Week-end à Rome
Auteur : Christian Legrève, animateur au Centre Franco Basaglia
Résumé : Ils sont une douzaine. Des femmes et des hommes. Ils connaissent des difficultés psychiques et fréquentent un lieu d’insertion par la culture ou résident dans une maison communautaire. Ils veulent aller ensemble en voyage. À Rome. Et alors ? Rencontre et questionnements.
Temps de lecture : 15 minutes
« Week-end à Rome, tous les deux sans personne »
(Etienne Daho)
— On part à Rome ! A Rome !? En Italie ? D’accord ! Pour quoi faire ?
Justement, Elle, elle voulait qu’ils élaborent ensemble un projet. Un projet de voyage. De city-trip, elle dit. Pour dans un an.
— Ah, dans un an !
— La première chose, c’est d’avoir un devis, pour savoir ce que ça coûte ici et là.
— On y va en car ?
— Ah ! On reste le soir ? On dort là ?
— Moi, j’vais pas en avion !
— 4 jours ? 1 mois ? 4 jours avec Joëlle !?
Elle, elle voudrait faire émerger des images, des représentations qu’ils ont de Rome, pour déterminer le programme dont le groupe a envie, le projet.
— On pourra faire un album photo, et écrire ses souvenirs.
— On a un appareil photo ?
— Ah oui, moi, j’en ai un.
— Pas en avion !
— On t’enverra comme colis, alors…
Elle propose un exercice pour écrire quelques idées. Rome, ça fait penser à quoi ? Ils disent les musées, le Colisée, les restaurants, les parcs, être ensemble.
— Pas tout le temps avec tout le monde !
— On va se changer les idées. Pas toujours rester ici.
— On va voir si nos préjugés correspondent à la réalité.
« Week-end à Rome afin de coincer la bulle dans ta bulle
D’poser mon cœur bancal dans ton bocal, ton aquarium ».
On peut faire un acrostiche de ROME.
— Rare, Occasionnel, Mélancolique et Effarant
— …
C’est Alfonso qui a parlé. À peine parlé. Lâché ses quatre mots, à voix basse, comme surpris de lui-même.
Qu’est-ce qui fait peur dans ce voyage ?
— Réédifier, orienter, omérer (Homèrer ?), éclater.
— Ah oui ! S’éclater.
— Ou bien si on a trop mangé.
— Moi, j’ai peur des vols
— Dans la soute, alors, avec les bagages. Dans une cage, comme les chiens.
— … Les pickpockets
— Peur de se perdre.
— Comment est-ce qu’on communiquera avec ici, quand on sera là-bas ?
« Week-end rital, retrouver le sourire.
J’préfère te dire, j’ai failli perdre mon sang-froid.
Humm, j’ai failli perdre mon sang-froid ».
Qu’est-ce qu’on fera, une fois là-bas ? Comment se déroule la journée ?
— Debout à 6 heures.
— Vers 8h45.
— Moi, je suis dans ma cage, alors…
— Boire un petit verre.
— Au restaurant ?
— Manger chaud ! Chaud ! Toujours !
— On va à l’opéra !
— Une petite sieste.
— On peut marcher, aussi ? on n’est pas obligés de rester ensemble.
— J’irai pas dans l’avion !
— Je veux me perdre dans les rues. J’ai un bon sens de l’orientation.
— Faut essayer de ne pas perdre. Et tout faire pour que le projet aille jusqu’au bout.
« Oh, j’voudrais tant, j’voudrais tant coincer la bulle dans ta bulle
Et traîner avec toi qui ne ressembles à personne ».
Ils partent en vacances ! Mais en vacances de quoi ? De quoi se mettent-ils en vacances ? Qu’est-ce qui fait vacance, pour les personnes en souffrance psychique ?
« Temps pendant lequel une fonction, une dignité, un emploi n’est pas rempli » « Situation d’une charge, d’une place, d’un poste momentanément dépourvus de titulaire ».
Ils vont suspendre quoi ? Ce n’est pas leur emploi. Celle et ceux qui sont là ne travaillent pas, actuellement. Ce n’est pas possible ! Le travail, tel qu’il est organisé en général, ne permet pas que ceux-là y prennent une place. Alors, qu’est-ce qui ne sera plus rempli ? Leur place ? Leur charge ? Leur poste ? Leur fonction ? Leur dignité ? Quoi !? Dignité ?
Évasion
« Le temps de loisir doit permettre l’évasion indispensable à la santé physique et à l’examen moral. L’idée est que les vacances doivent être prises dans un autre milieu, pas nécessairement loin du domicile familial mais avant tout pour s’extraire des préoccupations immédiates et des soucis quotidiens. Il s’agit d’expérimenter un autre genre de vie et de vivre une expérience brève certes, mais intense. Cela passe aussi par le sport et le développement harmonieux de l’individu. Dans ces conditions d’évasion presque totale, l’esprit se rassérène et l’être tout entier se régénère »[1]. Donc, il s’agirait de sortir des préoccupations immédiates et des soucis quotidiens. Ceux de la souffrance psychique, alors ? Est-ce de ça qu’ils veulent se mettre en vacance ? Est-ce à cette souffrance qu’il s’agit d’échapper ?
Et à vous, ça vous fait quoi, qu’ils partent en vacances ? Est-ce que les vacances peuvent se concevoir, se définir, se justifier autrement qu’en retrait du travail, des responsabilités, de la vie trépidante des productifs normaux ? Est-ce que les personnes qui vivent des difficultés psychiques ont besoin de vacances ? En ont-elles le droit, en fait ? Ne sont-elles pas, en quelque sorte, en vacance perpétuelle (« Vide affectif, moral ou intellectuel ») ?
Est-ce qu’on peut penser vacances sans penser travail ? C’est l’avènement des congés payés qui a ouvert la voie à la société du loisir et du tourisme. « Le chef de famille peut profiter avec les siens du repos qu’il a mérité par son travail ». Et c’est une véritable révolution culturelle, puisque, jusque-là, les loisirs, et en particulier les voyages d’agrément, avaient été réservés aux nobles d’abord, ensuite aux bourgeois.
Nous avons tous en tête la date de juin 1936, et les accords de Matignon, qui généralisent à tous les salariés français les 2 semaines de congés payés. La Belgique suivra en juillet 36, la chambre votant à l’unanimité la semaine de travail de 40 heures et les congés payés. Notons que, dans tous les pays d’Europe, il s’agit, pour les pouvoirs publics, d’harmoniser des conditions qui avaient qui avaient déjà été accordées dans certaines entreprises ou certains secteurs. « Et pourquoi ? », dit la petite voix dans ma tête. Pourquoi les patrons accordaient-ils cette possibilité, en contradiction totale avec la morale du travail ? Et pourquoi les gouvernements, y compris des majorités libérales et des pays fascistes, soutiennent-ils cette évolution ?
D’abord, l’idée qui circule depuis le début du XXème siècle, c’est que les entreprises peuvent espérer des gains de productivité de la part de travailleurs qui ont pu bénéficier de repos. Ensuite, on notera que la période est troublée, comme le rappelle Pierre Reman dans un reportage de la RTBF[2]. Il y a une volonté d’intégrer la classe ouvrière à la société, pour garantir la paix sociale. Enfin, comme on l’a dit plus haut, cette mesure lance un nouveau secteur de l’économie, celui des loisirs de masse, du « bonheur pour tous » dont on peut mesurer aujourd’hui la profitabilité. Ce tourisme a d’abord été appelé populaire, en référence à tout ce qui concerne le « peuple ». « C’est seulement après 1950 que sous l’incitation des Belges, fut préféré le terme de tourisme social qui, en fait, gardait le même contenu[3].»
L’instauration des congés payés n’était cependant pas une mesure prioritaire pour tout le monde dans le mouvement ouvrier, et elle ne figurait pas, au départ, dans le programme du front populaire. Les communistes, notamment, préféraient mettre en priorité la réduction du temps de travail, comme mesure politique.
Si les forces politiques de droite ont régulièrement agité le spectre d’une explosion de la délinquance et de l’alcoolisme avec le temps libre des ouvriers, on a eu, à gauche, des craintes pas si éloignées. « Sans doute, les vacances ouvrières ne produiront leur plein effet que si l’éducation du travailleur est faite. Il faudra l’instruire de la valeur de son congé, lui en proposer un emploi sain et efficace, le mettre en garde contre les distractions qui avilissent et qui tuent[4]» « L’utilisation des vacances ouvrières ne doit pas être laissée au hasard. Elles ne constituent pas matière à rigolade[5] ». Ces préoccupations sont aussi à l’origine du développement de l’éducation populaire.
Tourisme bipolaire
Donc, si on en revient aux vacances à Rome de notre petit groupe, que retenir de cette histoire ?
D’abord, l’accès aux vacances, ça a été un moyen d’intégrer les ouvriers à la société, afin de garantir la paix sociale. C’est pour qu’ils se tiennent tranquilles ! En quelque sorte, le tourisme bipolaire dans les pas du tourisme populaire.
Pour Alfonso et ses camarades, c’est néanmoins une occasion de s’émanciper d’une identité réductrice. A Rome, ils ne seront pas des fous, mais des touristes, comme les autres. Avec le même danger, c’est de se laisser faire par les logiques de l’économie du temps « libre ». D’être restreints, comme les autres touristes, à une valeur marchande. Peut-être que Frédéric, qui ne veut pas aller dans l’avion, suggère une piste intéressante. Un voyage à Rome, mais pas un city trip comme tout le monde… Une expérience qui émanciperait de l’identité de malade psychiatrique, mais n’aliènerait pas à celle de gogo touriste. Un truc à inventer.
Le tourisme populaire a constitué une révolution culturelle, qui a profondément modifié les représentations. MAIS ce n’est pas une rigolade ! Il ne faut pas que ces vacances soient « du temps perdu dans des distractions faciles, onéreuses et futiles, mais qu’elles constituent au contraire un temps utile dans une perspective d’émancipation [ ] ».
Heureusement, il y a le mot magique. Le projet de vacances. Ça, ça va. C’est un projet. Thérapeutique, probablement. Une sorte de protocole dont on peut penser que ça leur fait du bien. Ou que ça leur apprend. Les responsabilités, tout ça… La réalité. Un peu l’inverse des vacances, en fait. Le contraire de l’insouciance.
« Oh, j’voudrais tant, j’voudrais tant coincer la bulle dans ta bulle
Et traîner avec toi qui ne ressembles à personne ».
Références
[1] Les congés payés, une véritable révolution ; Pierre Tilly (UCL) ; ANALYSE DE L’IHOES N° 166 ; 27 DÉCEMBRE
2016
[2] https://www.rtbf.be/info/societe/detail_les-conges-payes-en-belgique-ont-75-ans?id=6371923 ; 2011
[3] R. Lanquaret, Y. Raynouard, Le tourisme social, vol. 1725, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1995, 5E éd, p. 105 , cité par Tilly
[4] M. Decourcelles, Rapport sur la santé des travailleurs et les congés payés, IXe congrès de la CSC, Liège, 5-6 juillet 1930, p. 15, cité par Tilly
[5] S. Masy, « L’utilisation des vacances », dans Le mouvement syndical belge , n°5, 27 mai 1937, p. 117, cité par Tilly