte. Je ne savais pas très bien comment poursuivre. Ni si ça avait un intérêt, et un quelconque rapport avec les symptômes négatifs. Ce jour-là, je sors de la bibliothèque, j’arrive à la maison, et je me plonge dans le bouquin de Battesti en attendant que chauffe le four.

Ça commence avec un type couché sur le sol de sa chambre ! Non ?! Un type qui ne se lève plus, non pas qu’il soit désespéré,   mais pour soulager d’insupportables douleurs dorsales. Ou plutôt parce qu’un jour, soudain, en pleine rue, « sous l’effet du poids invisible qui accablait [mes] épaules »,  ses os ne l’ont plus porté. « Cependant, le premier jour, en m’allongeant par terre pour commencer mon traitement, je n’avais pas imaginé que le simple fait de placer mon corps de façon prolongée dans cette situation allait donner une sorte d’autonomie inhumaine à ma vie mentale et à ma mémoire ». l’homo sapiens postmodernis renonce à la position debout…

Et j’entre dans une histoire comme je les adore. Où on me promène. Je ne dirais pas qu’on me prend par la main, parce que le récit voyage vivement. Il faut le suivre. Je suis baladé, je dirais. L’histoire se raconte en couches distinctes. Des personnages aux destins attachants, mais chacun détaché, évoluant tous dans des espaces et des temps différents. Et même dans des réalités différentes. Le narrateur est sensiblement présent, mais convoque ses doubles passés. D’autres personnages sont morts, absents, partis, mythiques, ou donnés pour fictifs. Ce n’est pourtant pas un roman choral. Celui qui raconte tient le fil entre ces existences, et fait des liens explicites. Les articulations sont même un peu carrées, évidentes. C’est comme s’il s’agissait, justement, de mettre en lumière la radicale singularité de chaque histoire, et son inscription dans la même fable qui, peu à peu, se révèle, précisément comme fable, au sens de Brecht. « La grande entreprise du théâtre, c’est la fable, cette composition globale de tous les processus gestuels, contenant les informations et les impulsions qui devront désormais constituer le plaisir du public. […] Afin que le public ne soit surtout pas invité à se jeter dans la fable comme dans un fleuve pour se laisser porter indifféremment ici ou là, il faut que les divers éléments soient noués de manière que les nœuds attirent l’attention. Les évènements ne doivent pas se suivre imperceptiblement. Il faut, au contraire, qu’on puisse interposer son jugement»[2].

 

Retrait

Et qu’est-ce que cette fable ? Elle se cristallise avec le Bartleby du titre, qui apparaît à la page 30 du roman de Battesti. Un personnage inventé par Herman Melville. Un jeune homme pâle engagé comme scribe dans la petite étude d’un avoué new-yorkais, au début du 19ème siècle. Scribe, c’est-à-dire copiste, à la manière des moines du moyen-âge, puisqu’à l’époque de Melville, les différents exemplaires des documents juridiques (testaments, contrats, actes de vente, …) devaient, bien sûr, être réalisés à la main, et aussi relus collectivement à haute voix pour traquer la moindre erreur qui aurait pu les rendre caducs.

Au bout de quelques jours d’un travail acharné et silencieux, reclus derrière un paravent, ce jeune homme taciturne et solitaire se met progressivement en retrait de ses tâches, de ses collègues, des injonctions de son patron, du monde, par une formule laconique qu’il oppose à toutes les sollicitations : « I would prefer not to », qui ne se traduit qu’imparfaitement par « J’aimerais mieux pas ». j’aimerais mieux ne pas corriger ma copie, j’aimerais mieux ne pas faire encore de copies à l’avenir, mieux ne pas expliquer pourquoi, mieux ne pas répondre à vos questions. J’aimerais pourtant mieux ne pas quitter le bureau. Ne rien changer. Bartleby ne se fâche pas, ne montre pas d’irritation et ne dit jamais rien d’autre que son refus très poli de faire ce qui est attendu de lui, de tenir son rôle. On verra qu’il refuse jusqu’au bout. Tout en restant là.

L’histoire est racontée par son patron,  homme de loi établi, bourgeois respectable et libéral, totalement décontenancé par l’attitude de son employé. Et c’est un choix narratif qui fonctionne, tant l’angoisse qui, peu à peu, monte en lui, est communicative. Il y pense de plus en plus et multiplie les initiatives de main tendue pour ramener Bartleby à la raison. Son commis le trouble profondément. Et son trouble est tissé d’autant d’exaspération que de sollicitude.

C’est presque tout, et c’est renversant. Presque tout, parce que, dans la suite, Bartleby va uniquement confirmer son attitude et pousser la logique à l’extrême.

La nouvelle de Melville, outre qu’elle a fait l’objet d’innombrables adaptations au théâtre et au cinéma, a inspiré les commentaires de nombre de philosophes qui ont marqué la pensée contemporaine, en particulier en France. Derrida, Blanchot, Deleuze, Rancière ; d’autres, encore.

Tant d’auteurs qui ont été impressionnés par cette position d’abstention, cette négation qui s’impose avec une douce fermeté, sans référence à une décision, à une (la) raison. « Les réponses de Bartleby sont à la fois déconcertantes, sinistres et comiques. Superbement, subtilement »[3].

Ces écrivains se sont sentis d’autant plus concernés que le premier acte posé par Bartleby, copiste, est de renoncer à écrire – des phrases qui n’ont ni sens ni intérêt pour lui. « La formule de Bartleby accomplit ainsi en cinq mots un programme qui pourrait résumer la nouveauté même de la littérature »[4]. Cet effroi nous touche aussi, nous dont le métier est de produire des textes d’éducation permanente. Certains jours, we would prefer no to any more.

 

La rue du Mur

Mais laissons à celles et ceux qui en vivent et en souffrent les affres du questionnement sur la pertinence  d’écrire. « I would prefer not to » exprime l’impossibilité, pour qui que ce soit, de dire ou faire quoi que ce soit de digne dans ce monde. J’allais ajouter ce monde-ci, tel qu’il est, mais c’est bien de moi, comme disait ma belle-mère. Bartleby n’irait même pas jusque-là. Il ne critique pas. Il se retire.

Et de passer des jours entiers debout derrière son bureau, face à la petite fenêtre qui laisse entrer un maigre jour, à scruter la surface du mur de briques noircies sur lequel elle donne, à mois d’un mètre. Le Wall Street du sous-titre original[5], qui, aujourd’hui, évoque pour nous l’univers des traders surexcités, est plus littéralement la rue du mur.

Comme Bartleby, le narrateur de Battesti vit sa vie en marge. Il est en retrait du monde, et a d’ailleurs choisi les études de théologie pour se tenir à l’écart « à vrai dire, j’escomptais que si peu de bacheliers auraient la fantaisie de choisir la filière qu’avec un peu de chance, je m’y retrouverais seul, et j’avais presque raison».  Mais, plus encore, comme Bartleby qui recopie la loi sans la reconnaître pour sienne, il étudie la théologie sans être porté par le moindre sentiment religieux. « […] au fond, je faisais peu de cas des réalités célestes auxquelles je prétendais me consacrer et vers lesquelles je m’étais tourné par une sorte de désœuvrement orgueilleux que l’on pouvait appeler snobisme ». L’avoué de Melville parle lui, « de l’air de morne arrogance, disons, ou plutôt de réserve austère » de son commis aux écritures.

Battesti offre, subtilement, dans une apparente confusion, dans une sorte de délire, les clés d’une  compréhension profonde de Melville.

Il raconte, du point de vue qu’on peut rapprocher de celui de Bartleby, ce que Melville raconte du point de vue des autres, du monde, de la loi. Il parle depuis l’intérieur. Se révèle alors une expérience de l’existence humaine comme absente à soi-même, comme étranger à sa propre vie. « […] l’impression que ma vie n’a sûrement été qu’une longue suite d’hallucinations tangibles [ ]».

C’est probablement le personnage de Michèle Causse qui fait le passage d’un point de vue à l’autre. Tout, chez elle, parle de transition, de passage. Notons d’abord que, bien qu’elle ressemble à un personnage de fiction, c’est bien une personne réelle. Elle manie plusieurs langues. Elle est autrice elle-même (bien que tenante d’un féminisme politique radical, elle dit auteur), mais d’abord traductrice. C’est ainsi qu’elle a véritablement été la première traductrice de la nouvelle de Melville en français. Elle évoque donc, de toutes les manières, l’idée de circulation entre deux mondes.

Or, au mur noirci qu’observe Bartleby, à l’autre bout de l’étude de l’avoué new-yorkais qui va devenir, au sens propre, l’espace de sa vie, répond « un mur blanc à l’intérieur, sous un toit vitré, d’un vaste puit qui creusait une cavité dans l’immeuble depuis le haut jusqu’en bas ».  Une conception de l’existence humaine comme parenthèse entre néant et néant. Bartleby vient de nulle part. Son patron ignore tout de sa vie, s’il a de la famille. Et bien sûr, quand il l’interroge à ce sujet…

Là encore, Battesti va plus loin, précise le trait. Le parallèle que fait son personnage avec des évènements bibliques, ce qu’il présente d’abord comme un délire personnel, le mène à évoquer, et même à insérer dans le récit, et à nouveau de manière très manifeste, comme d’une fusée éclairante, un extrait du livre de Job, effectivement très éclairant : « Pourquoi donne-t-il la lumière à celui qui peine, et la vie à ceux qui ont l’amertume dans l’âme, qui attendent la mort sans qu’elle vienne, et qui la convoitent plus que des trésors, qui se réjouiraient, transportés d’allégresse et de joie, s’ils trouvaient une tombe ? »

Mais ce questionnement, lui aussi, reste entre deux portes. L’imitation de Bartleby se termine sur le voyage du narrateur à Zurich. Il veut y visiter le siège de l’association dignitas, où a été filmé le suicide assisté de Michèle Causse. Il en attend, dirait-on, une grande révélation. Mais le long récit du périple sans intérêt qui le mène à quelques centaines de mètres de son but s’achève sur un embouteillage qui bloque son bus. Évènement trivial, dérisoire, qui fait tourner court ce qui commençait à ressembler à une quête de sens. Et le narrateur de retourner « près du lac de Zurich pour attendre, à une terrasse de café, que la journée s’éteigne ».

 

Suivre Bartleby ?

Je ne suis absolument pas Bartleby. Dans la vie, je me fais remarquer, je fanfaronne, mais je suis du dedans, précisément. J’aime tordre la loi, la contester, mais je reconnais la loi. Je rentre sans difficulté dans la sensibilité de l’avoué new-yorkais.

De cette place, je reconnais qu’en refusant d’être un homme dans le monde, Bartleby est radicalement humain, plus que son patron. Son abstention raconte une exigence absolue, et une lucidité sans concession. En tous cas, c’est ce qu’elle évoque pour moi, comme pour le narrateur de Melville. On notera, en passant, que ce dernier, s’il s’est fait une place, n’arrive pas à se faire un nom. Ce pourquoi je suis obligé de l’appeler par ses fonctions (narrateur, avoué, patron), comme s’il n’avait pas d’identité propre.

En refusant de jouer le jeu de la loi des sociétés humaines, Bartleby manifeste sa pleine acceptation des règles d’une autre loi, qui la dépasse, celle de la vie humaine. Il fait percevoir les limites du jeu. Bartleby scrute le mur noirci. Et, en fait, scruter n’est pas le bon verbe. Il le regarde. Il n’y cherche rien. Il n’en attend rien. Il y confronte son regard.

Il m’arrive de me sentir toisé par les Bartleby que je rencontre. Ce n’est pas qu’ils me toisent, eux. C’est moi qui, au contact, prends la mesure de la limitation de ma manière d’être au monde. Que nous disent de la vie les gens qui n’y entrent plus, qui ne se lèvent pas ? Ces gens qui dépérissent au fond d’une chambre aux fenêtres aveugles ? On peut n’en avoir rien à faire, évidemment, de ce qu’ils disent. On peut leur faire honte, les houspiller, les forcer, ou les traiter. On peut vouloir les aider, les convaincre, essayer de les ramener. On peut aussi être tenté.e de pleurer avec eux.

Quelle que soit notre attitude, au fond, n’avons-nous pas parfois le sentiment d’être touchés, en nous-même, parce qu’ils posent des questions sur notre propre vie ? Et que ces questions nous dérangent, hérissent, mettent en colère, attristent ? Dépassent ? D’où cet arsenal de comportements pour faire taire les questions.

La tentative d’escamoter les questions embarrassantes n’existe pas seulement au niveau individuel. Elle s’institue, bien sûr. Ce qui, nous le savons, peut s’entendre de deux manières. D’une part, elle se manifeste  dans des règles, normes, procédures qui structurent l’organisation de la société. On peut alors considérer que les comportements individuels les traduisent. Ce qui fait réfléchir sur une possible – nécessaire – transformation de ces structures. D’autre part, les comportements, les attitudes, se généralisent, se renforcent par les pratiques quotidiennes, ce qui ouvre à la possibilité  d’en expérimenter d’autres, qui donnent droit aux questions que font exister les vies singulières comme celle de Bartleby. Et de tant d’autres qui « se laissent vivre avec une évidence qui irrite et agace l’observateur superficiel, mais qui ébranle très profondément l’observateur attentif et le déconcerte peut-être plus que ne le font beaucoup de systèmes délirants grotesques » [6].

En introduction de sa recherche sur le traitement des symptômes négatifs de la psychose[7], Lili de Vooght  liste l’atonie affective, la pauvreté cognitive, l’absence d’initiative, de volonté et d’endurance, l’anhédonisme, la stéréotypie dans la parole et dans l’action, l’isolement social, etc. Elle les envisage sur le modèle de compréhension de la perte de l’évidence naturelle de Blankenburg. L’évidence naturelle, c’est cette certitude d’être, tellement ancrée qu’elle échappe à la conscience. Être, c’est quelque chose que je ne dois pas faire, construire, travailler. Je ne le sais pas. Ça m’est donné. Je suis. C’est absolument évident. Et il m’est indispensable que ce soit évident.

Blankenburg relève que certains patients à « symptomatologie psychotique négative avérée » peuvent parler de façon très lucide de leur douloureuse expérience vécue, de leur perplexité, de leur désespoir et même parfois de leur impossibilité à vivre. « La patiente dit que ce qui lui manque, c’est « quelque chose de petit… mais quelque chose d’important sans quoi l’on ne peut pas vivre ». Elle trouve elle-même ceci « drôle », que quelque chose de si petit, c’est-à-dire d’inapparent, de banal, et donc de négligeable, doive se révéler comme si important et nécessaire à la vie »[8].

Blankenburg invite à « se laisser porter par cet étonnement » pour réfléchir sur la dimension anthropologique dans laquelle la psychose se déroule. En clair, le sentiment qui submerge et tétanise la personne relèverait d’un questionnement dont chacun.e peut faire l’expérience. Cette prise de recul, cette soustraction à l’évidence est à la base de l’interprétation phénoménologique que propose Blankenburg. Dans ce cadre, elle est nommée par les philosophes qui la pratiquent réduction phénoménologique ou Epoché, « qui soustrait l’homme à la banalité du banal et le « dé-place » hors du tourbillon de la vie. [ ] L’oubli profond dans lequel se tient l’évidence est dépassé, et avec cela, en même temps la « prise par le monde » au sein de laquelle nous sommes habituellement toujours-déjà perdus dans les choses »[9].

Pour autant, l’attitude des personnes qui vivent durablement cet état peut avoir quelque chose d’irritant : « Les malades se comportent comme s’il ne pouvait y avoir rien de plus évident dans le monde que l’art et la manière qu’il ont de se conduire, de traverser le monde en se laissant aller, en faisant des bêtises, en flemmardant, etc… »[10]

 

En suspension

Blankenburg part d’une vision psychopathologique pour y revenir, après un détour par une interprétation phénoménologique qui prétend ouvrir des possibilités cliniques. La recherche de Lili de Vooght ambitionne d’ailleurs d’explorer ces pistes. À l’arrivée comme au départ, les personnes dont il s’agit sont des patients.

Quant à moi, ce qui m’intéresse, c’est de rester sur le terrain philosophique (disons) pour mettre en évidence la portée universelle des questions que posent les vies singulières de ces personnes, afin de créer un pont entre les bartleby et les autres.

C’est bien du rapport à la vie qu’il est question. « Ce n’est pas une vie » dit-on parfois de certaines situations de souffrance prolongée. Quelle signification peuvent prendre des existences parfois tout entières vécues en retrait de la vie ?

Pour aller plus loin, comment penser les tentatives de suicide répétées ? J’utilise le terme convenu[11], mais peut-être l’expression n’est-elle pas correcte. Ou plutôt, je pense qu’elle est formulée d’un autre point de vue que celui de la personne dont on parle.

S’agit-il bien de tentatives de suicide ? Que se passe-t-il entre les coups ? Un retour à la normale ? À bien y réfléchir, qu’est-ce que ces tentatives ont à voir avec l’acte responsable, raisonné, positif, « orienté résultat » qui est souvent évoqué pour défendre le « droit de mourir dans la dignité » ? Dans bien des cas, le mot ‘tentative’ pourrait retenir davantage notre attention, et nourrir nos interrogations. Tentative de suicide, tentative de vie, tentative de rester en retrait, de trouver un endroit où se tenir.

La vie de Bartleby se déroule entre deux murs, et sa fin laisse planer le doute :

— Son déjeuner est prêt. Va-t-il encore ne rien vouloir manger aujourd’hui ? ou passe-t-il sa vie sans jamais déjeuner ?

— Il vit sans jamais déjeuner, dis-je en lui fermant les yeux.

— Ah ! Il dort, n’est-ce pas ?

— Oui, avec les rois et leurs conseillers[12], murmurais-je.

Le narrateur de Battesti, lui, vit « une forme de vie spectrale » et affirme : « par conséquent, je sais si peu de choses sur mon propre compte que la seule idée de narrer ma vie aux autres me cause une lassitude comparable à celle qui s’empare de certains chameaux devant l’entrée du désert. De quel sable est-il fait, le passé qui m’a mené jusqu’ici ? »

Le thème de l’aller-retour entre l’origine et la fin parcourt toutes les couches du roman de Battesti, comme ceux de la réincarnation et de la résurrection, jusqu’à la dernière phrase, avec l’évocation de sainte Marthe, sœur de Lazare, fêtée le 29 juillet, jour de la mort de Michèle Causse, qui a voulu dé-naître, selon sa propre expression, et qui écrit : « morte à plusieurs reprises, je ne suis pas sûre d’être née ».

Dorénavant, chaque fois que j’entendrai dire que quelqu’un s’est raté, j’y repenserai. Que raconte une vie passée à essayer de mourir ? (peut-être comme on essaye une automobile ou un logiciel qu’on envisage d’acheter). On peut se demander si ce n’est pas une manière, certes singulière, certes douloureuse, mais éminemment digne et édifiante de vivre sa vie, de rencontrer la mort.

Il me semble hors de doute, en tous cas, que c’est une malencontreuse, une terrible, une stupide réduction de sens que de rabattre une telle vie sur une pathologie psychiatrique. Cette réflexion est toute personnelle, presque égoïste. Elle n’exclut pas la nécessité d’accompagner et, si possible, de réduire la souffrance.

 

Bobo vient me voir. Il gratouille à la porte. Il prend bien soin de ne pas violer l’intimité de la chambre. Il se comporte comme un invité (qu’il n’est pas !). Il ne fait pas remarquer que ça pue (ça pue pourtant !). Il n’ouvre pas les rideaux. Il ne parle pas à voix forte. Il tient à la main une tasse de thé fumant qu’il ne me propose pas (susciter le désir !). Il s’assoit au bord du lit.

« Je dois retourner travailler, mais je ne peux pas te laisser comme ça. Je m’inquiète pour toi. Ça me rassurerait de voir que tu te lèves».

La mouche applaudit de ses 6 pattes.

C’est comme s’il ne m’était pas permis de prolonger cet état intermédiaire. Vous ne pouvez pas stationner là ! Passé un certain temps, le fait de rester au lit prend un sens nouveau. Doit prendre. Veut prendre.

Une heure ou deux, c’est un coup de blues ou une gueule de bois. Jusque midi, c’est une fuite des responsabilités. Au-delà, ça devient un refus de se lever. A priori, il y a une signification. Et je me laisse un peu envahir par ces questions qui ne sont pas les miennes. Est-ce que je suis malade ? C’est un épisode dépressif ? Une crise psychotique ?

Ou alors un geste politique ?  Un appel au secours ?

Il faut énoncer un sens, au moins pour moi-même. Comme si cette léthargie devait devenir un projet. Quelle horreur ! Je résiste.

Je ne me suis jamais senti aussi humain.

Je dois me concentrer très fort. Rester dans mon jeu. Pas entrer dans le sien. Pas me fâcher, pas m’exaspérer.

Pas non plus manifester d’ostentation dans l’indifférence.

C’est très difficile et amusant. Une sorte d’exploit. Record du monde d’inanité.

Il ne faut rien manifester. Pour ça, le secret, c’est de ne rien ressentir.

Une tache blanche sur un mur blanc.

Quelque chose en moi voudrait le rassurer, mais je sais que c’est le piège.

Il n’en peut rien. Il essaye de me sortir d’ici. Il n’arrivera pas à me ramener !

Ce serait mieux qu’il s’en aille, pour me laisser réfléchir.

Je dois mobiliser une énergie phénoménale  pour rester là

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Références

[1] Julien Battesti ; l’imitation de Bartleby ; Gallimard ; 2019

[2] Berthold Brecht ; petit organon pour le théâtre ; l’Arche ; Paris

[3] Jacques Derrida ; donner la mort ; Galilée ; 1999

[4] Jacques Rancière ; Deleuze, Bartleby et la formule littéraire, in la chair des mots, politique de l’écriture ; Galilée ; 1998

[5] Bartleby, the Scrivener : A Story of Wall Street ; in Putnam’s Monthly Magazine ;  New-York; 1853

[6] Wolfgang Blankenburg ; der verlust der natürlichen selbstverständlichkeit ; Thieme ; Stuttgart ; 1971. Traduction française de Azorin et Tatoyan : la perte de l’évidence naturelle; P.U.F; 1991.

[7]  Lili de Vooght ; Symptômes négatifs dans la psychose, Méthode du dictionnaire. Approches psychanalytique et phénoménologique ; Dans Cahiers de psychologie clinique 2003/2 (n° 21),

[8] Blankenburg, op.cit.

[9] Ibid.

[10] Ibid.

[11] Généralement masqué pudiquement sous l’acronyme  – « téesse », oralement, que je mets toujours un instant à comprendre

[12] Allusion au livre de Job