Amitiés (je travaille à une psychiatrie populaire)
Auteur : Olivier Croufer, animateur au Centre Franco Basaglia
Résumé : L’amitié est sans doute un des foyers les plus intenses d’invention et de renouvellement de nos existences. Bizarrement, l’amitié est aussi ce qui vient s’émanciper des institutions, de ses formes codifiées et ritualisées de la rencontre. Je propose quand même de faire l’exercice de penser, de sentir, de permettre des devenirs d’amitié à partir d’institutions qui m’inquiètent, celles de la psychiatrie et de la santé mentale. Parmi des histoires que tu pourras découvrir, j’ai choisi des points de subjectivation qui peuvent titiller des devenirs-amis dont tu peux éventuellement faire l’expérience. J’espère t’impliquer ainsi dans l’édification d’un savoir lacunaire qui ouvrirait à des transitions dans nos modes de vie.
Temps de lecture : 75 minutes
Le trou d’amitié, pas le vide, mais la béance habitée aux parois desquelles on entend les pierres chuter. Et c’est du fond de ce précipice vertical qu’il fallait se réveiller chaque matin, se lever comme monterait un soleil noir qui ne verrait jamais la lumière, percevoir un cri d’espoir au lointain, du genre la voix d’une maman que le petit n’entendra finalement jamais, perdu dans un couloir d’enfance. Putain, Jean-Marc, comment t’as pu en arriver là ? Comment nous en sommes arrivés là, parce que c’est ce nous qui m’implique moi qui m’intéresse, ce nous de mes compagnons de route, ce nous sociétal sans doute aussi. Et c’est ce nous, moi, que j’ai envie de faire bouger, malgré que je sois triste, très triste en pensant à toi, Jean-Marc.
Dans la présentation policée, sérieuse par des éducatrices de rue d’une histoire qui aurait pu être la tienne, j’entends le monde se répéter dans la douleur, une répétition qui dans la voix de ces éducatrices ne prend pas le ton de la lamentation, mais celui de la gravité responsable, profondément responsable, et au bout d’une heure de dialogues autour de la table, l’une d’elles évoque son angoisse. C’est le mot qu’elle a utilisé pour désigner les affects dans lesquels un homme comme toi l’emmène plusieurs fois par semaine, peut-être plusieurs fois par jour car un affect d’angoisse ne s’arrête pas quand la rencontre de personne à personne prend fin. Cet homme est plus ou moins SDF depuis quelques années. Plus ou moins car présentement il a un logement, qu’il risque néanmoins de perdre d’ici la fin du mois. Il a le corps abîmé par les drogues et les absorptions alcooliques, le corps et l’âme bien évidemment, la mémoire, l’orientation, parfois il ne sait plus où il est, où l’on va, quand. Avec le temps, une relation a pris corps entre lui et l’éducatrice de rue. À coups de modération et d’endurance de ses violences verbales et de ses colères mondiales. Ce n’est pas rien une relation comme ça. L’homme en a d’autres plus restreintes, celle avec un Pakistanais qui tient un night shop au coin de sa rue, celle avec l’éduc qui gère les bains dans un accueil social. C’est presque tout. Toute la panoplie de l’offre de soin a été tentée ou expérimentée, genre cure, hospitalisation, etc. Autour de la table, entre professionnels du soin, nous nous disions qu’un lieu où il pourrait simplement être avec d’autres permettrait de greffer des relations de sympathie, des relations amicales. Mais ce n’est pas possible, ça a déjà été tenté. S’ils existent, ces lieux sont trop éloignés, ils sont vers où l’on marche jusqu’à se perdre d’angoisse ou de désespoir, ou bien ces lieux déposent leurs conditions avec la légèreté des portes blindées. Cela fait des décennies qu’avec mes compagnons de travail, nous tambourinons pour que des espaces d’hospitalité facile soient adossés aux institutions de base de la santé mentale disséminées sur les territoires, dans la proximité des quartiers et des habitants. Ces espaces d’hospitalité ne sont toujours pas là, pas systématiquement là. Absents ces lieux où il n’y aurait pas beaucoup plus d’enjeux qu’une co-présence entre ceux qui y viennent. Ça ne semble pas en phase avec l’air du temps. Pour autant que le temps ait encore un peu d’air pour aider à passer le col et descendre vers un autre versant. Alors après t’être hissé du fond du ravin, longtemps je sais que tu n’as rien trouvé, Jean-Marc. Si, de l’angoisse. Si, un monde bourré de services mordus d’organisation, entichés de fonctionnalité et de professionnalité. Tu y as trouvé un professionnel, un type bien, grand, mince, calme qui revenait toujours vers toi, jusqu’au jour où il est parti pour un autre job. Il est venu te le dire, passer la main, il a fait semblant qu’une main pouvait en remplacer une autre, c’est faux, sa poignée était différente, toujours ferme malgré sa minceur. Tu t’es à nouveau réfugié dans la béance.
Épuisé, j’en étais arrivé à me dire, pour quand même me raccrocher à quelque chose, que la psychiatrie avait fondamentalement à voir avec l’amitié. Je sentais une intuition de travail, une intuition déjà au travail. La relationnalité d’amitié vient assez clairement désigner des sortes d’impasses des institutions, des complications. Tiens, là, l’amitié ne se fait pas. On se dit que cela tient à la personne, à sa situation pathologique, à la relation de soin qu’on essaie pourtant de réenvisager, mais est-ce qu’il n’y aurait pas quelque chose qui cloche dans les institutions de la psychiatrie ou dans les institutions de la santé mentale, quelque chose qui aurait à voir avec l’imaginaire qu’elles mettent au travail et leurs organisations des pratiques. Quelque chose qui reste à l’ombre, non discuté, quelque chose qui échappe, une sorte d’angle mort. Un souterrain vivace, beau, c’est quand même d’amitié dont il s’agit, mais impensé et pourtant là, qu’il suffirait peut-être d’invoquer par des offrandes suffisamment généreuses pour qu’il nous permette d’y habiter. Y habiter, nous, et nos institutions, je désire ça. Je me demande d’ailleurs si le devenir-ami ne serait pas la seule issue possible pour une psychiatrie d’émancipations.